Signalons d’emblée une étonnante erreur des éditions du Teatro alla Scala, pour qui la première de l’œuvre en 1833 (c’est le dernier opéra de Cherubini) eut lieu au « Palais Garnier », lequel fut inauguré en 1875, soit 42 ans plus tard…
Ali Baba fut créé en réalité à la Salle Le Peletier, le 22 juillet 1833. Une erreur aussi évidente est impardonnable de la part des musicologues qui président à l'élaboration des programmes.
L’œuvre de Cherubini, sur un livret de Mélesville et d’Eugène Scribe, n’eut pas une longue carrière, cinq représentations en tout, malgré une distribution fabuleuse (Nourrit, Cinti-Damoreau, Falcon) évidemment jamais reprise à Paris, violemment critiquée par Berlioz qui en disait « l’une des choses les plus faibles que Cherubini ait écrite ». et pour laquelle Rossini tordit le nez et Mendelssohn lui-même souligna la volonté de Cherubini de coller maladroitement aux genres à la mode (le Grand Opéra notamment). La création italienne tardive, en 1963 dans une production de Vittorio Puecher, montre que l’œuvre ne s’imposa pas non plus de l’autre côté des Alpes (version italienne très critiquée de Vito Frazzi). En réalité ce qui pèche peut-être dans cette musique c'est de ne pas trouver son genre propre en essayant de piquer des couleurs et des idées à l'opéra bouffe à la Rossini, à l'opéra-comique à la Auber et au Grand Opéra à la Meyerbeer.
Les jeunes de l’Accademia, préparés par Luciana d’Intino, se confrontent à une œuvre qui n’a pas de tradition interprétative et donc en toute sécurité, ne pouvant souffrir de comparaison. Mais le public clairsemé en dit long sur la passion des milanais envers l’inconnu, posant une fois de plus la question du public dans ce théâtre qui fut le phare mondial de l’art lyrique. Il reste que proposer ce titre est courageux…
Liliana Cavani a préparé avec les jeunes tout au long de l’année la production finale. Son approche est un jeu entre la réalité (des étudiants qui travaillent en bibliothèque sans doute sur les Mille et une nuits – à moins que ce soit sur Cherubini) qui se mettent à rêver de s’emparer chacun des rôles de l’opéra de Cherubini pour se transporter au pied de la fameuse grotte. Ainsi la première et la deuxième partie commencent-elles devant le mur de livres d’une bibliothèque, au milieu des bureaux des lecteurs.
Mais dès l’arrivée devant la grotte, figurée par deux murs blancs en céramique, le fameux « Sésame ouvre-toi » (en l’occurrence ici « apriti Sesamo ») opère et nous retrouvons une vision traditionnelle, avec or à profusion, puis des décors d’orient de pacotille, colorés et sympathiques comme les livres d’enfants.
Les chorégraphies d'Emanuela Tagliavia sont plutôt sommaires et sans intérêt, mais le travail sur les personnages est plutôt précis et les jeunes de l’académie très engagés sur scène.
L’intrigue un peu tortueuse se résume ainsi : Delia, fille du riche marchand Ali Baba, est amoureuse de Nadir, jeune homme pauvre, mais son père qui a quarante sacs de café de contrebande en souffrance non déclarés à la douane la destine justement au directeur des douanes Aboul-Hassan.
Nadir de son côté entend par hasard des hommes ouvrir une grotte en prononçant le fameux « Sésame ouvre-toi ». Quand ils se sont éloignés, il s’essaie à la formule magique et la grotte en s’ouvrant lui livre les trésors infinis, résultats des larcins des quarante voleurs.
Il retourne donc vers Ali Baba qui convaincu par les richesses produites, donne sa fille à Nadir.
Mais Aboul-Hassan menace Ali Baba, qui revient sur sa décision. Nadir use donc sur Aboul-Hassan des mêmes arguments dont il a usé pour Ali Baba, et le promis officiel renonce à Delia, préférant les richesses de Nadir. Toutefois, Ali Baba se demande d’où viennent ces richesses et réussit par la menace à lui en soutirer le secret. Mais sur ces entrefaites, Delia a été enlevée par des voleurs. Et Nadir sait bien de quels voleurs il s’agit.
Ali Baba va visiter la grotte, mais oublie la formule pour sortir et se retrouve prisonnier des voleurs, avec sa fille qu’il retrouve. Les trois chefs des voleurs au prix d’un énorme chantage réussissent à se faire amener au château que possède Ali Baba, et dissimulent leur quarante complices dans quarante sacs…
Nadir est mis au courant de la vraie nature des marchands qui ont fait irruption dans le château mais surgit Aboul-Hassan venu surprendre Ali Baba et le confondre pour avoir soustrait les quarante sacs de café. Il brûle donc les quarante sacs, sauvant ainsi la vie d’Ali Baba, puisqu’ils contenaient non le café mais les quarante voleurs. Tout est bien qui finit bien et Nadir pourra épouser Delia.
La mise en scène assez souriante de Liliana Cavani ne rend pas tout à fait justice à une œuvre qui ne l’est pas toujours (c’est une « tragédie lyrique ») : le personnage d’Ali Baba est peu sympathique, mu exclusivement par l’argent, et prêt à offrir sa fille au plus offrant. Le propos n’est pas si drôle, dans un monde où chacun, du directeur des douanes à Ali Baba en passant par les voleurs (ès qualités !) ne sont mus que par la soif de l’or. La corruption règne à tous les étages et les plus faibles en font les frais. On reconnaît là la patte critique de Scribe.
Même avec des gadgets (la MotoGuzzi de Nadir, la torche), la mise en scène reste sage et sans grand intérêt, sinon par les sympathiques décors orientalisants de Leila Fteita, et les costumes colorés et efficaces de Irene Monti.
Nous avons eu la distribution B, plutôt fraiche et très à l’aise en scène, sans vrais problèmes de chant, stylistiquement correcte (Hun Kim en Nadir notamment et la jeune Enkeleda Kamani), mais aux voix souvent couvertes par l’orchestre, encore trop vertes pour affronter l’immense vaisseau scaligère. C’est le cas de Paolo Ingrasciotta à la projection insuffisante malgré une jolie incarnation. En revanche prestation drôle de Eugenio Di Lieto en Aboul-Hassan chef des douanes.
Le chœur de l’Accademia dirigé par Alberto Malazzi est valeureux et sonore et l’orchestre de l’Accademia Teatro alla Scala est le triomphateur de la soirée (comme souvent) avec son énergie communicative, sa précision et son efficacité, sous la direction très professionnelle de Paolo Carignani au geste net et au juste tempo qui donne à l’ensemble de la soirée sa couleur.
Une heureuse initiative que de tirer de l’oubli cette œuvre, mais la Scala n’a sans doute pas mis tous les atouts dans son jeu.