Nikolai Rimski-Korsakov (1844–1908)
Ночь перед Рождеством (1895) (La nuit de Noël/Die Nacht vor Weihnachten)
Opéra en quatre actes
Livret du compositeur d’après Les Soirées du hameau près de Dikanka (Вечера на хуторе близ Диканьки) (1830–1832) de Nicolas Gogol
Création le 10 décembre 1895, Mariinskij Teatr, Saint Petersbourg.
Entrée au répertoire de la Bayerische Staatsoper

Direction musicale : Vladimir Jurowski
Mise en scène : Barrie Kosky
Décors et lumières : Klaus Grünberg
Costumes : Klaus Bruns
Chorégraphie : Otto Pichler
Dramaturgie : Saskia Kruse

La Tsarine : Violetta Urmana
Le maire du village : Sergey Leiferkus
Tschub : Dmitry Ulyanov
Oksana : Elena Tsallagova
Solocha : Ekaterina Semenchuk
Wakula : Sergey Skorokhodov
Panas : Milan Siljanov
Diakon Ossip Nikiforowitsch : Vsevolod Grivnov
Pazjuk : Matti Turunen
Le Diable : Tansel Akzeybek
La femme au nez bleu-violet : Alexandra Durseneva
La femme au nez habituel : Laura Aikin

Figurants et acrobates de la Bayerische Staatsoper

Opernballett der Bayerischen Staatsoper

Bayerischer Staatsopernchor
Chef des chœurs : Christoph Heil

Bayerisches Staatsorchester

Munich, Nationaltheater, Dimanche 7 décembre 2025, 19h30

L’automne 2025, nous l’avons souligné, fut pour nous riche d’opéras russes inconnus au bataillon international, Rouslan et Ljudmila de Glinka à Hambourg, La Pucelle d’Orléans de Tchaïkovski à Amsterdam, et enfin La nuit de Noël de Rimski Korsakov à Munich. Mais, cerise sur le Medovik, nous espérons finir l’année en beauté, par la non-moins russe mais plus familière Lady Macbeth de Mzensk à la Scala.
À Munich, l’opéra russe n’a pas très souvent les honneurs du répertoire si l’on excepte les masses de granit que sont
Boris Godunov, Khovantchina, Eugène Onéguine. Même La Dame de Pique n’y a été créé qu’en 1932…
Et Rimski-Korsakov ?  Il n’a tout simplement jamais été représenté à Munich et
La Nuit de Noël est non seulement l’entrée au répertoire de l’œuvre mais aussi du compositeur. C’est dire l’importance de l’événement, c’est dire aussi que les très grands théâtres qu’on dit être les références de l’opéra international recèlent aussi des béances moins avouables.
Le triomphe remporté par cette production devrait inciter à faire entrer au répertoire d’autres opéras de Rimski, si méconnus et pourtant tellement merveilleux.
Au pupitre, Vladimir Jurowski, dont c’est le répertoire idiomatique, et sur la scène, Barrie Kosky, grand ordonnateur de fêtes et de contes,  qui a semblé prendre à revers ceux qui s’attendaient à des pluies de paillettes et de flocons enchantés pour les grands enfants que nous sommes.

 

De bons petits diables

Parmi les grands opéras de Rimski-Korsakov, La nuit de Noël n’est pas le plus célèbre, ni le plus souvent représenté, même si c’est un conte de Noël en bonne et due forme, venu de Nicolas Gogol, dans son recueil « Les soirées du hameau » ou « Les veillées du hameau » ou Veillées d’Ukraine parues entre 1830 et 1832. Ce sont des histoires enracinées dans la tradition ukrainienne, avec leur part de fantastique, avec leur couleur comique aussi, creusant loin dans la mémoire de ces contes slaves qu’on va même retrouver de nos jours dans le très récent roman « La Tourmente » de Vladimir Sorokin.
Il y a un parfum villageois que Barrie Kosky a saisi immédiatement, avec les costumes de Klaus Brüns, et qu’il a mis immédiatement en lien avec les villages juifs d’Ukraine, les Shtetl qu’il a immortalisés dans sa merveilleuse mise en scène de Anatevka, (Un violon sur le toit) à la Komische Oper : il ne s’agit pas de superposer une histoire juive et une histoire d’Ukraine, d’autant que ces histoires se terminent dans les épouvantables drames de la deuxième guerre mondiale, il s’agit d’évoquer des typologies culturelles voisines, des couleurs qui se superposent et qui conduisent à montrer que les tragédies et les haines naissent de l’irrationnel, dans un espace de vie qui leur est commun.
C’est pourquoi Barrie Kosky ne laisse aucun espace au rêve d’enfant, aux paillettes et aux étoiles (sauf à un moment très particulier), et ce décor monumental, une sorte de mur assez laid aux couleurs sombres tirant sur le lie de vin est voulu pour montrer à la fois la clôture de ce monde, mais en même temps, par sa forme circulaire, Kosky montre le rassemblement autour d’un espace, un espace de jeu réduit où tout va se « jouer », c’est une sorte de théâtre, on penserait au Globe londonien, un théâtre pour un Shakespeare de campagne comme on le verra.
L’australien juif d’origine hongroise Barrie Kosky sait créer le chaudron géant où va bouillir cette histoire.
Justement, quelle soupe est-elle en train de bouillir ? Quelle trame Gogol et Rimski ensuite qui est son propre librettiste ont-ils concocté ?
Deux histoires se mélangent dans ce village d’Ukraine, d’une part le Diable et Solokha la sorcière veulent se venger de Vakoula, le fils de Solokha et l’empêcher de rencontrer sa bien-aimée Oksana fille de Tchoub. Ils déclenchent une tempête de neige, décrochent la lune et les étoiles pour obtenir l’obscurité complète, mais échouent.
De son côté Oksana fait la coquette avec Vakoula en lui affirmant qu’elle l’épousera s’il lui rapporte les chaussures de la Tsarine.
Solokha qui voudrait bien s’amuser avec le Diable, est aussi courtisée par d’autres, Tchoub, le père d’Oksana, le diacre et le maire du village, mais pour éviter que tous ne se rencontrent elle les cache dans des sacs que Vakoula emporte.
Ce dernier disparaît du village laissant les sacs dans lesquels on croit trouver des cadeaux de Noël traditionnels du chariot de Kolyada et qui contiennent les prétendants : les trafics érotiques de Solokha sont découverts tandis que Vakoula a disparu, – en réalité conduit à la Tsarine sur le dos du Diable.
Celui-ci se retrouve devant la Tsarine, qui amusée, lui laisse ses plus belles chaussures. Il revient au village où on le croit mort, et où Oksana avoue son amour réel pour le jeune homme. Réapparu, il offre les chaussures, inutiles parce qu’Oksana l’aurait épousé de toute manière. Tout est bien qui finit bien et le dernier mot est laissé à Gogol.

 

C’est une histoire villageoise un peu leste, un peu naïve, un gentil pacte avec un Diable pas si méchant qui n’a rien à voir avec Mephisto, un Diable de campagne qui s’ennuie et qui ne fait pas trop de mal, mais c’est aussi un Noël un peu païen avec les références permanentes notamment chorales à Kolyada, qui est la déesse du Soleil, fêtée le 24 décembre, pour le solstice, assise sur un traineau et allant de maison en maison. Nous sommes donc selon Kosky dans un Kosmos villageois, d’où un décor fermé de Klaus Grünberg, un village ukrainien qui tient aussi par son fonctionnement centripète du Shtetl juif, où circulent des traditions à la fois religieuses et païennes, avec un fort sentiment de la nature, un authentique paganisme slave qu’on retrouvera aussi un peu plus tard dans le Sacre du Printemps de Stravinski, réveil de la nature qui nous rappelle aussi que Kolyada est aussi déesse du printemps.
À partir des traditions ukrainiennes vivifiées par Gogol, des traditions et des contes russes vivifiés par Pouchkine, de la culture juive de Barrie Kosky, et des efforts musicaux de Rimski Korsakov pour utiliser la tradition musicale populaire ukrainienne nous nous trouvons donc dans une sorte de chaudron culturel aux identités multiples, mais en même temps au parfum presque unique et la forme même du décor a quelque chose d’un chaudron… reste à savoir ce qui va bouillir dans la marmite.

  1. Un Kosmos

Dans l’interview du programme, commune à Barrie Kosky et Vladimir Jurowski, ce dernier compare le petit monde du village à celui de la Nuremberg des Meistersinger von Nürnberg, une ville de Nuremberg qui n’a rien d’exact, ni d’historique, mais une sorte de « Fantasyland ». C’est de cette idée que part Barrie Kosky, celle d’un Fantasyland villageois, avec ses traditions, ses personnages, grosso modo le maire, le curé, la sorcière, voire son petit diable, où une vie collective s’est organisée dans laquelle entrent très relativement le bien et le mal, une vie complètement centrée sur elle-même, où l’extérieur compte peu, demeure une aventure, un ailleurs qui fait rêver la jeune Oksana, et vers lequel va oser s’aventurer Vakoula avec l’aide du Diable (seul le Diable peut pousser à sortir du « petit monde ») un petit monde, un « tout petit monde » comme le dirait David Lodge où chacun connaît l’autre, et où circulent à plaisir les histoires, les légendes et les mythes.

Bayerisches Staatsballett

Cette clôture, c’est aussi un caractère très spécifique des travaux de Barrie Kosky, un espace unique où tout se passe (souvenons-nous du Coq d’or, à Lyon et Aix, de Rimski-Korsakov aussi, où tout l’espace est clos et représente le monde).

Ce que j’appelais dans l’interview que je réalisai de lui à Dijon en 2019 « la box » n’est pas une permanence de sa dramaturgie, mais elle en est un élément fréquent : réunir un monde en un espace réduit pour en regarder les mouvements. C’est le choix opéré ici au départ, et qui fait de ce village non pas un espace libre d’une campagne ukrainienne ouverte, mais un espace clos, une sorte de silo sombre, délimitant un espace scénique réduit (alors que le nombre de personnages et la présence importante du chœur semblerait demander plus d’ouverture, plus de ciel de Noël et plus d’univers galactique : nous sommes presque enfermés.

La première conséquence en est un maniement des groupes, des foules et des personnages d’une grande virtuosité, on oserait presque dire « as usual » tant Kosky sait manier les groupes dans un espace réduit (souvenons-nous nous de son acte I des Meistersinger von Nürnberg à Bayreuth), mais cette fois, il utilise tout l’espace, dans son horizontalité et sa verticalité, ça marche, ça tourne, ça virevolte mais ça voltige aussi.

2. Un Théâtre

Ce Kosmos est un théâtre. Pour qui observe bien, ce décor de Klaus Grünberg en effet renvoie effectivement au théâtre avec ses loges et coursives sur plusieurs niveaux mais plus encore, à un vrai théâtre shakespearien… On pense en effet très vaguement comme déjà éviqué au théâtre du Globe, et incidemment on se rappelle que Wieland Wagner avait fait du Globe le décor de sa dernière production de Meistersinger von Nürnberg à Bayreuth en 1963. Fantasyland quand tu nous tiens…

Théâtre et kosmos : la Lune et le Diable (Tansel Akzeybek)

Mais tout théâtre, lieu où l’on regarde, est aussi lieu de réunion de société, de toutes les strates d’une société, chaque étage de l’orchestre au poulailler en représentant les différentes classes. C’est à la fois le lieu du mélange social dans une architecture qui « organise » la société. D’où les débats sur l’architecture des théâtres (loges, vision frontale etc…) qui émaillent l’histoire jusqu’à l’invention de Bayreuth qui aurait dû mettre tout le monde d’accord, mais qui reste un exemple unique ou presque (si l’on excepte le Prinzregententheater de Munich). Si ce village-kosmos est un théâtre, le théâtre est lui-même un kosmos et c’est l’autre idée de Barrie Kosky, celle de faire aller tout ce petit monde du village au théâtre… Du théâtre dans le théâtre.
Nous n’assistons donc pas à la représentation de « Die Nacht vor Wiehnachten »  de Rimski Korsakov, mais nous assistons au spectacle d’un village regardant sa propre histoire, cette (ou ces ) histoire(s) que les gens connaissent par cœur, qu’ils se racontent et qui émergentau moment des cérémonies et des fêtes : dans le monde semi-païen du village ukrainien, on se représente pour fêter Noël, ou le solstice, ou Kolyada, ou que sais-je encore, l’espace central est espace de jeu, de représentation de drame, de drame sacré, souriant, mais sacré.

Il ne s’agit pas de tragédie grecque, il ne s’agit pas de transes bachiques, mais de ce que les grecs appelaient le Komos (κῶμος ), une sorte de procession désordonnée qui aurait donné naissance au mot comédie… Ce que les villageois regardent, c’est le Komos de leur propre vie. Ça a l’air très sérieux, mais ça l’est autant qu’Aristophane : les villageois se regardent au miroir et se rient d’eux-mêmes.
Kosky saisit cette idée simplement parce que la fin rend la parole à Gogol, et donc fait honneur à Gogol, le narrateur. Il y a un narrateur reconnu, il y a donc une narration reconnue, et cette narration, c’est ce que les villageois vont regarder.

3. Un cirque

Kosky, pour casser un certain esprit de sérieux, mais aussi pour donner à cette histoire une véritable couleur populaire, qui la sort du conte pour enfants à étoiles et paillettes de l’aristocratie ou de la bourgeoisie pétersbourgeoises fait du spectacle que se donne le village à lui-même un spectacle de cirque, ou qui du moins s’appuie fortement sur l’univers du cirque. Le cirque est une forme de spectacle populaire, aux formes très variées, qui est considéré en Russie comme un art à l’égal du ballet ou de l’opéra, et ce depuis Catherine II. Sa forme itinérante, la variété des domaines, en font un spectacle polymorphe : en touchant à l’univers du cirque, Kosky est au centre de la tradition russe.
Dans le spectacle que s’offrent les villageois, tout est décor, y compris la lune initiale que le diable cherche à éteindre, mais il y a aussi les danseurs (chorégraphie du très fidèle Otto Pichler) les acrobates, et les costumes, comme celui de Tchoub, typique d’un clown. Ainsi les personnages deviennent personnages de cirque, des typologies : on avait vu dès le départ que c’était le cas de ces figures du « tout petit monde » du village, mais dès qu’ils agissent, ils deviennent par leur ridicule ou leurs excès des dérivés des clowns, et Oksana et Vakoula au contraire des sortes d’amoureux de tréteaux où la jeune femme (amoureuse) impose des épreuves à son aimé.  Tout devient un univers à mi-chemin entre cirque et commedia dell’arte c’est-à-dire des arts de tréteaux, des arts de rue où le public est partie prenante, peut intervenir. Il y a dans le public de commedia dell’arte quelque chose du public d’enfants des théâtres de marionnettes.

Ekaterina Semenchuk (Solokha) et les sacs abandonnés

Ainsi des sacs abandonnés par Vakoula qui contiennent les prétendants de Solocha. Abandonnés au milieu, ils semblent être en cette nuit de Noël des cadeaux laissés par une quelconque procession à Kolyada (un Komos/ κῶμος à la grecque) et le « public » peut se précipiter, et découvre au lieu des cadeaux attendus les prétendants enfermés dans les sacs : on est dans une farce villageoise, avec un public presque infantile.
Tout cela est en plus construit avec une vrai clarté dramaturgique, l’intrigue est limpide, parce que les personnages sont des figures, ‑non pas des caricatures- mais des profils bien marqués, comme les masques de commedia dell’arte. Kosky très habilement montre une superposition culturelle, mais indiquant sans cesse des racines populaires et paysannes : en ce sens j’ai pu rapprocher cette ambiance avec les débuts d’Anatevka, celui d’un petit monde juif heureux.
Le sommet est atteint par le voyage chez la Tsarine, qui doit être lu à plusieurs niveaux, alors que l’imagerie en est très impressionnante et très simple à la fois.
La Tsarine, pour un villageois du bout de l’Ukraine, est un monde autre, à part, presque magique, un monde qu’il ne peut se représenter qu’hors de toute réalité. Lorsqu’elle apparaît suspendue dans les airs, la Tsarine est exactement ce qu’elle représente pour un villageois : un être littéralement hors sol, une intouchable. Kosky la fait donc apparaître telle qu’un villageois se la représente.
Mais on est aussi dans le monde de la représentation théâtrale et circassienne, elle apparaît donc comme une machinerie théâtrale qui descend du Ciel, une Dea ex machina toute faite de blanc, de plumes, de paillettes, de lamé qui est la traduction exacte du rêve de tout villageois. Elle est l’impossible à atteindre. L’inaccessible qui tranche par la lueur qu’elle projette avec tout le petit monde qu’on a vu jusque-là. Et celle dont procède toute solution.
Vakoula l’antihéros (Jurowski souligne que c’est un anti-Siegfried ou un anti Walther, appuyant par-là l’influence en creux d’une mythologie wagnérienne qu’une certaine musique russe refuse) fait un antidiscours demandant les vraies chaussures…
Ces chaussures brillantes qui pendent dans l’air, sous la robe de la Tsarine laissant apparaître deux jolis mollets…
La Tsarine amusée, parce que tellement lointaine, hors sol, hors tout, et hors du monde, n’imaginant même pas ce que peut-être un village ukrainien (on sait ce que faisait Potemkine des villages que traversait la tsarine Catherine II), offre ses chaussures, et par une autre artifice théâtral, presque circassien, on arrache les mollets galbés munis de leur chaussure : le mollet était un leurre, seule la chaussure est réelle… Le corps de la Tsarine est définitivement inaccessible, comme celui d’une poupée, par cet artifice théâtral qui fait sourire et en même temps souligne la pluralité et la séparation des mondes.

Bayerisches Staatsballett

On comprend que toute la dramaturgie de cette œuvre vise à montrer d’abord qu’il ne s’agit pas d’une histoire en direct et au premier degré, mais d’une histoire ressassée que les villageois connaissent et qu’ils se racontent à eux-mêmes, comme ces histoires qu’on se raconte au moment des fêtes, pour en accentuer la magie.
Kosky refuse toute « magie de Noël » qui ne serait pas enracinée dans une tradition plus ouverte, où se rencontrent les diverses cultures, musiques et langues de ces territoires. Il refuse aussi aux personnages le statut d’un poids psychologique lourd : il en fait des figures, des clowns, incluant là-dedans le diable avec ses petites cornes dissimulées sous son chapeau, ce que j’ai appelé un bon petit diable. Les deux seuls qui échappent à ce « laminoir circassien », c’est Oksana qui ne cesse de rêver d’aller ailleurs, de sortir du « chaudron », et Vakoula, qui par amour ose à la fois chevaucher le diable, et aller vers l’inaccessible Tsarine.

Ekaterina Semenchuk (Solokha)

En montrant ce petit peuple au costumes sombres et pauvres vivre, jouir, rire, et chanter Kolyada ou Noël – et ces chants loin de ralentir l’action, lui donnent tout son poids et sa valence « Komique »/de κῶμος , sa valeur de comédie aristophanesque, c’est-à-dire en quelque sorte  d’UR-Comédie, de comédie des origines – Kosky fait de ce conte de Noël quelque chose de bien plus profond, en essayant de plonger dans les racines culturelles de nos cultures, depuis les siècles des siècles. Dans ce chaudron bout notre histoire, et pour une fois c’est une histoire souriante, apaisée, au pôle opposé de toute tragédie. Il y a dans ce parti-pris une volonté de saisir une sorte de rousseauisme originel, dans une petite société qui vit avec ses fantômes et ses figures, une petite terre du bonheur.

Mais ni Kosky – ni Jurowski ne sont les naïfs, l’un est juif d’origine hongroise, l’autre russe en exil : ils savent aussi – et sans doute le choix de l’œuvre n’est-il pas un hasard- que d’une part les petits villages ukrainiens ont crevé de faim par la famine imposée par Staline, que les paisibles Shtetl n’existent plus depuis les pogroms, orchestrés aussi par les paisibles villages ukrainiens, que les petites sociétés protégées ne le sont jamais très longtemps des bombes ou des tranchées, et que les tsarines ou les tsars inaccessibles vous envoient non des chaussures de diamant mais des bombes à fragmentation. Sic transit gloria mundi…
Alors, un moment d’Ukraine heureuse dans un chaudron munichois est un joli cadeau de Noël, dans un beau théâtre, dans notre beau théâtre des illusions.

 

Les aspects musicaux

Soulignons d’abord le magnifique travail de Christoph Heil avec le chœur de la Bayerische Staatsoper favorisé par le dispositif scénique très réverbérant qui donne à ses interventions une puissance rare, et cela sans nul doute convaincra le public que la musique de Rimski-Korsakov mérite une entrée encore plus large au répertoire. La prestation du Bayerischer Staatsopernchor est ici absolument référentielle.

Elena Tsallagova (Oksana), Bayerischer Staatsopernchor

Très solides Alexandra Durseneva en Femme au gros nez bleu, Milan Siljanov en Panas, pilier de la troupe, ou la basse finlandaise Matti Turunen qui chante Pazjuk avec une belle voix sonore, mais surtout le luxe d’avoir en scène une Laura Aikin en femme au nez « habituel ».

Les trois prétendants : Dmitry Ulyaniv (Tchoub), Vsevolod Grivnov (Diakon), Sergey Leiferkus (Maire)

`Les trois prétendants sont chacun à leur tour des figures , d’abord bien évidemment Sergey Leiferkus, souvent invité à Munich, le « maire » du village, à la voix toujours bien présente et affirmée, mémoire vivante de ce qu’est le chant russe, avec ce timbre chaud de baryton et cette expressivité qui lui est naturelle.
Le diacre, c’est Vsevolod Grivnov à la voix convaincante de ténor de caractère tandis que

Dmitry Ulyanov (Tchoub)

Tchoub, le père d’Oksana et troisième prétendant, c’est la basse Dmitry Ulyanov, avec sa voix puissante, son expressivité forte, sa présence scénique inénarrable qui emporte la conviction et qui fait du personnage une authentique figure clownesque. Qu’il interprète les comiques ou les grands tragiques, Ulyanov est l’une des basses aujourd’hui incontestables du chant slave et il remplit la scène du corps et de la voix d’une manière exceptionnelle.

Tansel Akzeybek (Le Diable)

L’un des grands triomphateurs de la soirée, c’est Tansel Akzeybek dans le rôle du Diable, ce gentil petit diable aux mains rouges et aux cornes dissimulées sous son chapeau, qui est en quelque sorte le metteur en scène de la représentation du théâtre au village : le théâtre est par essence, diabolique, nous en sommes convaincus et c’est pourquoi nous l’aimons à la folie.
Akzeybek, venu de la troupe de la Komische Oper et aujourd’hui dans la troupe de Munich, est un ténor d‘une très grande qualité, que nous avons connu à ses tout débuts lors d’un Elisir d’amore à Saint Etienne. Ce qui le distingue, c’est la qualité du phrasé, le poids donné au mot, l’habileté à projeter une voix qui n’est pas grande mais très efficace à percer les masses sonores, et surtout une expressivité et un sens de la couleur qui en font un des meilleurs ténors de caractère aujourd’hui. Tansel Akzeybek triomphe dans ce personnage de bon petit Diable dont il s’empare avec gourmandise : il y est formidable de fraicheur, de vérité, d’innocuité aussi. Un ovation océanique méritée.

Ekaterina Semenchuk (Solokha)

La sorcière Solokha son acolyte, c’est la grande Ekaterina Semenchuk, à la voix immense, au caractère trempé, qui immédiatement se pose comme personnage-figure. Il faut dans un village une sorcière (la dernière fut brûlée en Russie au milieu du XVIIIe) avec ses vrais ou faux maléfices, ses jeunes femmes rôties à la broche et ses marmites inquiétantes, mais surtout, douée d’une soif érotique inextinguible consommant les uns après les autres les officiels du village… Peu importent les marmites et les broches, c’est la femme insatiable qui fait ici la sorcière que tout le monde redoute et admire… La voix de Semenchuk, sa présence, son autorité ne se présentent plus : elle est ici dans un rôle qui lui convient totalement dont elle sait aussi jouer des nuances ; une grande interprétation.

Violeta Urmana (la Tsarine)

Même si le rôle est réduit, toute apparition de Violeta Urmana fait événement. Descendant des cieux en robe à plume et paillettes sous l’aigle à deux têtes, elle est une Tsarine évidemment impériale, douée aussi de cette discrète ironie qui montre toute l’intelligence de la chanteuse. Urmana, c’est notre Tsarine universelle, pour l’éternité…

Vakoula est Sergey Skorokhodov, qui réussit à être à la fois un personnage tendre et un petit ténor qui semble dominé par son Oksana si exigeante, puis la voix s’affirme et il montre une ductilité et une intelligence dans l’expression, dans la ligne de chant, dans la projection qui ne cesse d’étonner. Il construit peu à peu le personnage, par un jeu sur les couleurs, par une modulation des volumes, par une volonté de ne jamais forcer la voix mais de toujours lui garder une réserve, lui donnant une tendresse quelquefois un peu brute, d’autres fois une authentique délicatesse. Le personnage qui pourrait passer pour un benêt, n’est pas si aisé à interpréter et Skorokhodov est convaincant dans toutes les facettes du rôle. Magnifique prestation.

Sergey Skorokhodov (Vakoula), Elena Tsallagova (Oksana)

En Oksana enfin, Elena Tsallagova est simplement brillante. La voix s’est épanouie, élargie, clarifiée. Elle s’est affirmée et sait à la fois épouser le lyrisme de la partition tout en gardant au personnage une fraicheur authentique, mais aussi un certain sens dramatique. Elle compose une Oksana affirmée, mais qui reste tendre. La voix a désormais une solidité qui étonne et qui remplit sans problème la nef du Nationaltheater. Elle nous avait charmés dans « La petite renarde rusée », et ici elle nous impressionne par sa sûreté mais aussi par la manière dont elle gère le personnage, qui erre quelque part entre froideur et tendresse, toujours sur la ligne de crête entre le jeu à la Marivaux et le risque de la sincérité. Elle créé un authentique personnage, attachant même si versatile. Grande interprétation.

 

La direction musicale

 

Le Bayerisches Staatsorchester a bien de la chance en ce début décembre. Ce dimanche en effet le matin il était dans les mains de Kirill Petrenko pour un mémorable concert Brahms Tchaïkovski dont nous avons rendu compte et ce soir, il est dans les mains de son GMD (Generalmuskidirektor) comme la veille.

C’était la veille le très wagnérien Hänsel und Gretel et ce soir c’est Rimski-Korsakov c’est-à-dire le cœur du répertoire idiomatique du chef.
À chaque fois, on ne peut qu’admirer l’efficacité de l’orchestre, le son parfaitement maîtrisé, les pupitres de très haut niveau, sans jamais une seule bavure, notamment des bois et des cuivres splendides, des cordes particulièrement charnues et dans l’ensemble un engagement qui fait clairement de cette formation l’une des meilleures formations d’opéra, mais aussi l’une des très grandes formations symphoniques d’Allemagne et d’ailleurs. On ne le répètera jamais assez.

Comme toujours l’approche de Vladimir Jurowski procède de recherches précises, notamment dans le répertoire populaire ukrainien, mais aussi dans l’utilisation de la langue ukrainienne ou de l’accent ukrainien dans le texte russe, il y a une volonté d’authenticité qui veut en même temps rendre hommage et à Gogol et surtout à Rimski-Korsakov dans sa volonté de traduire les diversités des cultures que transpire cette musique. Il y a donc un très grand soin à exalter les racines populaires, mais aussi à jouer sur l’influence de la musique occidentale et notamment de Wagner et sur la palette incroyablement large des couleurs, qui constitue l’immense richesse de la musique de Rimski-Korsakov.
Cela se traduit par une interprétation à la fois très précise, très lyrique, mais charnelle en même temps, douée d’une grande force dramatique et de moments éthérés, presque extatiques, rendant toute la diversité de cette incroyable musique qui ne cesse d’étonner. Très attentif aux équilibres, notamment choraux dans un opéra où le chœur est essentiel, mais soutenant les voix sans jamais les couvrir, Vladimir Jurowski livre sans doute une de ses plus grandes interprétations et le succès retentissant qu’il obtient aussi bien du public que des musiciens montre que peu à peu, il s’est installé dans le paysage munichois ne faisant peut-être pas oublier son prédécesseur, mais parcourant d’autres chemins, un autre répertoire et faisant découvrir au public des pans totalement inconnus de la musique d’opéra.
Grâce à Dorny, à Kosky, à Jurowski, ce théâtre incroyable nous a offerts une série de moments mémorables en ce début de mois de fêtes… Il affiche complet chaque soir, c’est justice… heureux munichois.

Matti Turunen (Pazjuk ) Ekaterina Semenchuk (Solokha)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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