Directeur du Théâtre Royal de la Monnaie, Peter de Caluwe est arrivé dans le monde de l'opéra par des études de littérature et d'histoire du théâtre. Sa route a croisé celle de Gérard Mortier qui, en 1986 l'a invité à le rejoindre à Bruxelles en tant que dramaturge. Cette expérience fondatrice lui ouvrira les portes de l'Opéra d'Amsterdam où il enchaînera les postes de directeur de la communication puis directeur du casting, avant de travailler en tant que coordinateur artistique aux côtés de Pierre Audi. Nommé à la Monnaie en 2007, il termine en 2025 un mandat impressionnant par sa durée et son action.
Sous son impulsion, la Monnaie affirme sa place de première scène lyrique de Belgique, s'appuyant sur une "créativité offensive" pour faire de l'opéra une forme d'expression qui place le public face aux enjeux de son époque, sans se contenter d'être ce lieu de divertissement réservé aux seuls initiés. Personnalité forte et attachante, Peter de Caluwe revient avec nous sur les principes d'une mission qu'il souhaite guidée par de nécessaires valeurs humanistes afin de donner une définition du pouvoir et du rôle d'un intendant. Nous le rencontrons au lendemain de la première de Rheingold, prologue d'une Tétralogie signée Romeo Castellucci qui se conclura la saison prochaine en même temps que le mandat de Peter de Caluwe.
Vous avez choisi la phrase "There will be fate" comme sous-titre de votre saison 23/24. Si l'opéra est une affaire de destin j'aurais aimé savoir en savoir plus sur celui qui vous a conduit à rencontrer Roméo Castellucci.
On a la chance ici à Bruxelles d'avoir découvert ses premières pièces dans le cadre du festival international d'arts de la scène (Kunstenfestivaldesarts). Je connaissais depuis longtemps son travail et j'aimais sa façon de trouver des chemins parallèles (ou même contradictoires) pour ne pas rentrer dans la tradition et questionner notre époque. Je travaillais dans ma première équipe avec Christian Longchamp qui était mon dramaturge et Eva Kleinitz qui était mon administratrice pour les plannings et productions. Je me rappelle qu'on était tous les trois à Bayreuth pour le fameux Parsifal de Stefan Herheim. J'étais impressionné par ce Parsifal tellement historisant, tellement allemand et qui osait montrer l'Histoire politique de l'Allemagne. À l'entracte, j'ai dit à Eva et Christian que je voulais faire un projet humaniste et j'ai mentionné pour la première fois le nom de Roméo. J'étais certain qu'il allait explorer une dimension humaine, non religieuse et surtout pas axée sur une histoire de l'Allemagne. Ça n'aurait pas eu de sens en Belgique. On a réfléchi avec lui sur la même thématique qu'il a développée ensuite pour la Flûte enchantée – le développement du "chaste fol" jusqu'à ce personnage qui devient le nouveau leader de la communauté. On s'est rencontrés autour de ce projet, nous étions tous très enthousiastes ; je me souviens encore du SMS me disant qu'il acceptait. Pour être tout à fait honnête avec vous, je n'ai jamais compris le succès qu'a reçu ce Parsifal dès la première représentation. Pour moi, nous n'étions pas prêts, il aurait fallu ajouter encore des séances de répétition mais… le miracle Roméo a opéré. J'ai appris à cette occasion qu'il fallait parfois laisser faire les choses. C'est facile à dire mais les techniciens de plateau qui doivent faire fonctionner le décor n'ont pas du tout la même approche. Romeo m'a appris à travailler autrement, non seulement parce qu'il est génial mais aussi parce qu'il impose aussi des contraintes professionnelles qui sont à la hauteur de son imagination. Je crois que les plus grands théâtres sont ceux qui peuvent adapter leur méthode de travail à l'artiste qu'ils engagent. Selon moi, c'est la molécule première. On ne pourrait jamais faire comme ça au MET ou à l'Opéra de Paris parce que ce sont des structures qui sont beaucoup plus rigides. Mais ça doit aussi aller dans l'autre sens – à savoir que l'artiste doit lui aussi s'ouvrir aux moyens et aux savoir-faire d'une maison d'opéra.
Avec Rheingold, on en est à présent à six créations avec Roméo, plus deux coproductions. On peut dire qu'on se connaît bien maintenant mais cela n'empêche pas de se poser toujours des questions et par exemple, à l'heure actuelle, je ne sais pas encore quelle forme définitive prendra Walküre en janvier… Avec Romeo, on s'est dit dès le début qu'on allait entamer un parcours ensemble. C'est passionnant, mais parfois ça joue aussi sur nos limites. Nous sommes une structure très flexible, mais nous devons par exemple respecter des deadlines pour la fabrication des costumes et des décors.
On peut dire (à tort et à raison) que le Ring c'est un Graal pour un directeur d'opéra. J'ai cru comprendre que Wagner n'était pas forcément votre compositeur préféré. Vous lui préférez plutôt Verdi ou Mozart. Ce n'est pas paradoxal d'avoir voulu terminer votre mandat avec un Ring ?
Je suis avant tout un homme qui est imprégné de valeurs humanistes et donc l'être humain est plus important pour moi que le système. Moi, j'ai toujours fait le choix pour l'être humain et je crois en un sens que dans Wagner il y a un système qu'on n'a pas chez Mozart ou chez Verdi ou chez Janácek qui sont des gens qui parlent vraiment la langue de l'être humain qui expriment pleinement l'âme humaine. Chez Wagner, il y a toujours cette connexion avec quelque chose qui est plus grand que nous qui nous questionne dans un cadre beaucoup plus hiératique, avec les dieux, les êtres humains etc. Wagner, c'est un peu comme Monteverdi dans ce sens-là et c'est la raison pour laquelle j'avais tendance dans le passé à dire que ce n'était pas mon compositeur favori… mais ce n'est pas pour autant que je ne l'aime pas ! Quand j'écoute les premières notes de Rheingold , je suis scotché jusqu'à la fin. Je suis très sensible à cette musique mais je la trouve aussi un peu un peu "invasive" dans le sens où elle nous emmène vers des lieux où l'on ne veut peut-être pas toujours aller. Par exemple cette grande question sur la négation de l'amour et le choix radical pour le pouvoir. Pour moi, c'est quelque chose qu'au niveau personnel je ne pourrais jamais faire. Quand on y réfléchit attentivement, le Ring pour moi, c'est un objet vide… c'est le vide. C'est le trou qu'on a vu hier sur la scène à la fin de Rheingold. L'anneau dessine un vide et pose la question de savoir avec quoi on doit le remplir.
Si l'on nie tout ce qu'il y a humain et qu'on court uniquement après le pouvoir, on obtient un pouvoir vide de sens – un pouvoir qu'on doit compléter avec des intrigues et des manipulations. Renoncer à l'amour n'est pas humain, d'où mon questionnement sur Wagner. Je suis fasciné comme Romeo par ce discours parce qu'il y a dans la vie des tas de gens qui sont obsédés par cette obsession du pouvoir. En Belgique comme partout ailleurs, la quête de pouvoir tourne à la politique politicienne. Il n'y a pas de stratégie future pour nos sociétés, seulement le jeu et les stratégies du pouvoir… Je sens que cette tendance contamine de plus en plus de secteurs, y compris le secteur culturel qui a pourtant toujours été très protégé des influences politiques. Avec les changements politiques dans le monde, j'observe que certains conseils d'administration ne cherchent pas seulement à être seulement des collectifs qui accompagnent ou qui surveillent, mais veulent être aux commandes. Je trouve que c'est une évolution extrêmement dangereuse.
C'est un peu le discours que tient Wagner pour moi. Il veut prendre le contrôle sur l'auditeur. Ce que je trouve génial, c'est que Romeo va poser tout ça à plat. Il est comme moi, il n'accepte pas ce contrôle, il lutte contre. Au moment où il m'a présenté cette scénographie autour du trou noir, je me suis dit qu'il avait tout compris. J'ai travaillé seize ans à Amsterdam et quand on a monté le Ring avec Pierre Audi là-bas, j'ai eu la sensation du négativisme du pouvoir. Monter une œuvre aussi exigeante, ça finit inévitablement par mettre en place des cercles de pouvoirs, des tensions entre le chef et le metteur en scène ou avec des chanteurs qui se battent avec leur voix, etc. À Amsterdam, on était toujours en train de gérer la technicité du projet, toujours sous pression. C'est la raison pour laquelle j'ai me suis dit au départ que jamais je n'allais monter un Ring à Bruxelles. En plus, je ne voyais pas avec qui travailler et quel metteur en scène aurait pu ajouter quelque chose. Et puis, quand Alain Altinoglu est arrivé, j'ai vu rapidement dans quelle direction il évoluait avec l'orchestre et je lui ai quand même proposé "qu'est-ce que tu penserais de faire un Ring ? moi ce n'est pas ma priorité mais pourquoi pas…". Et puis on a cherché un metteur en scène et c'est Thomas Ostermeier qui m'a dit "mais Peter, réfléchis… tu as offert la possibilité à Romeo de faire de l'opéra pour la première fois. C'est lui et personne d'autre qui doit faire ton Ring". Il avait tout à fait raison.
Il y a une très forte tradition wagnérienne à la Monnaie…
Oui, La Monnaie a été parmi les toutes premières maisons à monter Parsifal en dehors de Bayreuth. La genèse de ce projet de Tétralogie a été très intéressante, tout comme maintenant la façon dont on évolue parce que c'est vraiment un parcours où l'on essaie énormément de choses. Comme Wagner lui-même qui essayait de réinventer la forme musicale, l'architecture de la salle et la relation au public avec son idée de dissimuler l'orchestre. On essaie de garder en tête cette curiosité et ce côté expérimental dans cette aventure du Ring. Je reste convaincu qu'il faut toujours essayer de comprendre les raisons pour lesquelles les compositeurs ont créé leur œuvre. J'ai toujours eu en moi cette idée de me méfier de la tradition, mais au contraire, de la questionner. Très souvent, la tradition est une trahison de la pièce originale. Il y a beaucoup d'exemples très connus, comme la façon dont on monte Traviata aujourd'hui… c'est exactement ce que Verdi ne voulait pas. Pour lui, c'était vraiment une pièce révolutionnaire contre la bourgeoisie et contre les mœurs de son temps. Je pense que si l'on veut faire ce genre de pièce, il faut comprendre en premier lieu ce que le compositeur a fait. C'est ça le véritable respect pour une œuvre, bien au-delà du respect pour la "tradition".
On trouve aujourd'hui des défenseurs de la tradition qui cherchent à partir de la "volonté" du compositeur pour mieux la respecter…
Ces gens-là sont très forts ! J'ai lu tous ces débats autour du "Regietheater". Déjà, ce terme est absurde. Le théâtre, c'est toujours régi. Comment faire du théâtre sans régie ? Ces individus cherchent avant tout à protéger leur métier. Un chef d'orchestre qui ne réfléchit pas au contexte d'une œuvre et reste dans la "tradition", il peut diriger cinq fois par semaine. Le problème, c'est qu'aujourd'hui ces gens ne veulent pas travailler. Certains chanteurs ne veulent pas répéter, ils chantent et touchent leur cachet. C'est ça aussi que je trouve magnifique aussi avec tout ce travail autour du Ring à la Monnaie… Même si le processus a été long, même si on a perdu du temps, même si on a essayé des choses qu'on a jeté après, toutes les équipes ont été vraiment convaincus qu'il fallait persévérer et que ça, c'était magnifique. C'est une chance.
Le destin dont on parlait au départ, c'est aussi le vôtre. Qu'est-ce qui prédestinait l'étudiant en littérature et histoire du théâtre à devenir un jour directeur d'opéra?
Ça n'a jamais été dans mes plans. La prédestination c'est un peu fort, non ? Et pourtant… j'y crois quand même, parce que j'ai fait les bonnes rencontres au bon moment. Et je crois que trop souvent, quand on rencontre très tôt des gens talentueux, il faut quelqu'un qui sache les accompagner et leur donner une chance. Sinon très souvent, les portes se ferment. On reste coincé dans une pièce, on n'avance pas et évidemment on devient un bureaucrate. Je compare toujours un parcours professionnel à une perspective de portes en enfilade telle qu'elle existe à Versailles. C'est cette idée qu'il y a une succession de pièces et qu'il reste toujours des pièces à découvrir avant d'arriver à la dernière. Quel est la finalité ? Impossible à dire, mais je ne ferme jamais les portes derrière moi, donc je peux toujours m'échapper de la chambre où je suis si je ne me sens pas à l'aise (rires). Cette image m'accompagne depuis longtemps, elle est très importante pour moi. Je me dis qu'il y a toujours des portes ouvertes et qu'il faut oser avancer. C'est vrai qu'il est très difficile d'apprendre le métier que je fais. J'ai l'impression que je travaille un peu à la manière d'un intendant ou, anciennement, celui qu'on appelait un imprésario. Je ne sais pas comment nommer vraiment le métier que je fais.
Aujourd'hui, on est très critique parce qu'on croit qu'il faut diviser les tâches, que le cumul c'est trop de pouvoirs. Il faut avoir un directeur administratif ou financier et puis quelqu'un qui peut rêver et d'autres qui vont réaliser ce rêve… Mais ça ne fonctionne pas comme ça ! Tu dois essayer d'organiser ton rêve et le rendre possible. Et ça, c'est aussi le problème de Romeo. Quand on parle du rêve qu'il avait au départ, d'une certaine manière il ne l'a pas réalisé, mais on a poussé les limites au plus loin de ce qui était possible. Et ça, déjà, c'est très beau comme parcours. Moi, j'ai toujours eu des opportunités et j'ai su les prendre aussi. Je ne peux pas expliquer véritablement comment j'ai appris ce métier. J'ai une bonne connaissance des voix, quand je parle avec des chanteurs, ils disent "tu comprends très bien ma voix. Tu comprends très bien ma personnalité". La chose qui m'a le plus prédestiné, c'est peut-être ça. Depuis ma jeunesse, j'ai toujours adoré rassembler des gens, les faire agir ensemble, faire de petites pièces de théâtre, des parades… J'ai senti que je devais avancer vers quelque chose et je crois que ça m'a un peu prédestiné parce que le fait de mettre ensemble les bonnes équipes, c'est la base absolue de notre métier.
Et l'expérience de l'art lyrique ? Vous avez un souvenir de votre première fois à l'opéra ?
Je crois que la première fois pour moi, c'était même avant ma naissance, parce que ma maman était chanteuse. Je ressens la technique du chant, je ne peux pas l'expliquer scientifiquement. C'est peut-être ça la prédestination, entendre la voix de sa mère, sa voix parlée et sa voix de soprano.
"Le Chant de la mère", c'était le sous-titre de la Flûte enchantée de Castellucci…
Exactement oui ! Ce moment du lait que les mères tiraient sur scène… Grâce à ma mère, j'ai entendu beaucoup de musique classique très tôt. Je faisais du théâtre amateur, on chantait dans les chœurs. Moi, j'étais dans la fanfare… des activités collectives. J'allais aussi à l'église, j'étais vraiment très confessionnel. Même l'église, pour moi, c'était une communauté.
Un théâtre aussi ?
Je ne vous cache pas que mon ambition quand j'avais douze ans, c'était de devenir pape. Ça c'est la prédestination non ? (rires) Ce n'était pas une blague, c'était sérieux. J'ai commencé à voir des opéras quand j'avais dix-onze ans. Ce que je voyais ne me plaisait pas vraiment. Jamais je n'aurais pensé à cette époque que ça allait devenir mon métier. La première fois que j'en ai pris conscience, c'est quand j'ai rencontré Gerard Mortier. C'est lui qui m'a dit "Tu viens travailler pour moi ?". Cette première porte qui s'ouvre voyez-vous, c'est quand on est fan, on voit le côté public de la personne et on va peut-être jusqu'à l'entrée des artistes pour rencontrer les artistes. Mais on ne pénètre pas dans leur domaine. Et puis arrive le moment où on entre dans ce domaine et on comprend qu'on peut aussi jouer un rôle dans leur vie. Gerard avait besoin qu'on l'accompagne pour dire à un artiste "Mais tu ne vas pas chanter ce rôle-là, tu vas vers ça…", ou bien parler avec un metteur en scène de son projet… Il fallait être vraiment en discussion constante avec les artistes et de découvrir avec eux leur potentiel.
Je trouve cela fascinant. Pour moi, c'est même plus beau que d'être artiste soi-même parce qu'il ne faut jamais se comparer... J'ai souvent demandé à Pierre Audi "Comment est-ce que tu peux être tellement généreux vis-à-vis d'autres metteurs en scène, étant metteur en scène toi-même, sans chercher à entrer en concurrence avec eux ?". Ensemble, on a cherché à recruter les meilleurs du moment, les Klaus Michael Grüber, les Peter Stein… on a fait un parcours magnifique ensemble. Au fond, je crois que je suis toujours resté dramaturge à la base. Ça, c'est vraiment mon plus grand plaisir. J'aime contextualiser les choses, toujours aller vers la source de la source, retrouver les vraies raisons d'existence d'une pièce mais aussi les replacer dans un contexte historique ou bien dans un jeu de références. J'adore faire ça.
Vous n'avez jamais passé le cap et fait de la mise en scène ?
Je n'ai pas voulu aller jusque-là, je ne sais pas faire ça. Quand un metteur en scène me présente sa maquette, je vais pouvoir lui dire certaines choses. Peut-être lui dire "on pourrait faire ça ou ça…", un peu comme un vrai dramaturge. Mais je ne peux pas imaginer ce qu'il imagine. J'ai déjà essayé bien sûr. Quand j'étais plus jeune, je me suis forcé à faire des dessins pour des opéras. Je me disais "qu'est-ce que tu veux montrer dans cette œuvre ?
Comment tu mettrais en scène la Force du destin de Verdi ? Comment ? Qu'est-ce que ça veut dire la force du destin ? Quel est l'objet quand tu laisses le narratif de côté ? C'est quoi l'objet de la Force du destin ? Est-ce que c'est l'histoire elle-même ou est-ce que c'est quelque chose de plus abstrait ?". Je ne suis jamais arrivé à Tristan et Isolde (rires). Je ne savais même pas comment commencer… Tristan ou même le Vaisseau fantôme qui est tellement plus narratif… Pouvoir imaginer ces atmosphères, ces bateaux, ces esprits… Je n'ai jamais pu aller jusque-là.
Je voulais qu'on revienne à Gerard Mortier. C'est quelqu'un qui a inspiré une génération de personnes parmi lesquelles Serge Dorny, Jan Vandenhouwe et vous-même. Vous le définiriez de quelle manière ? Était-il pour vous un révolutionnaire ?
Je dirais que c'était le rebelle idéal. Ici à la Monnaie, il s'est inscrit dans la lignée d'un Béjart (même si c'était son ennemi déclaré). Il a questionné l'opéra comme Béjart a questionné le ballet. Il a commencé en Belgique par s'opposer à un système. C'était pour lui une révolte nécessaire contre une forme d'art qu'il jugeait trop bourgeoise, trop endormie, trop vieillotte. Il a vraiment secoué les choses. Si vous regardez maintenant les productions des années 1980, c'était surtout des productions extrêmement esthétisantes à l'image de celles de Gilbert Deflo, des spectacles qui étaient imprégnés d'une dramaturgie à l'allemande, même s'ils n'étaient pas vraiment au niveau des Ruth Berghaus ou Hans Neuenfels…
Pour moi, son plus grand succès c'était de construire une esthétique avec un corps latin et une tête germanique. C'est un peu ça la Belgique, cette rencontre entre ces deux mentalités. Avec Karl-Ernst Herrmann, mais aussi avec Luc Bondy et Gilbert Deflo qui était quand même aussi lui-même un poète du théâtre… mais on est loin de ce qu'on fait aujourd'hui. Il a vraiment apporté cette réflexion qui nous amenés à un autre niveau (et surtout pour moi). Ce que je retiens de Gerard, c'est son exigence de qualité. Cette exigence d'être tout le temps exigeant, ne jamais laisser passer une faute… Et ça allait aussi parfois avec le défaut de ne pas assez compter sur la qualité de ses équipes et l'idée de créer des conflits en faisant jouer une personne contre une autre. Quand j'ai découvert ça, j'ai senti que je ne pourrais plus continuer avec lui. Il a fait ça avec moi quand j'étais beaucoup trop jeune pour comprendre les enjeux sous-jacents. Moi, je suis radicalement une personne d'harmonie, c'est mon but premier. J'ai horreur du conflit, même si je dois parfois les gérer. Mais en aucun cas, je ne crée ou recherche le conflit. J'ai sur ce point beaucoup d'affinités avec Romeo Castellucci. Je cherche des artistes qui pensent de cette façon-là et si notre ambition est toujours d'arriver à cette harmonie, c'est quelque chose qui est évidemment lié à notre action et la façon qu'on a de vivre ensemble et de travailler ensemble. Ça, pour moi, c'est le contrepoids du pouvoir dont on parlait tout à l'heure. Ce n'est pas le pouvoir se crée à travers le conflit, mais le pouvoir généralisé à travers ce parcours harmonieux. Ça ne correspond pas toujours avec la réalité, mais c'est quand même notre but.
Comment peut-on résister ou survivre à une personnalité pareille ?
J'avais vingt et un ans quand, quand j'ai commencé à travailler avec lui. Pour moi, c'était bien de l'avoir rencontré très jeune. Évidemment, au début, il y a cet énorme respect parce qu'on découvre un homme que je considérais comme le numéro un. On peut travailler avec cet homme et puis après on découvre la machine et on se pose des tas de questions. Il y a plein de gens qui ne se sont jamais posé ces questions et qui ont accepté d'entrer dans sa stratégie. Moi, je n'ai pas accepté. Tout simplement parce que ce n'était pas moi. C'est ça aussi cette idée de passer dans la pièce d'après si on ne se sent pas bien dans celle dans laquelle on se trouve. Il y a une autre possibilité, une autre fenêtre, il y a de l'air là-bas… sinon on s'étouffe. C'était très bien de partir. À Amsterdam, Pierre Audi m'a ouvert toutes les portes. Il m'a demandé de faire le casting de Moïse et Aaron avec Pierre Boulez et Peter Stein. Je lui ai répondu "Mais Pierre, je suis ton directeur de dramaturgie et de communication, comment est-ce que je vais faire le casting d'une œuvre aussi difficile ?". Et puis, j'ai eu l'idée de proposer à Chris Meritt de chanter Aaron. Pour moi, ça a été la découverte de mon talent de casting. J'ai su tout de suite que j'étais sur le bon chemin. La deuxième expérience, c'était le Ring en 1999, même si la première édition péchait au niveau de distribution… C'est tombé au moment où Pierre était coincé avec la personne qui était en charge du casting avant. À Amsterdam, il travaillait avec des agents américains qui imposaient leurs chanteurs. Il n'y avait pas de hollandais. Quand je suis arrivé, je suis allé immédiatement dans tous les conservatoires. J'ai rencontré tous les profs de chant et on a commencé à faire émerger une école hollandaise avec des chanteurs qui étaient restés dans l'ombre.
On a parfois l'impression qu'il y a en Belgique une façon spécifique de faire de l'opéra ?
Je crois qu'il n'y a pas une vraie tradition d'opéra en Belgique, En tous cas, pas en Flandre, ça n'existait pas. Par conséquent, il n'y a pas d'attente non plus. C'est toujours beaucoup plus facile de s'exprimer dans des conditions pareilles. Il n'y a pas ici comme à Munich cette référence de savoir qui a fait Rosenkavalier ou Salomé avant, on est beaucoup plus libre. Je crois que c'est une des raisons pour lesquelles on a vu naître ces générations de créateurs comme Ivo van Hove, Anne Teresa de Keersmaeker ou Luk Perceval… tous ces artistes impossibles à ranger dans des cases. L'opéra continue à s'inventer ici. Je crois que c'est le résultat d'une liberté totale, quelque chose qui est dans notre ADN vous comprenez ? Quand on a vécu comme nation sous la tutelle de plusieurs autres comme les autrichiens, les français, les hollandais, les allemands, les espagnols… on finit par se créer une sorte de défense naturelle et se dire "je sais que ça ne plaira pas à tout le monde, mais je vais le faire comme ça". Je crée ma propre liberté dans les contraintes et ça c'est très flamand. Donc ça veut dire développer mon langage à moi, comme Anne Teresa au niveau chorégraphique ou bien quand Ivo van Hove avec les caméras et les vidéos… Ce n'est pas simplement une volonté de briser une tradition avec les figures et le vocabulaire classiques, c'est vraiment cette volonté d'inventer autre chose. Une volonté de refuser la réalité et d'en recréer une autre qui fait également référence aux contacts que les Flamands ont toujours eu avec les artistes étrangers, par exemple les liens entre l'Italie et la Flandre avec la façon d'associer dans les tableaux des paysages et des détails des deux pays. Ça, c'est typiquement flamand. On est toujours des arrangeurs. On parle aussi plusieurs langues, on s'ouvre à d'autres langages, on s'arrange toujours… je crois que c'est en lien avec ce besoin de liberté.
Je sens ça aussi en moi. Je réclame cette liberté, c'est quelque chose dont j'ai besoin. C'est la raison pour laquelle je suis préoccupé de voir dans la culture la place que prennent actuellement les nationalistes et intégristes. Même quand j'entends que le Vlaams Belang sera majoritaire en Flandre aux prochaines élections et qu'ils annoncent déjà une augmentation du budget culturel à condition qu'on valorise les cultures traditionnelles… Ça me fait vraiment peur et ça me révolte. Je ne peux pas m'y résoudre. Je ne peux pas accepter ce discours et je ne peux pas accepter aussi que mes collègues ne se battent pas. Rien ne se passe, tout le monde voit que c'est dangereux mais personne ne fait rien. On voit la vague arriver, on ne va pas s'enfuir non ? On doit essayer de se battre. Je ne comprends pas. C'est aussi un questionnement profond de notre rôle. Quel rôle devons-nous jouer dans quelle mesure nous sommes encore des porte-parole ? On aussi choisi de scinder les pouvoirs, on ne donne plus la responsabilité à une seule personne. On diminue le pouvoir pour mieux contrôler le système, c'est beaucoup plus facile. Mais moi je crois qu'un homme culturel peut et doit avoir une opinion, une proposition pour notre vivre ensemble, pour la société… pas une opinion politique, mais une idée sur la façon dont on vit ensemble.
C'est assez paradoxal de considérer que l'opéra est politique alors que les hommes et les femmes politiques ne s'intéressent pas tellement à lui aujourd'hui...
Pour les hommes politiques aussi pour les hommes du business, l'opéra, c'est le divertissement, l'entertainment de l'été, le festival d'été. On paye beaucoup d'argent pour aller au festival en costume avec sa femme, parce que c'est surtout elle qui veut y aller. Le mari pourrait y aller aussi durant la saison mais il n'a pas le temps, il a un "vrai métier". On considère que le secteur de la culture n'est pas un vrai métier. Comme en Angleterre pendant le COVID quand un ministre a conseillé à un artiste : "Look for a real job !". Ça me choque de penser que pour certaines personnes, nous sommes des saltimbanques. Et des saltimbanques doivent offrir ce qu'on veut voir, pas quelque chose qui questionne. Et là le cercle se complète. Donc si ces gens sont en position de décider, ils vont toujours choisir quelque chose qui est consensuel.
En France, il y a un débat autour du rôle des metteurs en scènes. Si l'on suit de près les voies qu'emprunte le populisme sur les réseaux sociaux, c'est toujours le metteur en scène qui est attaqué. Or, dans le même temps, on parle beaucoup d'un retour à un "respect" des œuvres. Est-ce que ces réactions se limitent selon vous à l'opéra ?
D'après moi, c'est un phénomène beaucoup plus vaste. Ça renvoie à un refus de se questionner et défendre cette idée qu'on aime à se retrouver bien dans ces réseaux sociaux pour être d'accord, parce que c'est plus facile d'être d'accord. Sur les réseaux sociaux que je fréquente, je n'ai pas de nationalistes sur mes réseaux, je suis toujours avec des gens qui sont d'accord avec moi, mais ce n'est pas la vraie vie, n'est-ce pas ? Concernant cette polémique dont vous parlez, je me dis qu'il est très facile de dénoncer un metteur en scène, mais il faut aussi se poser des questions : Pourquoi est-ce qu'on a un metteur en scène ? Est-ce que l'opéra peut survivre sans le théâtre ? L'opéra peut-il se limiter simplement à la réalisation d'une partition ? Est-ce que vous voulez créer cette forme extrêmement complexe qui se questionne tout le temps et qui veut avancer, qui veut évoluer avec le temps ? On ne peut plus aujourd'hui monter un opéra de Mozart avec des toges romaines, de même qu'avec les costumes de la création qui sont les costumes dix-huitième… donc on doit faire un choix. Je crois que tous ces débats sont très liés aussi à cette idée qu'il faut revenir au son original avec les orchestres sur instruments originaux. Mais même si on joue aujourd'hui un violon avec des cordes en boyaux, c'est la plupart du temps un instrument moderne. Et c'est un homme d'aujourd'hui qui le joue, même si c'est un instrument ancien. Notre oreille est une oreille moderne, avec toute la pollution sonore qu'on connaît, avec des diapasons différents. On ne va quand même pas chercher à retrouver une originalité avec des bougies ou du gaz qui empestait dans les salles… Tout le monde a parlé de cette Carmen de Rouen, que je n'ai pas vue. C'était un spectacle soi-disant classique… et bien j'espère que ça ne deviendra pas la nouvelle norme, tout simplement parce que c'est une copie de quelque chose qu'on imagine être un modèle à suivre. Mais certainement, ce n'était pas le cas puisqu'on ne peut pas récréer le passé, c'est de la nostalgie, et de la fausse nostalgie.
Donc, pour toutes ces raisons, je crois que ces polémiques sur l'authenticité et le respect vont beaucoup plus loin que le monde du théâtre ou le monde de l'opéra. C'est un phénomène qui a à voir aussi avec le repli sur soi-même, la facilité d'être avec des gens avec lesquels on est d'accord et être en conflit avec ceux qui ne pensent pas comme vous. Bien sûr, c'est ce qu'on voit partout aujourd'hui. Des gens qui ont vécu très longtemps en harmonie se battent. Maintenant, il y a la guerre. Alors qu'avant en Espagne et dans plusieurs parties de l'Europe et du Moyen-Orient, la culture musulmane et la culture juive étaient complètement intégrées… C'était quand même autre chose. On a besoin de solidarité, de tolérance, de créativité. Et puis arrivent ces gens "monothématiques"... c'est hallucinant. Ce ne sont pas les églises qui se remplissent en ce moment, mais plutôt les réseaux sociaux. Les gens se retrouvent dans quelque chose qui n'existe pas, qui est virtuel. Ce sont des espaces où l'on se met d'accord et cet espace là c'est du populisme. Le populisme fonctionne sur la promesse d'un espace virtuel qu'on appelle (à tort) un réseau "social". En réalité, il n'est pas du tout social. On ne vient pas échanger pour changer d'avis sur un réseau social.
Je voudrais qu'on rappelle que la Monnaie a créé des communautés de créateur et de metteurs en scène Castellucci, Warlikowski, Tcherniakov etc. Comment voyez-vous les prochaines générations, où les chercher ?
Je constate qu'il y a quand même un vrai défi pour ma génération qui veut vraiment avancer et trouver les nouveaux talents, tout en restant en même temps très lié à ceux que je connais déjà. C'est très difficile de choisir une famille et parfois, on arrive parfois aussi au bout d'une aventure. Peut-être après le Ring, ce sera aussi le cas pour moi avec Romeo. On aura fait plusieurs spectacles ensemble, donc voilà, je peux choisir de m'orienter ailleurs mais ce n'est pas vraiment dans ma nature car je suis très fidèle. En même temps j'ai cette volonté de découvrir de nouvelles choses. J'ai eu la chance d'être dans des jurys de concours de metteurs en scène, de concours de chanteurs, donc je suis quand même très au courant. En revanche, ce que j'essaie d'éviter, c'est le réflexe de choisir le "nouveau" metteur en scène, la "nouvelle" soprano, la successeuse de Madame Yoncheva qui était déjà la successeuse de Madame X etc. Moi je crois que des chanteurs comme Stéphane Degout ont encore tout un parcours à faire et qu'il ne faut pas se précipiter pour dénicher le "nouveau" baryton.
Pour moi, la génération qu'on découvre est complètement différente. D'une certaine manière, on peut dire qu'elle est plus responsable à plusieurs niveaux. Je trouve par exemple, qu'un metteur en scène de la nouvelle génération prévoit les problèmes que posent son propre concept. C'est quelqu'un qui dit "si je vais vous demander ça, je sais que vous allez répondre ça et je vais déjà vous offrir l'alternative". Ce n'est pas quelqu'un qui arrive en disant de façon directive "vous devez réaliser ça", comme on faisait dans le passé. La nouvelle génération, elle est beaucoup plus ouverte à la discussion. Mais ça veut dire aussi que nos institutions doivent s'adapter. La Monnaie est une maison par excellence qui prend un concept et qui le réalise. Ici, on va toujours donner la préférence à la vision du metteur en scène. Mais nous devons aussi indiquer nos limites. Nous devons aussi indiquer là où ça entre en conflit avec notre façon de travailler, et là où ils doivent aussi apprendre de notre savoir-faire. C'est une fusion. Je ne vois pas encore dans la nouvelle génération des grands noms comme on les connaît aujourd'hui. En revanche, j'observe qu'il y a beaucoup de talents de chanteurs et de chefs. Aujourd'hui il y a le niveau est tellement élevé que le choix est devenu beaucoup plus difficile, c'est fascinant. J'ai travaillé avec des metteurs en scène comme Rafael Villalobos que je trouve extrêmement doué. Mais c'est aussi des gens qui qu'il faut protéger. J'ai commencé un projet Monteverdi au moment où personne ne parlait de lui. On était en train de construire quelque chose mais entre-temps, il a reçu une offre de Berlin et d'autres salles… et tous ces offres se sont trouvées placées avant la mienne. Je suis complètement coincé maintenant avec mon projet Monteverdi parce qu'on n'a pas le temps d'y travailler. Les artistes grandissent trop vite, on ne peut pas leur en vouloir…
Comment situez-vous la Monnaie dans la géographie lyrique en Europe ?
Je dirais qu'on reste toujours dans la catégorie des petites maisons dans le sens des subsides et de la taille. Nous ne sommes pas une grande maison mais j'ai le sentiment que nous jouons quand même toujours en Champions League, dans le sens qu'on est toujours à la pointe. Pour moi c'est un défi de rester à ce niveau-là face à des institutions lyriques qui tirent leur réputation de leur prestige historique comme la Scala, Vienne, Munich, Covent Garden ou Paris. Notre catégorie, ce sont des maisons qui sont un peu les leaders dans leur domaine ; je crois que la Monnaie a toujours été un peu ça depuis toujours comme avec cette Traviata de Béjart en 1973 – à mon sens, beaucoup plus révolutionnaire que celle d'Andrea Breth qu'on a montée en 2012. Je crois qu'on est toujours resté à ce niveau-là, jamais dans le consensuel, toujours dans le souhait de découvrir d'autres approches. Je crois que la Monnaie reste une maison toujours en vue. On parle de nous, quand on dévoile la nouvelle saison, on regarde les castings, les équipes de production, le répertoire etc. Il y a de très bonnes réactions à chaque fois.
À la fin de votre mandat en 2025, vous aurez passé dix-huit ans dans cette maison… un record.
En ajoutant les deux années de préparation, ça veut dire vingt ans exactement : juin 2005, juin 2025. J'ai hérité d'une institution qui ne ressemblera pas à celle qu'elle était au début de mon mandat. Il y a eu une énorme évolution. C'est là où je crois qu'il y aura le plus de fierté pour moi dans le sens que j'ai le sentiment d'avoir quand même réussi quelque chose. C'était une maison très hiérarchisée et moi, j'arrivais avec seize ans d'expérience en Hollande où la hiérarchie est très limitée et où le processus de décision est très différent. Je vais vous donner un exemple : j'étais avec un agent ce matin, elle me demande "pourquoi tu ne prends pas ce chanteur ?" Je dis "oui, je suis très intéressé mais je veux d'abord vérifier si on n'a pas encore déjà promis un contrat à quelqu'un d'autre, ou bien si le metteur en scène ou le directeur musical n'a pas quelqu'un d'autre en tête. Je ne veux pas être un directeur qui décide unilatéralement. Peut-être que je vais finalement me décider à engager ce chanteur mais après avoir vérifié auparavant tous les paramètres dont je vous ai parlé et je crois que ça c'est tout à fait différent comme démarche. Ce n'est pas seulement jouer un rôle hiérarchique, mais aussi assumer une responsabilité. Pour moi, ce sont deux choses différentes. J'essaie d'écouter les gens qui m'entourent et leur faire comprendre qu'ils font partie du succès de la maison, pas seulement le mien propre ou celui du metteur en scène. Chacun mérite ce succès quand il a pris sa responsabilité à son niveau, sans se cacher derrière la structure globale. On a poussé très loin cette logique, même si je sens qu'on peut encore mieux faire. C'est aussi une question de changement de génération. Je crois qu'aujourd'hui, tout le monde veut travailler dans un secteur de "soft power" avec un "real power". Mais il faut réaliser qu'il faut vraiment travailler le week-end et le soir. Nous faisons notre métier quand les autres gens sont libres pour venir assister à nos spectacles. Sinon, le spectacle ne sera pas prêt à temps. On ne commence pas notre weekend le vendredi à 17h… Cette exigence prend beaucoup d'influence sur notre vie privée et j'observe aujourd'hui qu'il y a un changement de mentalité qui pour va avec la facilité de se retrouver dans une zone de confort social.
L'après Monnaie, vous y avez pensé ?
Oui, j'y ai beaucoup réfléchi mais je n'ai pas encore la réponse. Pour moi, c'est un long chemin, mais également des opportunités… Je sais que je ne suis pas encore dans la dernière chambre de Versailles. Je sais qu'il y a encore une porte, mais je ne sais pas ce que je vais trouver derrière. Je me questionne pour savoir si je veux vraiment encore travailler dans une structure. Je ne sais pas vraiment quelle institution répond à mes ambitions. Ça peut paraître arrogant de parler d'"attentes" mais je crois sincèrement que nous devons nous libérer de certains formats. Je cherche une liberté sans les contraintes d'une organisation, mais avec une relative sécurité du côté des subventions. C'est-à-dire me retrouver dans quelque chose qui essaierait de connecter ce qu'on appelle "high art" et "low art", donc de se connecter avec des communautés culturelles pour les amener dans une histoire verticale mais aussi une histoire horizontale avec des niveaux d'hybridations entre les formes d'expression. Mon idée n'est pas d'arrêter de faire de l'opéra mais plutôt de faire de l'opéra en relation avec autre chose. Du théâtre avec autre chose, du concert avec autre chose. De la pop, du rock, du jazz… de combiner les choses. Parce que je trouve que ça touche beaucoup plus les nouvelles générations. Je cherche une forme hybride (comme peut l'être la question du genre), mais au-delà d'une idée déterminée, surtout une idée qui dégage des opportunités. Je vois très clairement devant moi ce que je veux faire. Je réfléchis beaucoup à ça et j'ai beaucoup de projets en tête. Mais pour exister, tous des projets devront trouver des financements, une fondation ou une personnalité importante qui nous fait confiance et avec laquelle on pourra faire quelque chose ensemble. Peut-être je trouverai ce que j'ambitionne et sans le savoir encore… un peu comme dans l'amitié ou dans l'amour, quand on rencontre quelqu'un en se disant "la personne que je pensais devoir chercher n'était pas la personne que je rencontre finalement". Je trouve que c'est cela qui fait vivre. Je vais encore continuer à vivre…
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