Jacques Offenbach (1819–1880)
Barbe-Bleue (1866)

Opéra-Bouffe en trois actes de Henri Meilhac et Ludovic Halévy
adapté par Agathe Mélinand

Direction musicale : Michele Spotti 
Mise en scène et costumes : Laurent Pelly 
Adaptation des dialogues : Agathe Mélinand
Décors : Chantal Thomas
Lumières : Joël Adam

Barbe-Bleue : Yann Beuron
Le Prince Saphir : Carl Ghazarossian
Fleurette : Jennifer Courcier
Boulotte : Héloïse Mas
Popolani : Christophe Gay
Le roi Bobèche : Christophe Mortagne
Le Comte Oscar : Thibault de Damas
La reine Clémentine : Aline Martin

Orchestre et Chœurs de l'Opéra de Lyon
Chef des choeurs : Karine Locatelli

Lyon, Opéra National de Lyon, 14 juin 2019

Il faut rendre hommage à Serge Dorny, directeur de l'Opéra de Lyon d'avoir programmé ce rare Barbe-Bleue, offert sur un plateau à Laurent Pelly dont la fidélité et la maîtrise ès-offenbacheries n'est plus à démontrer. Une distribution aux petits oignons et un orchestre porté à incandescence par la direction du milanais Michele Spotti complètent une soirée qui formera assurément un des jalons essentiels de cette année de célébration du bicentenaire Offenbach.

Barbe-Bleue marque le goût d'Offenbach pour les fééries inversées, un conte pour enfant mais cul par-dessus tête. À l'instar d'autres œuvres comme Barkouf ou Le Roi Carotte, il faut voir dans cette parodie en musique une satire qui est autant sociale que musicale. C'est là tout le paradoxe d'une œuvre où la caricature dissimule le sérieux, sans toutefois sacrifier à l'élégance et à la séduction de l'opéra-bouffe. Le génie d'Offenbach consiste à donner au genre des lettres de noblesse qui reposent sur une lecture à plusieurs niveaux : on y vient pour rire ou pour se divertir mais l'auditeur plus curieux s'intéressera à la manière dont Meilhac et Halévy ont réussi à tourner en dérision une société corrompue et drapée dans la grandiloquence.

 

On pardonnera aux deux complices d'avoir oublié en route le conte de Perrault au profit d'une satire égrillarde et comique qui fait passer progressivement le personnage-titre au second plan. Il conviendra d'être indulgent sur des dialogues parfois longuets où les personnages sont abandonnés en scène sans que l'art de Laurent Pelly  suffise à remédier à ce défaut. À ces quelques réserves près, cette production lyonnaise est un franc succès et l'un des meilleurs spectacles que le metteur en scène français ait monté ces dernières années.

Yann Beuron (Barbe-Bleue) © Stofleth

Le rideau se lève sur une campagne qui rappelle furieusement l'Elixir d'amour de Donizetti qui a fait (et fait encore) les beaux jours de l'Opéra de Paris. Cette ruralité est montrée sans concession et sans joliesse : un tas de fumier, un tracteur à demi-rouillé, un poteau électrique, et un arrêt de bus sur lequel on repère deux lettres en gros caractères : BB. L'ambiance est glauque et pesante, comme en témoignent ce ciel menaçant et surtout ces gros titres de la presse à sensation des années 1960–70 genre Détective ou Ici Paris.

On nous annonce des disparitions, des meurtres mystérieux… il est facile d'imaginer que ces agriculteurs ("paysans" serait déplacé) représentent le cœur de cible de cette littérature à gros tirage. En parallèle, on trouvera plus tard dans le palais du roi Bobèche de gigantesques reproductions de magazines emblématiques d'une autre catégorie sociale tels Gala, Paris-Match ou la bible du Gotha mondain : Point de vue. Pour l'heure, il ne s'agit que des amourettes du couple Fleurette et Saphir, contrariés par l'appétit sexuel de Boulotte qui voudrait bien faire du beau berger son amant. Or, le berger Saphir est en réalité un Prince et comme dans tous les contes de fées, il dissimule son identité pour mieux séduire Fleurette. Un coup de théâtre nous fera découvrir que la bergère est une princesse abandonnée et l'objet d'un mariage arrangé avec le fameux Prince Saphir. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes sans cet intriguant Comte Oscar, homme de main de Barbe-Bleue qui parcourt la campagne pour y organiser un concours de vertu. La ficelle est bien grosse mais elle attire Boulotte qui déjoue les pronostics et sort victorieuse du tirage au sort. Une Jaguar débarque sur scène, un sinistre personnage aux faux-airs de mafieux des Balkans en descend : c'est Barbe-Bleue. Ni une, ni deux, "c'est un Rubens ! C'est ce qu'on appelle une gaillarde, une robuste campagnarde, bien établie, bien établie en tous les sens " déclare-t-il avant de la jeter sur la banquette arrière, tandis que le public se gondole. Fin de la première partie.

Héloïse Mas (Boulotte) © Stofleth

Le rideau se relève sur l'intérieur du palais du Roi Bobèche, dont le luxe ostentatoire contraste singulièrement avec la viscosité obséquieuse des courtisans invités à plier l'échine le plus bas possible (toute comparaison avec un chef d'Etat contemporain est bien entendu fortuite). On passe en un tournemain du Gotha au gothique, avec ce laboratoire souterrain mi cul de basse-fosse, mi caveau funéraire, dans lequel le chimiste Popolani s'occupe de faire disparaître les épouses de son maître Barbe-Bleue. La référence au roman gothique s'arrête là ; le poison n'est autre qu'un somnifère inoffensif et les épouses sont mises à l'abri par Popolani qui entend bien monnayer leur protection contre des services sexuels dont son patronyme ne fait guère mystère… Pur produit de la fantaisie de Meilhac et Halévy, cet étonnant séducteur justifie à lui seul les emprunts que Jacques Offenbach s'autorise pour agrémenter le conte de Perrault d'une atmosphère propre aux ouvrages de Meyerbeer, Donizetti ou Rossini.

Sur ce plan-là, Barbe-Bleue est un véritable kaléidoscope de références et de pied-de-nez – une ode légère à l'anti-romantisme. Tous les codes sont présents, il n'y a qu'à tendre l'oreille. On y trouve les situations du duel amoureux, l'amant jaloux, les épées qui se croisent, les philtres, les poisons. Musicalement, c'est un album d'images dans lequel se reflètent les comédies de Rossini, le grand opéra français (dont la parodie d'un air de Robert le diable de Meyerbeer). Offenbach se plait à noyer l'auditeur du Second Empire dans un écrin qu'il reconnaît du premier coup ; un écrin raffiné, volontiers tonique et savant, qui ne cède en rien à la grasse bouffonnerie. Tant pis si on abandonne en route un personnage qui semblait annoncer une focalisation de l'action sur l'obsession du meurtre et du mariage. Le happy-end final marque surtout le triomphe d'une écriture qui fait exploser le brio et les couleurs.

Yann Beuron (Barbe-Bleue) © Stofleth

Grand triomphateur de la soirée, le jeune chef Michele Spotti donne à cette musique les atours d'une partition dans laquelle on voyage avec l'assurance et le confort d'une première classe. On admire le geste obstiné et tenace qui propulse sans cesse l'action vers l'avant, avec ces fins de scènes où la spirale se creuse soudain en une virtuosité élégante et fouettée. L'Orchestre de l'Opéra de Lyon se couvre d'une gloire taillée sur mesure à la dimension de la musique d'Offenbach, quand elle est interprétée à son meilleur.

Le plateau n'est pas en reste non plus, avec une découverte majeure en la personne d'Héloïse Mas dans le rôle de Boulotte. La mezzo-soprano offre à ce personnage qu'Offenbach avait écrit pour sa chère Hortense Schneider, la pétulance et l'abattage qui sont la signature d'une grande et belle interprétation. Le registre grave est d'une densité remarquable, avec un sens du phrasé et une caractérisation expressive qui ne peut que réjouir. On en viendrait presque à regretter que ce diable de Barbe-Bleue lui préfère la Fleurette un peu diaphane de Jennifer Courcier. Le timbre et la projection discrète contraste avec l'incarnation sanguine de sa rivale sur scène. Aline Martin offre à la Reine Clémentine son beau timbre opulent de mezzo. Carl Ghazarossian est un Prince Saphir enjoué et impayable acteur. Il se plie aux pitreries d'usage de la mise en scène. Le baryton Christophe Gay donne à Popolani des airs sournois de mauvais garçon au grand cœur. Il forme avec Thibault de Damas en Comte Oscar en première partie, un beau duo de truands façon films noirs. Christophe Mortagne passe du Roi Carotte au Roi Bobèche avec grand succès et brio. La transition de Fridolin XXIV à Barbe-Bleue réussit également à Yann Beuron, non sans quelques difficultés dans le passage à l'aigu mais sans céder à la présence et au jeu d'acteur.

Offenbach n'offre pas un rôle de premier plan aux cinq femmes de Barbe-Bleue, dont la présence se réduit à un quintette imitant vaguement les filles fleurs de Parsifal (moins la sixième épouse : Boulotte). Laurent Pelly réussit un authentique tour de force en pliant le chœur à des intentions scéniques à la fois virtuoses et comiques. Le Chœur de l'Opéra de Lyon est remarquable d'impact et de volume, d'un bout à l'autre de l'ouvrage – y compris quand ils entonnent dans un finale digne de Mel Brooks et de Woody Allen :

Il est Barbe-Bleue ô gué
Jamais veuf ne fut plus gai !

 

Yann Beuron (Barbe-Bleue), Jennifer Courcier (Fleurette), Christophe Mortagne (Roi Bobèche), Aline Martin (Reine Clémentine) © Stofleth

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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