Ronconi adorait le théâtre dans le théâtre et pour peu que la production soit encore dans les magasins, était-il si nécessaire d'en proposer une nouvelle, scéniquement aussi insignifiante que celle de Frederic Wake- Walker ?
Il est vrai qu’Ariadne auf Naxos n’est pas si simple à monter : le livret d’Hugo von Hofmannsthal jette un regard ironique sur la bourgeoisie parvenue et sans culture, mais aussi sur l’histoire du genre opéra, entre opéra bouffe et tragédie lyrique, dont le mythe d’Ariane est un des sujets favoris. L’avantage est que Ariane se définit essentiellement par la plainte, le « Lamento » de la femme mal aimée et abandonnée, et donc par un monologue de Primadonna, y introduire des personnages d’opéra bouffe, c’est poursuivre le vieux débat de la querelle des Bouffons, et d’une certaine manière anticiper d'autres débats esthétiques comme celui de Capriccio, le dernier opéra représenté du vivant de Strauss en 1942. (Die Liebe der Danae est allé jusqu’à la générale en 1944, la première date de 1952)
Ces débats esthétiques qui alimentèrent le genre, notamment au XVIIIe siècle, ont toujours intéressé Strauss.
La version de 1916 revoie complètement la version originale de 1912, qui prévoyait comme prologue « Le Bourgeois Gentilhomme » de Molière, dont Ariadne auf Naxos était le divertissement final. Il est clair que la pièce de Molière elle aussi ironisait sur ces bourgeois enrichis qui se piquaient de culture, à un moment (le règne de Louis XIV) où la bourgeoisie était la classe montante en France, et la liaison entre une bourgeoisie riche naissante et un genre, l’opéra, naissant lui aussi à l’époque pouvait avoir du sens car L’opéra était plutôt le genre des princes et des cours au XVIIe, sauf à Venise. Il y aurait donc des pistes à explorer, sociologiques et culturelles qui replaceraient le débat dans une perspective plus historique.
L’autre piste est esthétique. La question centrale du prologue n’est pas l’exigence du propriétaire, mais la capacité du compositeur à s’y adapter. Strauss ironise évidemment sur ce jeune compositeur qui compose une nième version d’Ariane à Naxos, sans doute destinée à croupir ensuite dans les oubliettes de l’histoire, et sur le manque d’originalité et de créativité du personnage. D’une certaine manière, c’est ce bourgeois (qu’on ne verra jamais à la scène, mais qui doit ressembler au Faninal du Rosenkavalier) qui pousse à ce qu’on prône aujourd’hui, à savoir casser les frontières entre les genres, aller contre les règles, accepter le risque et accepter l’autre. Et donc c’est cette bourgeoisie qui porte aussi des idées nouvelles, moins fossilisantes.
De même cette Ariadne désespérée qui reste farouchement campée sur son désespoir est-elle déstabilisée, débloquée, par le fameux monologue de Zerbinetta « großmächtige Prinzessin », d’où sa disponibilité finale pour Bacchus, qui n’est autre dans la mythologie que Dionysos, le Dieu étranger venu d’Asie à la conquête du monde grec. Ariane s’ouvre donc à l’autre, à l’altérité absolue en choisissant l’étranger, elle qui a été abandonnée par Thésée, le héros typiquement grec, typiquement athénien.
Tous ces éléments sont en filigrane derrière cette histoire étrange, plus complexe qu’il n’y paraît et loin du divertissement sans prétention qu’on nous inflige quelquefois.
La mise en scène a donc été confiée au britannique Frederic Wake-Walker, nouveau venu sur la scène lyrique internationale qui dirige le Mahogany Opera Group, une structure qui explore les possibles de l’opéra, cassant les genres et s’ouvrant à toutes les diversités, évidemment relié par son nom à la construction de cités artistiques nouvelles, d’espaces nouveaux et d’utopie,
Ce n’était donc pas inintéressant que de confier cette Ariadne auf Naxos à un metteur en scène qui prétend casser les genres et les idées préconçues. D’autant que Frédéric Wake-Walker est l’un de ces metteurs en scène venus de la sphère anglo-saxonne que les théâtres recherchent pour renouveler l’esthétique du genre, et aller au-delà des metteurs en scène « Regietheater » qui ont dominé la scène ces trente dernières années.
Dans le prologue, là où doit s’afficher le désir de nouveauté, Wake-Walker et son décorateur Jamie Vartan ont conçu le vaste espace d’un riche salon, qui est envahi de roulottes et vieilles camionnettes qui sont les espaces des comédiens (loges, maquillages, voire bar qui sont autant d’espaces de tréteaux qui font contraste avec la riche maison du maître dont le majordome est le porte-parole, joué par l’excellent Alexander Pereira dans un rôle de composition – c’est l’intendant du Teatro alla Scala- qu’il a souvent joué et qu’il assume avec beaucoup d’aisance et de justesse.
Quand le rideau est fermé, l'existence de sièges devant nous indique que nous sommes aussi quelque part les spectateurs « bourgeois » de ce monde auquel par notre présence dans le théâtre nous prenons part. L’artifice avait aussi été utilisé par Giorgio Strehler pour son Illusion Comique de Corneille à l’Odéon à Paris en 1984, une autre pièce sur le théâtre dans le théâtre. D’ailleurs il n’y pas d’espace transitionnel dans la seconde partie qui nous présente l’opéra Ariadne auf Naxos, en direct, comme si nous étions les invités du riche bourgeois.
Du coup on comprend pourquoi c’est Pereira et pas un autre qui est le majordome, c’est lui qui impose aux compositeurs les exigences de la maison, il représente l’institution Scala dans la vie et l’institution « bourgeois » sur la scène, il fait son métier d’ordonnateur des cérémonies ; après tout, Pereira-intendant est le majordome de l’Opéra…tour de passe-passe où la Scala est à la fois la scène et la salle, et où la salle communique avec la scène (dégagements latéraux vers les loges des spectateurs du théâtre (baignoires d’avant-scène) d’où viennent certains chanteurs. C’est suggéré, ce pourrait être mieux exploité , mais on en reste là, dommage.
Ce qui fonctionne dans cette mise en scène c’est le travail sur les mouvements, sur la caractérisation des personnages et sur le jeu, plutôt très bien dominé par l’ensemble des protagonistes, avec en tête Sabine Devieihle (Zerbinetta) et Daniela Sindram (le compositeur) et tous les rôles qui grouillent dans le prologue. Nous avons évoqué le majordome d’Alexander Pereira, mais on pourrait aussi citer le professeur de musique de Markus Werba, très bien campé et aussi chanté (Werba est un des excellents barytons de la scène d’aujourd’hui) le Maître à danser de Joshua Whitener.
Cette première partie qui ne va pas jusqu’au bout des intentions affichées fonctionne néanmoins, cela bouge, cela sourit, cela crie.
La deuxième partie est beaucoup moins vive, et la couleur bleue dominante de la scène (la mer), l’évocation des vagues, de la solitude de l’île de Naxos au milieu de laquelle git et pleure Ariadne abandonnée est plutôt conforme à l’idée qu’on a de la tragédie, et l’idée de mettre Ariadne dans une coquille gigantesque qui se referme sur elle comme si elle s’isolait pour mourir n’est pas vraiment exploitée (notamment durant le monologue de Zerbinette).
Ce qui est un peu plus réussi, c’est l’apparition colorée (costumes de Jamie Vartan) des bouffons, qui tranche et qui montre le mélange des genres, et l’introduction de la vie dans cette antichambre de la mort et de l’engloutissement qu’est l’espace scénique. Il ne se passe pas grand-chose et il semble que l’inspiration se soit tarie. Nous assistons en fait à un spectacle que nous avons vus des dizaines de fois, dans tant de mises en scènes différentes. Certes, le final en feu d’artifice vidéo est agréable à voir, mais l’idée globale reste assez plate. C’est ici plutôt le conformisme qui domine. Et c’est finalement ‘image qu’on va garder d’un spectacle qui aurait pu décoller pour les idées qu’il semblait afficher et qui ne décolle pas.
Les choses vont mieux musicalement, grâce à Franz Welser-Möst qui a d’ailleurs travaillé Ariadne auf Naxos avec Frederic Wake-Walker à Cleveland avec son orchestre, quelques semaines auparavant. Welser-Möst est un des bons spécialistes de l’opéra straussien, et il a travaillé avec Pereira aussi bien à Zurich (Der Rosenkavalier) qu’à Salzbourg pour Der Rosenkavalier et Die Liebe der Danae. Par ailleurs, l’an dernier, il était aussi au pupitre de la Salomé (Mise en scène Romeo Castellucci) qui sera reprise en août prochain.
Sa direction est d’une grande clarté, elle dégage chaque pupitre et le fait clairement entendre, elle est énergique, mais jamais envahissante. Welser-Möst peut être quelquefois un peu claironnant ou trop fort, il n’en est rien ici où sa direction est particulièrement raffinée, faisant apparaître les délicatesses de la partition, exécutées par un orchestre de la Scala très en place et sonnant avec une particulière transparence, impressionnant dans le final très symphonique (malgré une formation de 34 musiciens seulement). Il reste difficile d’égaler Böhm à Salzbourg (1979) ou Sawallisch à la Scala en 1984, mais cette exécution est sans doute l’une des meilleures entendues ces dernières années.
Du point de vue du chant, l’ensemble de la distribution est plutôt satisfaisant : on doit noter la présence de chanteurs de l’académie, qui ne déparent pas du tout l’ensemble ; particulièrement notable le trio de Najade, Dryade et Echo, (Christina Gansch, Anna-Doris Capitelli et Regula Mühlemann) dont les interventions sont très réussies avec un chant bien projeté et une belle fusion des voix.
L’ensemble des maschere est tout aussi efficace (Thomas Tatzl, Pavel Kolgatin et Tobias Kehrer, une basse aujourd’hui aguerrie et réclamée, et le ténor lui aussi bien connu Krešimir Špicer), avec une vraie musicalité, et des voix qui s’amalgament avec des personnalités vocales différentes dans la même tessiture (par exemple entre les ténors Krešimir Špicer et Pavel Kolgatin).
Les différents personnages qui peuplent le prologue, campés par des membres du studio comme Riccardo delle Sciucca (Ein offizier), Ramiro Maturana (Ein Perückenmacher), Hwan An (Ein Lakai), petit personnel qui fait penser au premier acte de Rosenkavalier interviennent avec la précision voulue. Tout fonctionne donc à précision d’horloge.
Markus Werba est un Musiklehrer de luxe, vu les rôles qu’il occupe désormais dans d’autres productions, mais justement, le personnage est fortement incarné et occupe bien la scène, avec une voix notable, par exemple dans son dialogue avec le Majordome de Pereira. À signaler aussi Le Tanzmeister de Joshua Whitener au chant précis et élégant.
Daniela Sindram est un Komponist vif, un peu hystérique comme il se doit pour ce personnage, à la voix claire aux aigus bien dardés, mais qui manque un peu d’homogénéité, même si dans l’ensemble l’incarnation est très réussie, notamment le « faux » suicide final qui nous révèle qu’on était déjà dans de la représentation (théâtrale ? télévisuelle ?).
Sabine Devieihle – qui par ailleurs change de costume fréquemment pour enfin endosser celui de Liza Minelli dans Cabaret – est une Zerbinetta sans problèmes d’aigus, pétillante, très à l’aise en scène avec un timbre légèrement acidulé à qui il manque peut-être un peu de rondeur, mais l’ensemble est vraiment au point et a été justement accueilli par des applaudissements nourris.
Michael König est Bacchus, un rôle bref mais aux aigus ravageurs (la partie du ténor dans le prologue reste très marginale). La voix manque peut-être un peu de projection, le timbre n’est pas d’une séduction exceptionnelle, mais dans l’ensemble la voix montre une grande homogénéité sur tout le registre, y compris le plus aigu et le chant reste contrôlé et élégant.
Krassimira Stoyanova dans Ariadne montre les qualités qu’elle a mises au service de Strauss depuis quelques années (elle va aborder bientôt Wagner): homogénéité, contrôle, phrasé impeccable, sûreté dans tout le registre. Toujours élégante, sa longue fréquentation du bel canto permet d’affronter désormais d’autres rôles avec beaucoup de cran. Les qualités de timbre et d’expression sont connues et dans le prologue, la voix très expressive affirme une jolie autorité en primadonna. Elle affirme dans la seconde partie, aussi bien dans le long monologue complètement dominé et assez émouvant, que dans le final une vraie présence, et une voix pleine. Serait-elle en train de devenir la straussienne du moment ?
Au-delà d’une mise en scène pleine d’esquisses d’idées qui ne va jamais jusqu’au bout, nous sommes devant un spectacle dont les solides aspects musicaux rendent justice à l’œuvre, et c’est déjà fort important.