
En provenance de Salzbourg où il a été créé à l'été 2022, ce Trittico de Puccini signé Christof Loy vaut surtout par la prestation exceptionnelle d'Asmik Grigorian qui relève le défi d'interpréter les trois rôles principaux : Lauretta, Giorgetta et Suor Angelica. Cette performance est rendue possible par une inversion de l'ordre habituel des trois pièces qui sollicite la voix sur un mode de plus en plus exigeant. En faisant débuter la soirée par la comédie (Gianni Schicchi), puis Il Tabarro et une tragédie aux accents mystiques (Suor Angelica), Loy crée également une forme d'écrin dramaturgique qui fait de la figure féminine le point focal qu'on peut à loisir imaginer d'un point de vue abstrait comme trois expressions différentes ou bien comme un personnage unique et imaginaire dont on suit les péripéties depuis l'adolescence jusqu'à l'âge adulte.
Le Trittico de Puccini n'est pas de Puccini l'œuvre la plus fréquemment donnée à l'Opéra National de Paris – en témoignent ces deux apparitions, en 1987 dans la production de Jean-Louis Martinoty et en 2010 dans celle de Luca Ronconi. Et l'Opéra-Comique a soufflé la politesse d'une très tardive création française, en 1967 sous la direction d'Antonio de Almeida et dans une mise en scène de Paul-Emile Deiber (Tabarro, Suor Angelica) et Jean Le Poulain (Gianni Schicchi)… La nouvelle production signée Christof Loy nous vient directement du Festival de Salzbourg où elle fut donnée à l'été 2022. Comme à son habitude, le metteur en scène allemand fait le choix d'une esthétique générale alliant sobriété et efficacité – à défaut d'une originalité et d'une profondeur de champ qui auraient pu donner à l'ouvrage un caractère plus incisif.

Il n'y a pas jusqu'aux éclairages de Fabrice Kebour, d'ordinaire plus contrastés, qui font le choix d'un clair-obscur continu, soulignant le caractère anecdotique des hauts décors d'Etienne Pluss. Rien de plus neutre en effet que cette chambre funéraire du vieux Buoso Donati avec ce morne ventilateur au plafond et cette idée faussement italienne (et faussement humoristique) de faire manger des pâtes aux convives réunis autour du lit. Jamais "Affreux, sales et méchants", ces héritiers renvoient une version lisse et proprette qui finit par manquer d'épaisseur et tourne à l'exercice de style, loin de la comédie et du burlesque. À la décharge d'une direction d'acteur dont on reconnait volontiers le travail et l'attention, les dimensions exagérées du plateau limitent la perception des détails et l'ensemble donne l'impression de flotter dans un entre-deux assez ennuyeux. Il faut tout le talent d'un Misha Kiria pour trouver dans l'art de varier les intonations la capacité de déployer et animer une galerie de caractères saisie trop sagement sur papier glacé.
Ni caricature ni originalité non plus dans Il Tabarro, avec cette péniche benoîtement posée de guingois et ces très inutiles et peu commodes volées d'escaliers à jardin pour régler des entrées et sorties agrémentées d'énigmatiques pas de danse. Le débarquement de quelques meubles fournit le prétexte à ce petit salon au centre de la scène, où s'improvise l'essentiel du drame. Le prosaïsme de la dramaturgie évoque plutôt l'Homme du Picardie que l'Atalante de Jean Vigo, donnant à Michele l'allure d'un héros mal dégrossi coupable à son cœur défendant d'un crime aux allures d'accident tragique, si loin d'un meurtre passionnel. Asmik Grigorian (Giorgetta) dirige seule les débats et capte idéalement l'attention en s'arrogeant l'essentiel des mouvements sur le plateau. La tension peine à s'établir au-delà des quelques gestes de convention, laissant au long cri d'effroi de la soprano le soin de concentrer toute la tension des derniers instants.
Suor Angelica : Asmik Grigorian (Suor Angelica), Margarita Polonskaya (Suor Genovieffa), Lucia Tumminelli (Suor Dolcina), Silga Tiruma (Una Conversa), Sophia Van de Woestyne (Una Conversa)
Le cloître de Suor Angelica rappellerait davantage la salle de classe ou l'infirmerie, sans la présence de ces moniales en noir et blanc qui circulent par l'unique porte à l'arrière du décor. Le jardin de Suor Angelica se limite à un espace réduit où sont alignées dans des pots, les plantes médicinales propices à soigner la communauté et avec lesquelles elle fera plus tard le poison qu'elle absorbera. Comme dans les deux épisodes précédents, la lumière tombe invariablement d'une même ouverture latérale – augmenté par l'éclairage vertical des trois suspensions électriques placées en hauteur. L'arrivée de la Zia Principessa offre l'occasion d'un affrontement vocal limité scéniquement par une Karita Mattila trop raide et surjouant le rôle au point de perdre paradoxalement en présence. Surlignée également, cette option maladroite consistant à montrer une Suor Angelica troquant le voile et le plastron contre une cigarette et une très séculière robe fourreau au moment où elle apprend la mort de son fils. La suppression dans le livret de la seconde partie de l'air Amici fiori… oblige la mise en scène à trouver des moyens plus visuels pour aider à rendre visible le suicide de Suor Angelica. Succédant au grand verre d'eau, Christof Loy accompagne le Ah ! Son dannata ! d'une formule plus brutale et plus désespérée sous la forme d'une paire de ciseaux avec laquelle l'héroïne se crève les yeux. Le sang noir qui coule sur ses joues peine à gommer l'encombrante dimension œdipienne d'une image associée aux retrouvailles avec le fils disparu. Ni vraiment mystique, ni tout à fait naturaliste, cette scène profite surtout de l'intensité et de l'incandescence d'Asmik Grigorian pour bouleverser au-delà des maladresses scéniques.
Il Trittico comporte la particularité d'un nombre important de personnages, à commencer avec le trio féminin des héritiers dans Gianni Schicchi – ici admirablement tenu par Lavinia Bini (Nella), Theresa Kronthaler (La Ciesca) et Enkelejda Shkosa (Zita). L'élégant Rinuccio d'Alexey Neklyudov trouve quelques limites dans les aigus, là où Misha Kiria campe un rôle-titre à la verve mordante, dont le Addio Firenze impressionne par sa puissance, tandis que le Si corre dal notaio mêle malice et inquiétude avec dans la ligne, un jeu de faux-semblants d'une précision jubilatoire. Dans Il Tabarro, Roman Burdenko livre du personnage de Michele une incarnation bouleversante, tout en tension retenue et en éclats déchirants (Nulla ! Silenzio !). Face à lui, Joshua Guerrero dessine un Luigi ardent, parfois à la limite de ses moyens dans les passages les plus dramatiques, mais habité d'une colère sourde (Hai ben ragione) avec la parenthèse touchante d'humanité du duo formé par Talpa (Scott Wilde) et La Frugola (Enkelejda Shkosa). Enfin, Suor Angelica se déploie dans une atmosphère de recueillement tragique, servie par un ensemble féminin très cohérent avec Margarita Polonskaya sûre de ses moyens en sœur Genovieffa, et la vétérane Hanna Schwarz qui montre une autorité vocale saisissante dans les courtes interventions de la Badessa. L'affrontement central entre Angelica et la Zia Principessa a des allures de passation de témoin entre une Asmik Grigorian en pleine ascension et une Karita Mattila au soir de sa carrière mais bouleversante par la hauteur glaciale et la présence scénique qu'elle offre à son personnage. La voix plonge dans des abysses qui font inévitablement apparaître quelques limites pour une voix habituée à d'autres altitudes mais sécurisée par le geste de Carlo Rizzi, ménageant des rallentando bienvenus. Réverbérée de façon assez crue par un décor en forme de conque résonante dans Gianni Schicchi, la sonorité de l'Orchestre de l'Opéra de Paris s'adoucit dans les deux volets suivants, avec une proportion idéale entre phrasés et couleurs dans Suor Angelica – sans doute le moment où fosse et plateau trouvent leur meilleur point d'équilibre durant toute la soirée.
Sans contestation, c'est bel et bien la présence d'Asmik Grigorian qui suffit à faire de cette production l'un des sommets de cette saison lyrique parisienne. Après des débuts dans une Dame de Pique perturbée par la crise sanitaire, la soprano trouve dans cette triple incarnation la voie assurée vers un triomphe autant mérité qu'attendu. Successivement Enchanteresse à l'Oper Frankfurt et au Theater an der Wien, Fedora à Stockholm et plus récemment, Rusalka au Teatro Real à Madrid et au San Carlo à Naples, et surtout Norma au Theater an der Wien il y a quelques semaines, elle trouve dans cette nouvelle collaboration avec Christof Loy, les moyens techniques et l'engagement dont peu d'interprètes sont capables aujourd'hui. La ligne souveraine de l'aigu et le souffle sans limites se marient à une capacité à nuancer l'expression et faire de ces trois femmes une variation continue du sentiment et de l'émotion. Le O mio babbino caro évoque déjà par sa discrétion et sa subtilité l'espoir secret du E' ben altro il mio sogno de Giorgetta ou le déchirant Senza Mamma de Suor Angelica. Il faut se précipiter toute affaire cessante pour vivre ce moment.
