https://www.youtube.com/watch?v=EeS_9akiB6s, captation réalisée le 2 avril 2017, disponible jusqu’au 30 juin 2020
Construite en 1892 et miraculeusement épargnée par les bombardements (la salle, en tout cas, car le foyer et la façade furent détruits), la Komische Oper de Berlin put rouvrir très vite après la guerre. Désormais située dans la zone contrôlée par l’URSS, elle resta d’abord fidèle à son passé de théâtre consacré à l’opérette, le premier spectacle donné après le conflit mondial étant La Chauve-souris, le 23 décembre 1947. Après avoir commencé sa carrière dans diverses maisons d’opéra en Allemagne, et monté Les Noces de Figaro à Salzbourg en 1942, le Viennois Walter Felsenstein (1901–1975) en était devenu le directeur et devait le rester jusqu’à sa mort. Défenseur d’une lecture attentive des livrets, très soucieux de la qualité théâtrale des représentations proposées, il fut l’un de ceux qui renouvelèrent la mise en scène lyrique dans les années 1950, et forma notamment des élèves aussi illustres que Götz Friedrich et Harry Kupfer.
Intendant de ce théâtre depuis 2012 (et d’ores-et-déjà reconduit jusqu’en 2022 année après laquelle il ne sera plus que Hausregisseur – metteur en scène résident), Barrie Kosky a eu l’idée de rendre hommage à son prédécesseur en remontant une œuvre qu’il avait programmée en 1948 et qui, depuis, n’était plus jamais revenue à l’affiche : La Foire de Sorotchinsi, de Moussorgski. Souhaitant élargir le répertoire forcément léger de son théâtre, et peut-être pour faire plaisir aux autorités soviétiques, Felsenstein avait eu l’idée de monter dès sa première saison cet opéra-comique russe particulièrement rare, et dont il est peu probable qu’il parvienne jamais à s’inscrire au répertoire international. Décidément malchanceux dans la plupart de ses entreprises, Moussorgski avait laissé inachevé à sa mort ce projet sur lequel il avait travaillé de 1874 à 1880, en concurrence avec Khovanchtchina. En 1868, le compositeur s’était passionné pour une pièce de Gogol, Le Mariage, dont il avait mis en musique tout le premier acte, mais avait bientôt renoncé à ce projet. L’écrivain russe lui avait déjà inspiré Une nuit sur le mont Chauve (1867), et c’est encore d’une nouvelle de Gogol qu’est tiré La Foire de Sorotchinsi. Comme plusieurs de ses partitions, l’unique comédie de Moussorgski fut laissée dans un état d’inachèvement qui la rendait assez injouable à l’époque, et ses confrères du Groupe des Cinq cherchèrent à juste titre à la « formater » pour qu’elle puisse être donnée. Elle n’eut pourtant pas autant de chance que Khovanchtchina : Rimski-Korsakov et les autres n’avaient jamais été convaincus par cette partition, que Moussorgski leur avait présentée de son vivant. En 1903, Anatoli Liadov, chargé de son remaniement, avait vite baissé les bras, et c’est seulement en 1913 à Moscou qu’une première version scénique fut proposée, incluant des textes parlés et des fragments orchestrés par Liadov, par Rimski et par le musicologue Viatcheslav Karatyguine. D’autres versions suivirent, signées César Cui ou Nicolas Tchérépnine, avec ajouts divers, emprunts et réorchestrations, mais c’est seulement dans les années 1930 que l’on revient aux manuscrits, grâce au musicologue Pavel Lamm et au compositeur Vissarion Chébaline. Ce travail aussi respectueux que possible des intentions de Moussorgski s’est imposé, et c’est la seule version enregistrée.
À Berlin, on a estimé qu’avec seulement une heure quarante de musique, et un scénario resté lacunaire, La Foire de Sorotchintsi paraîtrait un peu courte. On y a donc adjoint trois des quatre Chants et danses de la mort de Moussorgski : le ténor chante « Le Chef d’armée » au début du troisième acte, tandis que le Trépak et la Berceuse sont proposés dans un arrangement pour chœur et un instrument dans lequel l’oreille croit d’abord reconnaître un cymbalum, mais qui est en réalité une bandoura, sorte de luth ukrainien. L’action se déroulant à Viélikie Sorotchintsi, ville d’Ukraine qui abrite un musée Gogol, près de Poltava, Moussorgski avait, selon André Lischke, cherché à « ukrainiser » son écriture. Le recours à cet instrument dépaysant peut donc paraître légitime. Plus étonnant, en revanche, le choix de la pièce qui ouvre et referme la représentation : une autre page confiée au chœur, également accompagnée par la bandoura, qui se révèle être un arrangement du « Chant hébreu », Op. 7, n° 2 de Rimski-Korsakov, sur un extrait du Cantique des cantiques. Le compositeur de Sadko et de Kitège a si souvent été voué aux gémonies pour les grandes libertés qu’il s’était permises dans son travail sur les partitions de Moussorgski qu’il y a une certaine ironie du sort à entendre un de ses œuvres servir de cadre à La Foire de Sorotchinsi…
Cet air a d’ailleurs inspiré à Barrie Kosky un superbe effet pour sa mise en scène : le chœur immobile surgit de l’obscurité totale, à mesure que s’allument les bougies que chacun de ses membres tient à la main. Le reste du spectacle se déroule dans un décor totalement dépouillé, plateau nu (certains ont plus de mal à y projeter leur voix) délimité à l’arrière par une sorte de rebord qui, au deuxième acte, servira de plan de travail à Khivria qu’on voit cuisiner et mettre au four toutes sortes de plats. A en juger d’après les costumes, nous sommes quelque part dans une contrée clairement slave, dans la première moitié du XXe siècle. La foire du titre – ярмарка en russe, terme directement dérivé de l’allemand Jahrmarkt – se passe ici de tout accessoire. Seul moment de faste visuel, le début du troisième acte, pour lequel Moussorgski avait eu l’idée de réutiliser sa Nuit sur le monde chauve dans une version enrichie par les interventions du chœur sur des onomatopées dignes du passage infernal de La Damnation de Faust (« Sagana, Oua, Sagana ! Zop, zop, kopozam ! »). Katrin Lea Tag montre un somptueux festin, un peu comme dans la production du Saul de Haendel créé à Glyndebourne en 2015 et vue en janvier à Paris, mais les convives arborent cette fois tête ou groin de porc. Malgré tout le talent de Kosky, le spectacle ne parvient pas toujours à éviter les longueurs, faute d’un scénario plus consistant : l’intrigue associe les amours de Parassia et de Gritsko, les scènes de ménage entre l’ivrogne Tchérévik et son épouse Khivria, et l’intervention satanique du mystérieux Tzigane qui fait souffler sur le village comme un vent de folie. Tout cela n’est pas très passionnant, et l’on a un peu l’impression d’assister à une représentation de Boris Godounov où l’on n’aurait conservé que les scènes de Varlaam, de l’aubergiste et de la nourrice. Le comique est un rien épais, voire tarte-à-la-crème.
Dans la fosse, Henrik Nánási se révèle surtout lors de la Nuit sur le mont chauve, dont il souligne la stupéfiante âpreté par le côté râpeux des cordes, tant et si bien que l’on a vraiment la sensation d’entendre Le Sacre du printemps avant l’heure. La distribution vocale est tout à fait à la hauteur, grâce aux rares moments d’émotion confiés au ténor Alexander Lewis et à la soprano Mirka Wagner, qui ont la chance d’avoir à interpréter les seuls véritables airs de la partition. Les parents de Parassia sont confinés au registre comique, et tant le baryton Jens Larsen que la mezzo Agnes Zwierko en font des tonnes dans ce domaine. Sur un plan scénique autant que vocal (chanter coiffé d’une tête de cochon ou avec un groin sur le nez n’est pas une mince affaire), il faut surtout saluer la brillante prestation du chœur de la Komische Oper, renforcé pour l’occasion par le Vocalconsort Berlin. Enfin, malgré tous les efforts de chacun, cette Foire peine un peu à emballer le spectateur, tant il peut s’avérer difficile de faire d’une oreille de truie un réticule de soie.
https://www.youtube.com/watch?v=EeS_9akiB6s, captation réalisée le 2 avril 2017, disponible jusqu’au 30 juin 2020