L’édition critique d’Adelaide di Borgogna a dû être complexe à établir, tant le matériel était dispersé, entre Rome, Florence, Lucques, Paris, Venise, Bologne, Copenhague et même Washington, avec des documents contradictoires dont certains contenaient de la musique qui n’était pas de Rossini, un travail d’autant plus ingrat quand il n’existe aucune tradition d’exécution.
Ingrat, le livret l’est sans aucun doute, avec un prologue et deux actes qui se déroulent au Xème siècle, et qui racontent la succession difficile du roi d’Italie Lotario dont la fille Adelaide (soprano) est aux prises avec Berengario (basse), qui lui conteste le pouvoir et veut lui faire épouser son fils Adalberto (ténor), une manière de se légitimer. Adelaide en appelle à l’Empereur Othon (Ottone, mezzosoprano travesti) en échange d’un mariage en bonne et due forme.
Mais Berengario et Adalberto n’ont pas dit leur dernier mot, ils piègent Ottone et Adelaide le jour du mariage, la font prisonnière, mais Ottone, décidément le plus fort, finit par les vaincre et donc tout est bien qui finit bien.
Résumé ainsi à traits grossiers, c’est assez simple, mais le livret est en réalité à la fois plus complexe et moins vraisemblable, notamment dans sa deuxième partie, plus courte, mais vraiment trop schématique.
Nous l’avons évoqué, la musique n’a pas de vrais morceaux de bravoure et le metteur en scène Arnaud Bernard a choisi le second degré pour faire passer l’ensemble, une mise en scène d’Adelaide di Borgogna qu’on répète sur un plateau, avec tantôt des décors, tantôt non, tantôt des machinistes qui le traversent, et les chanteurs qui s’ils s’aiment sur scène, se haïssent entre eux dès que l’air est fini. Rien que de très habituel dans ce type d’approche que le metteur en scène qui n’a peur de rien qualifie de brechtienne dans sa note d’intention.
Mais on va pardonner cette audace : les livrets des trois opéras présentés cette année au Rossini Opéra Festival sont à tout le moins assez faibles, presque taillés sur le même modèle, le soprano aime le mezzo (travesti) et le ténor (ou quelquefois la basse) met les bâtons dans les roues. En rendant les choses encore plus schématiques, mais pas si absurdes, on le verra très vite, les femmes s’aiment et les hommes les en empêchent.
On connaît à la fois la rapidité de Rossini à produire, qui répond aux commandes qui se bousculent, et l’inévitable conséquence, des livrets faibles et souvent répétitifs, et une fâcheuse tendance à combler les vides par des airs déjà utilisés ailleurs.
Alors devant une telle situation, trois approches différentes pour trois livrets pas très excitants, dont celle d’Arnaud Bernard, qui opte pour le théâtre dans le théâtre teinté d’humour, avec coup de théâtre (efficace) en conclusion.
Nous allons donc assister aux répétitions d’Adelaïde di Borgogna, dans une mise en scène préparée en scène du genre « plus traditionnel que ça tu meurs », discrètement inscrite dans le temps à mesure qu’on avance dans l’intrigue et les deux actes. Au départ et dès l’ouverture, c’est un joyeux désordre qui est posé pour mettre le spectateur dans l’ambiance, peu de décors, mais des accessoires, des loges, des lieux d’aisance, tout s’agite autour du plateau, les chanteurs s’aiment en scène et se détestent à peine dans leur loge avec autant de scènes de ruptures entre le ténor et le soprano, pendant que le petit monde cherche à avancer dans le travail musical et que tout le monde s’agite.
Tantôt ce sont des répétitions scéniques, avec quelques accessoires, tantôt ce sont des répétitions musicales derrière le piano (continuo assuré en scène par Michele D’Elia, excellent), quelquefois avec le chœur réuni, avec quelquefois tel ou tel soliste. Mais peu à peu le décor se monte, le spectacle prend forme et les dernières scènes sont presque la répétition générale, avec décor complet et chanteurs et chœurs en costumes (de Maria Carla Ricotti).
L’idée n’est pas neuve, vue mille fois, mais elle permet de se détacher un peu du livret assez ennuyeux pour distraire le public par des à‑côtés, laissant abattre (faussement) le quatrième mur dans un semblant de caricature d’opéra qu’on monte à grand peine, entre crises de nerfs des uns et agitation désordonnée des autres.
Arnaud Bernard a choisi d’une certaine manière la facilité, mais l’ensemble se laisse voir, avance tranquillement, et ne pose pas de problèmes philosophiques, théoriques, herméneutiques au spectateur, il en sort la tête claire et tranquille, reposée en somme.
Cependant, les décors prévus pour la représentation, toiles peintes dans la plus belles des traditions XIXe font un peu rêver… Personne ne demande une mise en scène Regietheater pour ce type d’œuvre plutôt conformiste et formelle, mais on aimerait qu’on ose une fois revenir à une représentation « comme au bon vieux temps », comme avant, avec chevaliers rutilants et belles toiles peintes qui montent et descendent des cintres, dans une sorte de vision surannée et poétique… Les beaux décors d’Alessandro Camera pourraient être un tremplin pour ce rêve-là, mais ce sera pour une autre fois.
Et pour boucler complètement l’approche brechtienne, Arnaud Bernard imagine un coup de théâtre final où le soprano, qui a rompu en coulisse avec le ténor au début de l’opéra, tombe sous le charme du mezzo.
Rien de contradictoire avec la trame qui célèbre les noces glorieuses d’Ottone (mezzosoprano travesti) et d’Adelaide, mais là, Ottone enlève sa perruque et fait voler au vent ses longs cheveux féminins et ce n’est pas Ottone qui embrasse Adelaide, mais le mezzo qui a séduit le soprano, elles s’embrassent, et partent pour une destinée de femmes heureuses et amoureuses. Par ce petit coup de théâtre LGBT, à la mode, mais pas forcément à Pesaro, Arnaud Bernard évite la fin convenue et termine l’œuvre dans un sourire à double entrée qui unit l’amour dans la vie et l’amour sur la scène. Plutôt sympa.
Musicalement, l’œuvre n’a pas l’allant ni les rythmes habituels chez Rossini, ni même les grands moments choraux des opere serie, aucun air vraiment connu, aucun ensemble spectaculaire, mais cela ne signifie pas que le perfide Rossini n’ait pas semé d’embûches les airs confiés à ses chanteurs, c’est dans les parties les plus lyriques, celles réservées aux voix féminines qu’il est le plus convaincant, avec une empreinte nettement belcantiste et souvent d’une grande délicatesse ; d’ailleurs Pesaro offre là une distribution vocale solide, voire plus, et l’œuvre est défendue avec cran par tous les protagonistes.
Citons pour mémoire les rôles de complément, bien tenus par Antonio Mandrillo (Ernesto) au timbre de ténor très agréable, par Paola Leoci (mezzosoprano), sortie en 2019 de l’Accademia Rossini, qui donne d’Eurice, épouse de Berengario, une image assez forte et bien dessinée, montrant une belle personnalité scénique, une grande musicalité et une voix solide et bien posée, enfin.
Valery Makarov sorti lui aussi de l’Accademia Rossini de Pesaro (mais en 2021) propose un Iroldo (gouverneur de la forteresse de Canossa) lumineux et à la voix de ténor claire et juvénile, à la belle couleur prometteuse.
La voix profonde et énergique de Riccardo Fassi , le contrôle vocal de tous les instants, l’interprétation marquée du personnage font un Berengario plein de relief et imposant.
Face à lui Adalberto est le ténor René Barbera, à qui Rossini a réservé les airs les plus rudes, il s’en sort avec tous les honneurs, réussissant à imposer une voix claire, sûre, un phrasé impeccable et une projection sans failles, avec des aigus spectaculaires, tenus et lumineux, il obtient un succès très mérité.
Varduhi Abrahamyan est Ottone, avec un sens musical aigu et une jolie technique, notamment dans les agilités. La voix est profonde, assez étendue, sans faiblesse avec une belle ligne de chant et une maîtrise indéniable des pièges. Elle fait d’Ottone un personnage à la fois énergique et poétique, plus qu’héroïque, et cette poésie, on l’entend dans le duo Mi dai corona e vita un des grands moments de la soirée, même si elle reste scéniquement un peu réservée.
Enfin on a plaisir à retrouver Olga Peretyatko dans un rôle où brillent ses aigus sûrs et ses suraigus acrobatiques, ses agilités sans scories, spectaculaires. Elle semble moins à l’aise dans le registre central et le grave est légèrement détimbré, comme si le rôle était pour elle un poil trop grave, mais n’importe, la prestation garde la grande classe à laquelle elle nous a habitués, avec un jeu plutôt délié, vivant, et engagé dans la mise en scène, diva insupportable dans les coulisses, et prenant les poses de diva d’antan sur scène, assez irrésistible.
Le chœur du Teatro Ventidio Basso (d’Ascoli Piceno) dirigé par Giovanni Farina nous est apparu moins en place et moins à l’aise qu’à d’autres occasions, diction approximative, manque de projection et de puissance, c’est le maillon faible de la soirée.
L’orchestre est dirigé par Francesco Lanzillotta, pour la seule fois de la série puisqu’il a eu un malheureux accident le soir même qui a nécessité son immobilisation. Lanzillotta choisit une direction plutôt raffinée et analytique, mettant en valeur les moments originaux de la partition avec néanmoins un rythme soutenu et un son assuré, veillant sans cesse à la clarté et à la transparence d’ensemble : cela donne une direction attentive, pas forcément spectaculaire, mais la partition de l’est pas, qui soutient bien les chanteurs aussi bien dans le lyrisme que l’héroïsme et qui fait entendre les pupitres de l’Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI, qui reste l’une des meilleurs formations d’Italie et il en donne une belle preuve. Une direction musicale qui cherche à rendre cette musique dans ses détails, dans ses couleurs aussi qui sont contrastées, entre pages d’une beauté indéniable et d’autres plus passepartout. Il navigue entre ces écueils avec un sens aigu des équilibres, en exaltant les qualités de cette musique, même si Rossini n’a pas signé là une œuvre inoubliable.
Une soirée au total qui a réussi à défendre une œuvre aux faiblesses nombreuses, grâce à un orchestre de qualité et mené avec rigueur, et à un plateau très solide, pleinement digne de Pesaro.