
Avec Lakmé, Léo Delibes a créé un modèle opératique à la mesure des ambitions de Léon Carvalho, directeur de l'Opéra-Comique de Paris. Désireux de commander une partition pour la soprano américaine Marie van Zandt qui avait créé avec succès le rôle de Mignon, son choix se portera sur un ouvrage qu'il créé en 1883 et ne tardera pas à devenir l'un des plus emblématiques de la Salle Favart puisqu'il sera donné plus de 1600 fois depuis la première. Cette histoire au parfum colonial puise son inspiration dans le "Rarahu ou le Mariage de Loti" écrit trois ans plus tôt par Pierre Loti. L'exotisme grand public sert de motif d'inspiration, avec des Indes britanniques qui remplacent au passage la Polynésie Française dans le roman d'origine. Cette histoire d'amour interdit est le prétexte à une intrigue assez mince d'intérêt où se mêlent des thèmes comme la différence culturelle ou le poids des coutumes. Amoureuse de Gerald, un officier britannique en mission en Inde, Lakmé subira les conséquences malheureuses de l'autorité paternelle de Nilakantha, le prêtre brahmane.
Dans cette production, Laurent Pelly joue la carte émolliente et melliflue d'un très inoffensif théâtre orientalisant. Les références voguent indifféremment d'une Chine ou d'une Inde fantasmées, avec des décors-origamis signés Camille Dugas. Les Hindous arborent des costumes et des atours unifiés par une couleur blanche dont la signification est peut-être à chercher du côté de la "blanche Dourga" ou bien dans un symbole funèbre oriental à interpréter à l'inverse de la traditionnelle sémantique nuptiale occidentale. Le contraste avec les anglais frise en revanche la caricature, avec une unique et austère couleur corbeau à laquelle s'ajoute la rigidité des uniformes masculins et des robes victoriennes qui corsètent maladroitement le corps des trois femmes. On notera au passage que la réécriture des dialogues par Agathe Mélinand souligne le prosaïsme des occidentaux naïvement bien parlants face à des orientaux bien plus spirituels qui semblent ne s'exprimer quasi exclusivement qu'à travers le seul beau chant.

Les délicats éclairages pastels de Joël Adam se laissent admirer, même s'ils détournent le regard d'une direction d'acteur aux abonnés absents qui n'a d'intérêt que dans la liberté vocale qu'elle confère aux interprètes dans la série des airs redoutables qu'ils doivent affronter. C'est évidemment le cas de la prière à la Blanche Dourga chantée depuis l'intérieur d'une cage en bambou qui souligne la jalousie d'un brahmane bien patriarcal qui réduit le rôle de sa fille Lakmé à celui d'un luxueux oiseau chanteur aux faux airs de Turandot miniature. Le jeu des lampions qu'on déplie assez vainement d'un bord à l'autre précède la belle séquence du théâtre d'ombres, sans doute la seule véritable idée montrant Lakmé égrenant les célébrissimes clochettes où passe furtivement le souvenir de Marie van Zandt surnommée à l'époque "miss Fauvette" ou "miss Caprice". Assez peu sollicité, le Chœur de l'Opéra national du Rhin trouve dans cette scène du marché matière à s'ébrouer un peu, dans des mouvements alternativement rapides et figés façon un, deux trois soleil… et un dernier acte où les choristes s'assoient en rangs d'oignons de part et d'autre du tapis de jasmin où s'éveille Gerald convalescent.
Vocalement, Sabine Devieilhe attire à elle toutes les oreilles, déployant des aigus avec un art du plein et du délié qui fait de cet art du chant, l'alter ego d'une chorégraphie entre jeux de reflets et passementerie. La soprano colorature donne à entendre une prestation qui n'a pas à rougir de son héritage avec les glorieuses Mado Robin, Mady Mesplé ou Natalie Dessay. Souveraine ballerine d'une fraîcheur à l'acmé délicate, elle fait passer sur les cimes de l'air des clochettes un frisson délicat dans la ligne et le souffle, y compris dans un Duo des fleurs où Ambroisine Bré se montre la plus aérienne des Mallika. Les Beckmesser de service pourront ranger rapidement leur ardoise, la soirée semble faite pour et par Sabine Devieilhe, Lakmé idéale dans un ultime Tu m’as donné le plus doux rêve aux accents iconiques.
Pour sa prise de rôle en Gerald, Julien Behr démontre de belles qualités dans le soin apporté à un phrasé parfois à la limite de l'héroïque et du démonstratif. Les changements de registres le cueillent à froid à la fin du I mais il retrouve rapidement vaillance et précision, notamment dans les accents du duo Lakmé ! Lakmé ! C'est toi ! Le Nilakantha tonitruant de Nicolas Courjal contraste nettement avec les efforts de ses partenaires pour imposer un chant puissant et linéaire, confondant la vigueur et l'expression dans une tendance à exprimer par le volume ce qui aurait pu mieux passer par les nuances. Raphaël Brémard réussit à faire exister le modeste Hadji hors des conventions d'usage tandis que Lauranne Oliva triomphe presque sans coup férir dans une Miss Ellen très raffinée qui échappe à la lecture assez premier degré que la dramaturgie voudrait imposer. Les dialogues sont récités avec un abattage façon boulevard par Ingrid Perruche en impayable chaperon (Mistress Bentson) et Elsa Roux Chamoux en Miss Rose, tandis que le Frédéric de Guillaume Andrieux surligne une diction châtiée. Guillaume Tourniaire donne à l'Orchestre symphonique de Mulhouse une carrure affirmée où le rythme et l'articulation semblent primer sur la délicatesse du dessin mélodique. Soutien efficace dans les airs aériens, la fosse manque de profondeur et de densité malgré de belles transitions et des passages élégiaques qui auraient certainement gagné à ne pas faire les frais des coupures au II avec le ballet et d'autres passages dans la scène du marché.
