Il est le capitaine d’un immense navire de 230000 passagers, qui fait 220 escales, avec un équipage de collaborateurs au nombre impressionnant, pour une croisière de luxe de six semaines… Ce navire amiral, c’est le Festival de Salzbourg.
Markus Hinterhäuser est depuis 2016 intendant du Festival, responsable de la programmation artistique, dans un Direktorium présidé depuis janvier 2022 par Kristina Hammer et aux côtés de Lukas Crepaz, le directeur commercial et financier en poste depuis 2017.
Sa carrière n’a jamais vraiment quitté le Festival de Salzbourg depuis qu’aux temps de Gerard Mortier il y a fondé avec Tomas Zierhofer-Kin le Zeitfluss-Festival, un Festival de musique contemporaine qui remporta un succès fulgurant par la diversité et l’originalité de sa programmation qui fut repris sous le nom de Zeit-Zone aux Wiener Festwochen de 2002 à 2004. Il est rappelé à Salzbourg pour y diriger les concerts de 2007 à 2011, il assure l’intérim de la direction artistique après la démission de Jürgen Flimm l’été 2011, puis après avoir pris la direction des Wiener Festwochen de 2014 à 2016, il est nommé Intendant du Festival de Salzbourg, charge qu’il assurera jusqu’en 2026 après un renouvellement de son contrat en 2019.
Mais Markus Hinterhäuser est d’abord un artiste, un pianiste, formé à la Hochschule für Musik und darstellende Kunst de Vienne, au Mozarteum de Salzbourg, et notamment auprès d’Elisabeth Leonskaja et Oleg Maisenberg. Il est un spécialiste de musique contemporaine reconnu, et un pianiste spécialiste de l’interprétation du Lied (on connaît sa longue collaboration avec Brigitte Fassbaender). Les français l’ont découvert à Aix-en-Provence en 2014, lors d’une production de Winterreise de Schubert avec Matthias Goerne, mise en image(s) par William Kentridge au conservatoire Darius Milhaud, vue également à la Cité de la musique, un spectacle qui a fait le tour du monde.
Artiste, organisateur culturel à succès, intellectuel reconnu, polyglotte, Markus Hinterhäuser a fait l’honneur à Wanderer d’une interview très dense, qui permet de mieux comprendre les choix opérés par le Festival de Salzbourg aujourd’hui, dans une ambiance sereine et détendue, qui s’est déroulée essentiellement en Italien (il est né à La Spezia), mais aussi en Français (qu’il parle merveilleusement bien) et naturellement en Allemand, à la manière de ces intellectuels sans frontières de la Mitteleuropa qu’on aime tant.
Commençons in medias res.
J'ai vu Falstaff hier qui m'a beaucoup secoué, et j'aimerais savoir comment vous choisissez les metteurs en scène pour les opéras et en particulier pourquoi Marthaler pour Falstaff ?
Tout d'abord, je connais Marthaler depuis de très nombreuses années. J'ai fait deux productions avec lui en tant que pianiste et organisateur, Die schöne Müllerin de Schubert et une autre production aux Wiener Festwochen Schutz von der Zukunft ((Note de la rédaction: Présenté au Festival d'Avignon en 2010)). Je le connais très bien inside/outside et j'ai beaucoup d'estime pour lui. Pour moi, c'est l'un des grands artistes de notre temps, l'un des grands metteurs en scène, et puis c'est quelqu'un qui est tellement musical avec un esprit tellement différent des autres que je voulais lui demander Falstaff, mais il avait certains doutes, pas sur la musique mais sur l'histoire, certains points d'interrogation, mais il y avait chez lui une fascination pour le livret. Et puis il m'a téléphoné un jour et m'a dit : "Oui, je veux faire Falstaff, mais j'ai une idée très particulière... Connais-tu les films Falstaff et The Other Side Of The Wind, d'Orson Welles ? "
J'ai alors compris son intention : il s'agit d'une sorte d'intro/extrospection . Il se voit en quelque sorte lui-même, sans entrer dans des considérations psychologiques ou psychanalytiques : il se voit lui-même et en même temps il voit un monde totalement désabusé. Pour moi, c'est vraiment intéressant : la figure du Falstaff d'Orson Welles, le sens du comique de Marthaler, si particulier et bizarre, son monde très original en dehors de toute convention. Et il est clair qu'il nous offre un spectacle exigeant, exigeant pour ceux qui s'attendent au Falstaff habituel, déjà vu mille fois. Mais je ne voulais pas d'un Falstaff comme celui-là, ni d’ailleurs Marthaler, ni Metzmacher. Il y a donc cette idée d'histoire dans l'histoire.
Je dirais plutôt l'histoire dans l'histoire dans l'histoire...
Oui (rires). Mais pour moi, le résultat est en fin de compte l'histoire émouvante et touchante d'un grand artiste qui a rencontré un grand artiste, Verdi, et un autre grand artiste, Shakespeare. J'étais très heureux de la production, très heureux de ce Falstaff....
Et puis il y a eu tant de critiques... tant de discussions autour de ce Falstaff.
C'est la question de la perception de l'opéra, beaucoup, beaucoup plus difficile que la perception des concerts symphoniques ou de musique de chambre... Il y a des attentes tellement rigides au théâtre que lorsqu'un grand artiste va en deçà ou à l'encontre de ces attentes, il y a une énorme confusion. Pour parler de confusion et de hasard, à la fin du deuxième acte de notre Falstaff, c'est le chaos total, tout s'écroule, on a l'impression qu'il n'y a plus de direction, que Marthaler abandonne tout dans l'anarchie totale... pourtant tout est minutieusement travaillé ! Il y a une telle générosité de Marthaler dans cette production que tout le monde doit ouvrir les yeux et les oreilles, parce que j'ai toujours eu l'impression que Falstaff pouvait être une pièce pour Marthaler... J'ai eu cette idée de Falstaff avec lui pendant des années, cela a pris du temps, mais pour moi c'est réussi à un très haut niveau artistique, réflexif et intellectuel. Il y a le côté intellectuel, mais aussi le côté burlesque où il se raconte beaucoup, comme dans ce jeu du panier d’osier où Falstaff doit se cacher... Et c'est extrêmement comique et en même temps absurde, à la Buster Keaton, mais aussi à la Jacques Lecoq, parce que Marthaler a étudié avec Lecoq...
Je suis très heureux que nous ayons ici un Falstaff complètement, totalement différent des attentes, comme doit l'être un Falstaff de festival...
Mais justement sur quels critères choisissez-vous les metteurs en scène, il y a les "habitués" (Stone, Warlikowski, Castellucci), d'autres plus rares (Marthaler n'est pas venu depuis 2011) et certains qui ne sont jamais venus, comme Tcherniakov...
Tcherniakov vient en 2025...
Tout d'abord, les critères sont totalement subjectifs.
Il y a des metteurs en scène que je considère comme importants d'un point de vue artistique, intellectuel, du point de vue de l'approche du théâtre... et de l'idée du théâtre.
Et puis il y a l'intuition
Il y a aussi la question de la capacité à travailler dans des espaces aussi particuliers que le Grosses Festspielhaus ou la Felsenreitschule, qui sont des espaces immenses. C'est très difficile et tout le monde n'est pas capable de gérer de tels espaces.
C'est très subjectif, mais je recherche des metteurs en scène capables de traduire des œuvres comme Falstaff ou Macbeth en les adaptant à notre époque. Il ne sert à rien de faire un Falstaff comme partout ailleurs....
J'aime aussi la relation continue avec des metteurs en scène comme Warlikowski, comme Simon Stone, ou comme Castellucci et Tcherniakov, parce que j'aime l'idée de créer une famille ici à Salzbourg. L'idée d'inviter un ou deux nouveaux metteurs en scène chaque année n'a pas vraiment de sens. Il y a une belle citation de Martin Kippenberger ((Note de rédaction : Martin Kippenberger (1953-1997) est un peintre, artiste de performance, sculpteur et photographe allemand)) qui a dit, en se référant à Van Gogh, "Je ne peux pas me couper une oreille tous les mois". Ce qui me semble essentiel, c'est de cultiver une continuité de travail avec les artistes que je considère comme importants pour le Festival de Salzbourg. Peut-être que cela changera avec un autre directeur artistique, mais c'est mon langage, c'est comme ça.
Eh bien, parlons un peu de vous. Vous avez été directeur des Wiener Festwochen, à Salzbourg vous avez dirigé le cycle de musique contemporaine Zeitfluss-Festival, vous avez été directeur par intérim après la démission de Jürgen Flimm, vous avez également dirigé la partie « concerts » du Festival... Comment passe-t-on du statut de musicien à celui de directeur artistique ?
Tout a commencé avec Zeitfluss, dans les années 1990, avec un ami qui voulait organiser un festival de musique contemporaine. Lorsque vous voulez faire quelque chose à Salzbourg avec un certain poids, une certaine importance, une certaine générosité, il y a le Festival. Nous sommes donc allés voir Gerard Mortier et Hans Landesmann ((Note de la rédaction : Hans Landesmann (1932-2013) a participé à la fondation du GMJO et du Wien Modern avec Claudio Abbado, a été directeur artistique des concerts et administrateur du Festival de Salzbourg de 1989 à 2001, et a accompagné Mortier tout au long de son mandat. Il est l'une des plus grandes figures culturelles de l'Autriche)). Nous avons présenté notre projet, une sorte de Fringe Festival ((Festival d'avant-garde qui a lieu à Édimbourg et qui est le plus grand rassemblement artistique au monde)) qui n'avait jamais été organisé à Salzbourg. Le projet leur a plu et nous avons commencé avec le Prometeo de Nono, avec un succès incroyable. Je me suis alors rendu compte que j'avais peut-être un certain talent pour communiquer les choses qui m'intéressent dans ma vie, c'est-à-dire la musique et l'art, même les choses compliquées. Après Zeitfluss, j'ai réalisé quelques projets avec Marthaler et Grüber, et puis on m’a ensuite demandé de diriger la partie « Concerts » ici à Salzbourg. Mon histoire avec le Festival de Salzbourg s'est donc poursuivie, ce qui est un grand privilège pour moi. Mais ce travail que je fais depuis plusieurs années maintenant, je ne l'aurais jamais fait s'il ne s'agissait pas d'un travail artistique. La structure et l'organisation que j'ai ici sont très efficaces et très solides, et j'accorde beaucoup d'importance au mot "artistique" dans la gestion du Festival. Il y a tellement de collaborateurs qualifiés ici qui font un travail incroyable que je peux orienter mon travail pour le Festival dans une autre direction.
Pour moi, l'idée d'une stratégie de carrière n'a aucun sens. J'ai eu la chance d'entrer dans le monde du Festival, qui était pour moi un monde fermé : le Festspielhaus était pour moi un peu comme le Kremlin ! Inaccessible (rires) ! Aujourd'hui, les choses ont beaucoup changé. Mortier a changé beaucoup de choses. Les années Mortier-Landesmann ont été pour moi des années de socialisation. Elles ont changé beaucoup de choses dans ma vie. J'ai vu certaines productions, par exemple Saint François d'Assise de Messiaen mis en scène par Peter Sellars, qui a tout changé ! Ce fut un "Change of Life". J'ai compris ce que pouvait être l'opéra, ce que pouvait être un Festival, et c'est peut-être la conséquence logique de ma vie, qui n'a rien de logique bien sûr (rires).
Quelles sont les tâches de l'Intendant ?
Tout d'abord, souligner que le Festival de Salzbourg est un festival d'art. Il y a tout ce bling-bling autour, mais fondamentalement, c'est un festival qui traite d’art, de musique, de théâtre, de littérature...
Ensuite, je pense qu'il est très important de créer un ton, une atmosphère dans un festival. Un festival est une chose intéressante. Je ne pourrais pas être directeur d'un Opéra. Regardez, les grands festivals sont tous dans des petites villes : Salzbourg, Glyndebourne, Aix-en-Provence, Lucerne, qui s'ouvrent pendant six semaines au monde entier. Nous vendons par exemple 230000 billets : c'est un public complètement hétérogène, et je dois l'homogénéiser. Nous faisons un programme, nous l'offrons au monde et nous voyons ensuite si les gens viennent ou non... Maintenant, je dois dire qu'il y a une grande confiance dans ce que nous faisons, certainement avec des discussions autour de certaines productions, mais, même avec leurs limites, elles donnent l'idée de la raison pour laquelle nous faisons le Festival de Salzbourg. Des productions comme Macbeth, comme Greek Passion, proposent des thèmes politiques forts qui sont importants pour nous.
Mes tâches sont donc un mélange de tout cela.
Un peu de chiffres, vous avez dit 230000 billets... Pour combien d'événements ?
Environ 220, parce qu'il y a aussi des symposiums et tant d'autres choses autour du Festival...
Et en termes de budget ?
Nous avons un budget de 80-82 millions d'euros, et les subventions en couvrent moins de 25%, nous sommes donc obligés de vendre des billets. Cette année, la demande est incroyable. 95% de couverture, cela a beaucoup à voir avec les années précédentes - il y avait aussi une demande importante l'année dernière - et surtout avec 2020, nous étions le seul festival à proposer un programme en ces temps de Covid, et nous avons créé un nouveau public, une nouvelle "comunity" comme on dit en anglais, très intéressante, avec une nouvelle empathie, avec une nouvelle confiance dans ce que nous faisons, c'est... touchant !
Vous dirigez un festival qui a trois directions, le théâtre, les concerts et l'opéra. Pensez-vous à la cohésion ? Comment mettre les choses ensemble ?
Oui bien sûr nous cherchons la cohérence, mais sans avoir une vision strictement didactique.
Pour moi, chaque Festival est une sorte d'histoire. Le sens du Festival de Salzbourg n'est pas de donner un concert après l'autre sans avoir aucune exigence. Il faut faire comprendre aux gens pourquoi nous faisons un Falstaff, un Figaro, un Macbeth, une Passion grecque, ou l'Indian Queen de Purcell, et pourquoi nous faisons Les Troyens de Berlioz... parce qu'il y a une pensée derrière tout cela. Nous ne faisons pas les choses par hasard. Il est important pour moi, face à cette énorme masse de concerts et d'événements, d'avoir comme un ancrage, un moment de base, qui se développe ensuite. Nous réalisons la majeure partie du programme ici après le 20 septembre et jusqu'au 20 novembre, deux mois après quoi tout est mis sous presse. C'est très intéressant de voir alors comment les choses se développent et apparaissent...
Comment dire ? Vous savez, je ne suis plus jeune, je suis de la génération analogique, c'est comme le développement d'une photographie qui apparaît progressivement, d'abord ces formes, puis cela devient une photo, d'abord avec cette lumière jaune, puis avec les contrastes, puis les couleurs... C'est très beau ! C'est un peu comme ça ici, il y a une base, très claire pour moi, mais elle se développe en beaucoup de choses, et je suis finalement comme un navigateur au milieu de cette marée de choses : c'est un système de navigation pour moi et pour le public.
Le public est également un défi pour moi, car cette masse de 230000 personnes change constamment, le public de la première semaine n'est pas celui de la quatrième, il y a un changement constant. Comment puis-je en quelque sorte garantir cette histoire, ce conte qui est à la fois le même et différent d'un jour à l'autre, comment puis-je atteindre le public de la mi-août ? De la fin du mois d'août ?
Et puis il y a cette Ouverture Spirituelle ((NDLR : Le festival commence maintenant vers le 20 juillet avec "L'ouverture Spirituelle" d'une dizaine de jours avec des concerts de musique sacrée, mais pas seulement)) qui est très importante pour moi où il y a une liberté totale dans les choix musicaux, on peut y faire toute la géographie de la musique de l'ancien au contemporain, du moment que c'est toujours lié à des choses bibliques ou spirituelles. Pour moi, c'est essentiel...
Qu'est-ce qui distingue Salzbourg des autres festivals ?
Tout d'abord, il offre tout, toute la géographie de la musique. Nous ne sommes pas limités. Bien sûr, il y a Mozart et Strauss, Mozart surtout, mais Strauss aussi, évidemment, mais nous pouvons tout faire, de Monteverdi à aujourd'hui. Il n'y a pas de limites. Et c'est magnifique. Bayreuth n'a qu'un seul compositeur, Wagner. Et puis il y a la dimension de l’offre, unique au monde, et puis aussi la dimension historique du Festival, ces 102 ans sont un concentré de l'histoire culturelle de l'Europe. Les archives du Festival seront ouvertes l'année prochaine, nous l'espérons, et ce que nous découvrons nous laisse bouche bée, dans les hauts et les bas, beaucoup de bas et beaucoup de hauts... Ce n'est pas une histoire homogène, cela ne l'est pas, mais cela reste incroyable, à commencer par Max Reinhardt, Richard Strauss, Hugo von Hofmannsthal, c'est quelque chose qui n'a pas d'équivalent aujourd'hui. Il n'y a pas à s'interroger, à se demander pourquoi ou comment : c'est ainsi !
Mais quel est le poids de ce passé ? La première fois que je suis venu, il y avait les épiphanies (théophanies ?) de Karajan...
À l'époque de Karajan, tout tournait autour de Karajan. Le programme était entièrement axé sur lui, et le programme représentait un tiers de ce que nous proposons aujourd'hui. Tout était basé sur la popularité de Karajan et le pouvoir de l'industrie musicale, sur les disques. Cela n'existe plus aujourd'hui. Tout était rempli de Deutsche Grammophon, DECCA, EMI, Philips... Maintenant, il n'y a plus rien. Cela n'a plus d'importance.
Mortier, avec tout le respect et l'estime que j'ai pour lui, est arrivé à un moment historique du Festival, l'après-Karajan. Il est clair qu'on ne peut pas faire un Festival de Salzbourg à la Karajan sans Karajan. C'est impossible.
Il y a donc eu ce "vent du changement" et Mortier est arrivé à un moment ouvert et transgressif avec des possibilités encore extrêmement généreuses. Et qui n'existent plus aujourd'hui. Pensez que Saint-François d'Assise a été fait avec le Los Angeles Philharmonic, ce qui est impensable aujourd'hui : ce n'est plus possible. Cela aussi, c'est du passé. Il y a beaucoup de problèmes à résoudre économiquement avec Lukas Crepaz (Note de l’éditeur : directeur commercial et financier), et il n'y avait pas alors non plus les problèmes qui sont forts aujourd'hui et qui seront encore plus forts dans les années à venir : qu'est-ce que le théâtre ? qu'est-ce qui est permis ? Toutes ces discussions sur le "politiquement correct" n'existaient pas à l'époque ! Le monde de Karajan n'est plus, mais le monde de Mortier non plus, et citons Stefan Zweig, c'est Die Welt von gestern (le monde d’hier) ((Die Welt von gestern - Erinnerungen eines Europäers/Le monde d’hier, Souvenirs d’un européen, Le Livre de Poche))... Tout a changé.
Ce sont des problématiques qui m'intéressent beaucoup : qu'est-ce que le théâtre ? Quel est le mystère du théâtre ? Il est fait de choses qui ne peuvent pas être liées à des paramètres de "correctness", à la pseudo-morale d'aujourd'hui.
Nous sommes confrontés à des problèmes totalement différents de ceux de Mortier. Et ce sera encore plus dur pour mon successeur... Il y a des critiques très fortes aujourd'hui, dans tout ce que nous faisons. En regardant les choses avec une certaine ironie, il pourrait n’être plus possible de jouer Carmen, une femme, une gitane, travaillant dans une usine de cigarettes... Impossible... Ainsi va le monde.
En plus des œuvres du répertoire, vous proposez chaque année une création mondiale, ou une œuvre rarement jouée ? Quelle est l'importance de la première mondiale pour Salzbourg et sur quels critères choisissez-vous les œuvres dites rares ?
Comme je vous l'ai dit, durant toutes ces années où je suis responsable de la programmation, l'important pour moi est de raconter une histoire, l'important c'est le récit.
Il m'importe peu de réaliser une première mondiale, vraiment pas.
J'ai une grande passion pour la musique contemporaine. Mais j'ai tellement fait pour la musique contemporaine ici à Salzbourg que je suis maintenant plus intéressé par l'étude des opéras, par le fait de mettre des opéras comme Macbeth ou Falstaff sous le microscope pour les interroger et comprendre ce qu'ils nous disent.
Prenons maintenant La Passion grecque, c'est vraiment une grande révélation pour moi pour tous. Une première mondiale ? Mais faire La Passion grecque cette année et l'Idiot de Weinberg l'année prochaine est très important pour moi.
Je dois peut-être me demander si j'ai agi raisonnablement, mais nous avons déjà fait beaucoup de musique contemporaine, Reimann, Rihm, Henze, et nous ferons Eötvös en 2025 (Les Trois Sœurs). D'une certaine manière, on peut dire sans polémiquer que La Passion grecque est une première mondiale... Qui connaissait cet opéra ? Personne ! Maintenant, le monde entier le connaît. C'est la tâche d'un Festival... (NDLR : Et les gens cherchaient désespérément des places car tout était complet).
Vous parliez tout à l'heure de Mozart et de Strauss comme des compositeurs emblématiques de Salzbourg, mais il semble qu'aujourd'hui on ait un peu de mal à présenter Mozart, peu de productions trouvent un consensus, tant sur le plan musical que scénique... Quelle en est, selon vous, la raison ?
Il est très difficile de répondre à cette question...
Il y a une idée de Mozart ... un Mozart apollinien ... Une idée de Mozart qui est un peu "dérangeante"... Il y a un problème dialectique très profond, vraiment très profond : l'avant-garde mozartienne d'aujourd'hui est un Mozart HIP (Historically Informed Performance/Pratique d'exécution historique). Il est impossible d'interpréter un Mozart "historiquement informé" à Salzbourg. Je dois trouver un équilibre entre ce fait que c'est vraiment la pratique d'exécution historique, ce qu’est Mozart aujourd’hui, et une réalisation scénique qui est intelligente, qui est fine et qui explore Mozart. Si nous faisons Figaro aujourd'hui et que nous parlons du siècle des Lumières, c'est notre monde. Nous devons alors interroger notre monde différemment,
Dans sa mise en scène, Martin Kušej montre un autre côté, pas la lumière, mais l'obscurité, le côté sombre, et c'est vraiment très intéressant. Kušej contourne ce qui n'est plus pertinent aujourd'hui, le "ius prima noctis". Cela n'a plus aucune importance...
Nous devons chercher ce qui est important pour nous aujourd'hui, ce que nous pouvons retenir de cette œuvre, comme le pardon, qui est un grand moment d'humanité. Le pardon est une chose bien plus importante que toutes ces choses petites-bourgeoises dans lesquelles nous nous perdons. Qu'est-ce qui est permis, qu'est-ce qui ne l'est pas ? Mais avec Mozart, tout est permis. Avec Mozart, tout est possible : il faut de l'honnêteté, de l'intelligence et un certain degré de réflexion. Mozart est tellement plus grand que le côté petit bourgeois de sa réception ! Mozart permet tout, tout, il s'ouvre à tout, à tout, même à l'obscurité, au côté sombre, à tout ce qui nous dérange.
Vous avez raison, il est très difficile de faire du Mozart aujourd'hui : C'est pourquoi j'aimerais reprendre l'année prochaine le Don Giovanni de Castellucci, qui est une grande réflexion sur le mythe de Don Giovanni. Je trouve cela intéressant, nous devons avoir le courage de nous confronter à ces réflexions. Ce n'est pas la provocation qui m'intéresse, mais alors vraiment pas. La provocation en tant que stratégie est ennuyeuse et stupide. Mais la provocation au sens étymologique du mot "pro-vocare", appeler, faire sortir, faire émerger, ça a un sens.
Et Wagner ? Il n'y a pas eu de Wagner depuis dix ans...
On ne peut pas faire de Wagner. Avec les programmes que nous avons, c'est trop long. Wagner était le compositeur de Salzbourg à Pâques. Il faut ensuite conclure un "accord" avec Bayreuth. Ensuite, nous avons tellement de représentations... Dans le Grosses Festspielhaus, qui peut accueillir des opéras comme Parsifal ou Tristan, entre les concerts, les récitals, les autres opéras, il est très difficile de caser un opéra de cinq heures ou cinq heures et demie avec les répétitions correspondantes.... Il y a trop de problèmes.
Karajan a créé le Festival de Pâques notamment pour pouvoir faire le Ring parce qu'en été, c'est très difficile.
J'aimerais faire Tristan, c'est un rêve, mais...
Pouvez-vous nous donner une ouverture sur l'avenir ?
Je répondrai par une belle phrase inspirée par James Joyce ((NdR: Dans Ulysse, Partie I, épisode VII, Eole)): « Je suis un homme qui a un grand avenir derrière lui » ...
Et vous, à ce stade de votre carrière à la tête du plus grand festival du monde, avez-vous encore un rêve au fond d'un tiroir ?
Je ne sais pas, en tant que directeur du Festival... oui... Faire un Tristan und Isolde serait vraiment un rêve. Mais il est juste qu'il y ait des rêves... Avec les rêves, Robert Musil a fait cette différence dans "L'homme sans qualités" : "Wirklichkeitssinn" et "Möglichkeitssinn". Le sens de la réalité et le sens de la possibilité. Il est important de toujours garder cela à l'esprit.
Pour conclure, vous avez parlé des difficultés de l'opéra aujourd'hui....
Y a-t-il une crise de l’opéra?
C’est nous qui sommes en crise, nous. Il y a beaucoup de symposiums sur la crise de l'opéra, et de la musique classique, mais la crise, c'est nous.
Un opéra, un quintette de Schubert, une symphonie de Mahler décrivent une crise. Dans la Neuvième de Mahler, le dernier mouvement, l'adagio décrit une crise, sa crise où tout se défait, sa mort, l'adieu, l'adieu à la tonalité, l'adieu à la symphonie et l'adieu à tout un empire des Habsbourg qui disparaît. Il y a une telle mélancolie ("Wehmut") ! Mais il s'agit de la description d'une crise, ce n'est pas la crise elle-même.
Nous, nous sommes dans une crise très profonde, très effrayante en un certain sens.
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