Claus Guth fait de Lohengrin une lecture qui ne garde rien, extérieurement parlant, du héros en armure débarquant sur les rivages de l'Escaut dans une nacelle tirée par un cygne. Tout juste si quelques plumes tombent du ciel ou si, çà et là, une aile se déplie… Pour le reste, il conserve l'essentiel du matériel narratif que contient cette légende mais l'adapte et le transforme sous une forme qu'on pourrait rapprocher des "fonctions", selon la terminologie de Vladimir Propp dans sa "Morphologie du conte". Il résulte de ce travail minutieux et fascinant un portrait en creux qui révèle l'avers du héros romantique au lieu de le cantonner dans l'étroit contour d'une image Liebig.
Lohengrin c'est, nous dit le metteur en scène dans le livret de présentation, "celui qui abandonne toujours". Frissons dans la salle au moment de son apparition… si Hans Neuenfels nous montrait l'héritier du Brabant tel un fœtus dans son œuf de cygne, Claus Guth le révèle au public au détour d'un mouvement de foule qui s'écarte et l'aperçoit, gisant tremblant à même le sol. Plutôt qu'un cygne, on pense davantage à l'Albatros baudelairien et ses ailes de géant qui l'empêchent (littéralement ici) de marcher. Un trauma mystérieux continue de l'agiter, le contraignant à un jeu d'acteur, certes taillé sur mesure, mais un peu répétitif à la longue. L'action se déroule entre les trois façades-galeries d'un immeuble bourgeois qui tantôt se rapprochent (au II), tantôt s'éloignent en délimitant une sorte de jardin intérieur représentant le rivage où accoste et embarque Lohengrin (au III).
L'intérêt se concentre sur la relation ambiguë entre Elsa et Ortrud, dont l'opposition et la sororité apparaît dans le jeu de miroir des robes alternativement blanches et noires ou dans le défilé de scènes multiples jouées simultanément. Claus Guth développe ici l'un des aspects les plus significatifs de sa scénographie, largement inspiré par les fameuses remontées d'images, dites "traces mnésiques" par Freud. Le plateau est divisé en de multiples espaces où apparaissent et disparaissent des actions passées ou fantasmées, telles les leçons de piano d'Elsa avec Ortrud en marâtre sadique ou bien cette présence fugace des images du jeune frère disparu. La présence des soldats en uniformes errant dans les roseaux qui délimitent la berge du fleuve évoque volontiers les circonstances de la disparition tragique de Louis II de Bavière dans les eaux du lac de Starnberg.
La performance de Jonas Kaufmann attire irrésistiblement l'attention, tant pour le jeu que pour le chant. Dès son Nun sei bedankt, mein lieber Schwan l'affaire est "entendue", assez clairement en tous cas pour qu'on puisse déclarer que la voix n'a rien perdu de son chatoiement et de son impact émotionnel. Dans le final du II pourtant, il semblera en deçà de ses moyens et plus prudent dans ses aigus mais avec, il est vrai, un Tomasz Konieczny qui chante à plein puissance. Il faudra attendre le final du III pour retrouver les sommets, dans un "In fernem Land" murmuré sur un souffle, avec une intelligence et une musicalité absolument prodigieuses. Honneur aux méchants avec l'Ortrud animale et glaçante d'Evelyn Helitzius, qui réussit une fois de plus dans ce rôle ce qui lui échappe (notamment en Isolde). La voix est sinueuse et pas toujours très juste dans les intonations – peu importe. Elle fascine et s'empare du rôle comme jamais auparavant. Tomasz Konieczny répond à cette présence électrisante par un Telramund véhément qui sait dissimuler des défauts de ligne par une incarnation hors norme. Des lauriers également pour le héraut d'Egils Silins et Heinrich der Vogler, auquel René Pape offre une voix saine et bien charpentée. Martina Serafin joue sur un registre plus égal et son Elsa manque du relief et du volume exigés par le rôle. La direction de Philippe Jordan accompagne l'action plus qu'elle ne la sollicite. Fluide autant que cursif, l'Orchestre de l'Opéra de Paris se déploie avec une majesté qui détaille les pupitres sans l'énergie et la pulsion du drame qui se joue au-dessus de lui tandis que le chœur, préparé par José Luis Basso, signe une prestation marquée par une belle couleur d'ensemble et une présence qui déjoue la vaste acoustique de Bastille.
Jonas Kaufmann a aussi interprété Lohengrin à Munich en 2009 avec Anja Harteros en Elsa
Oui, vous avez tout à fait raison. Mise en scène Richard Jones et direction Kent Nagano.