
Contextes
Une sorte de silence est tombé sur Norma de Vincenzo Bellini depuis la fin des années 1970, tant cette œuvre, l’un des grands chefs d’œuvre de la littérature lyrique, et le rôle qui la porte, la prêtresse gauloise traitresse à son peuple et à ses Dieux, a marqué les années 1950 et 1960 à un point tel que toute Norma postérieure risqua d’être accueillie avec les fourches et les serpes… Pas de Norma à la Scala depuis 1977 (nouvelle production en juin prochain), à Florence depuis 1979 (une nouvelle production ces jours-ci), à Vienne aussi sous forme scénique depuis 1977. À Paris, étonnamment, il y a eu plus de Norma qu’ailleurs, une production en 1972 (Zeffirelli), une autre en 1988 (Pizzi), une troisième (Yannis Kokkos) en 1996 qui a duré jusqu’en 2000. Depuis, silence.
Je ne dis pas que çà et là Norma n’ait pas été reprise ou chantée, mais je dis simplement que les grands théâtres symboliques de ce répertoire et notamment la Scala ne l’ont plus osée. Quant aux enregistrements, on en revient sans cesse aux années 1950 ou 1960. On se demanderait bien vite quelle chanteuse récente aurait fait vibrer dans Norma. Bien sûr nous avons entendu à Salzbourg en 2013 Cecilia Bartoli, la dernière des immenses dans une mise en scène de Moshe Leiser et Patrice Caurier qui fut une réussite, transposant l’histoire dans la résistance française à l’occupant pendant la deuxième guerre mondiale. Hors Bartoli aujourd’hui on chercherait en vain.
Évidemment d’aucuns ont accusé Bartoli de ne pas être une Norma… accusation d’autant plus aisée qu’on en entend peu et qu’être une Norma ne peut le plus souvent qu’être un fantôme… La double question de Norma, est à la fois banale et plus urgente que pour n’importe quel autre rôle d’opéra : c’est « chant ou incarnation ? ». Ce qui a fait le mythe Callas, mais aussi de Gencer, c’est qu’elles étaient les deux. Et que pour un tel rôle on ne peut y échapper. On aura beau roucouler tous les sortilèges du bel canto et hypnotiser par casta diva de septième ciel, s’il n’y pas la bête qui se réveille à la fin du premier acte, la mère qui se penche sur ses enfants pour les trucider au début du deuxième et la furie qui appelle à la guerre son peuple à la fin, point de Norma.
Et je passe sous silence les problèmes d’Adalgisa que nous évoquerons plus avant.
Pour ma part, je vis en Norma Caballé à Orange en 1974, mythique, Anderson à Genève en 1999 qui ne m’avait même pas ému un instant, et Bartoli en 2013 qui fut démentielle. J’ai entendu Devia, la reine des cieux belcantistes, mais qui pour moi restait théâtralement en deçà de mes attentes…
En effet, et c’est aussi le problème, plus un opéra est rare sur les scènes, plus les attentes sont grandes et mythifiées, et moins les Norma proposées nous apparaissent des Norma. Tout cela rend notre attente de l’œuvre est assez erratique, dans un univers lyrique où de plus la question de la mise en scène est toujours urgente, et blesse une partie du public qui pense qu’elle dérange l’oreille… La confrontation des deux spectacles viennois est à ce titre emblématique.
Il ne suffit pas de chanter merveilleusement pour être Norma, il ne suffit pas de grands gestes de statue grecque pour faire un personnage, pas d’un voile pour faire prêtresse et pas d’arbres en carton-pâte pour faire la Gaule.
J’entends très fort le lecteur agacé… Alors, rangeons Norma dans les fantasmes lyriques pour île déserte, et laissons les théâtres sans Norma.
Deuxième difficulté, Bellini…
Né en 1801 à Catane, mort en 1835 à Puteaux… Entre les tours de la défense et le béton du quartier, il y a, eh oui, une rue Bellini à Puteaux… Né dans une ville sans grande tradition musicale marquante, mais dans une famille de vrais musiciens, qui lui a garanti une éducation musicale solide, puis une rapide installation à Naples, ville de la grande tradition d’opéra (mais pas seulement) de son époque. Bellini va donc se nourrir de tradition napolitaine, une des capitales de l’Europe musicale d’alors.
La question de Bellini, c’est d’abord où le placer dans la grande lignée des compositeurs. En Italie au début du XIXe, il y a Cherubini (à Paris), Spontini (à Paris et Berlin), Rossini (partout, et partout le roi) et ses admirateurs et successeurs, Donizetti, Meyerbeer, et évidemment ensuite Verdi. C’est assez facile de les placer dans une ligne imaginaire, et pour les derniers (Donizetti et Meyerbeer) leur lien viscéral à Rossini est connu, et Verdi joue aussi dans ses œuvres de jeunesse de l’influence de Donizetti mâtinée de Rossini…
On met Bellini un peu à part sur cette ligne (bien que lui aussi ait été très soutenu par Rossini), mort trop jeune pour avoir sa place inscrite fortement. On le classe dans le bel canto, les mélodies sublimes, les airs pour soprano en pâmoison, les personnages délicats, et comme il vit à Paris et que Donizetti vivra aussi à Paris, on les met quelquefois dans la même catégorie alors que l’un (Donizetti) est un prolifique, et Bellini plutôt un retenu, qui a seulement composé une dizaine d’opéras (Donizetti plus de 70) essentiellement fidèle à Felice Romani comme librettiste dont on joue fréquemment aujourd’hui I Puritani, son dernier titre, mais aussi La Sonnambula, I Capuleti e i Montecchi, un peu moins Il Pirata, Beatrice di Tenda et presque jamais Zaira, Adelson e Salvini, et Bianca e Fernando. Et Norma, son plus grand succès européen, a été repris très vite à Vienne, Paris et Londres, mais on en a peur.
Il reste que sa musique est spécifique, qu’on la réduit souvent à Casta diva qui fait rêver les cœurs tendres, alors qu’on oublie qu’il écrit aussi suoni la tromba de Puritani qui n’a rien pour faire rêver Margot sous la lune…
Bellini ressemble quelquefois un peu à du « pré » Verdi, au sens où il sait « mettre en scène » le son ; sa manière d’écrire l’opéra et de concevoir la mélodie « infinie » (Wagner l’aimait beaucoup) est assez loin de Donizetti, on lui a aussi reproché de rompre avec la tradition du concertato en final de premier acte (dans Norma par exemple…). En somme, Bellini, c’est magnifique, mais c’est compliqué parce qu’un peu particulier.
Enfin, Norma pose des problèmes dramaturgiques très modernes, qui ne correspondent en rien à l’image qu’on s’en fait habituellement, notamment quand elle est réduite à Casta Diva, qui nous l’avons souligné est certes un chant céleste, mais aussi un sacré chant de trahison : elle s’adresse à une déesse chaste qu’elle a trahie de toutes les manières… corps et âme… quand elle chante ce chant, elle est au fond du blasphème.
On voit bien qu’il est difficile de parler de Bellini, de définir même un style bellinien, et la littérature sur Bellini reste assez chiche sans doute aussi à cause de sa courte vie – sait-on seulement qu’il a écrit huit symphonies… (avant ses années de gloire il est vrai)?
Enfin à cause de la rareté du titre sur les grandes scènes, et donc sa rareté médiatique, on a perdu un peu le contact avec Norma, et ainsi, plus qu’un autre opéra, il est un champ fantasmatique singulier de la part des mélomanes et notamment de ceux que j’appelle les vociomanes, ceux pour qui l’horizon opératique s’arrête à la voix et pour qui évidemment, plus personne n’est une Norma. Alors que Norma est presqu’un univers.
En appelant Michele Mariotti, Juan Diego Florez, Ildebrando D’Arcangelo et Vasilisa Berzhanskaja, l’opéra de Vienne a voulu montrer dans la distribution et la direction une couleur indiscutablement belcantiste, avec des chanteurs qui ont toujours été soucieux de style, et jamais de cirque. Il s’agissait de créer indiscutablement un grand moment musical, de revenir à Norma par le style.
En appelant comme Norma Federica Lombardi, Vienne a choisi une chanteuse aimée en Autriche notamment dans Mozart où elle est plutôt une des artistes en vue aujourd’hui, et distribué une chanteuse sérieuse, soucieuse de bien faire, mais par ce choix on a peut-être sous-estimé la versatilité du rôle, ses états d’âme divers et donc la nécessité de faire dessiner le personnage par un vrai metteur en scène.
Avec sa dramaturgie faite de scènes épiques et intimes, son principal personnage aux facettes diverses et contradictoires et une situation (une population opprimée par l’occupant) politique qui détermine un contexte qui parle aujourd’hui comme hier, il y a matière pour un metteur en scène un peu inventif. La tradition théâtrale en est là encore assez pauvre comme nous le confirme la vidéo (1974) de Pierre Jourdan, adaptée il est vrai au lieu écrasant qu’est Orange et au rapport que le spectateur minuscule entretient avec cet espace immense, mais comme on peut aussi le voir à Munich avec une mise en scène de Jürgen Rose (2006) au dispositif relativement efficace, mais terne et qui ne retrouve pas la réussite de son Don Carlo sur cette même scène (2000), toujours impressionnant aujourd’hui.
Entre la Gaule, les prêtresses et les druides, Norma pourrait pencher dangereusement vers le ridicule, et il a fallu attendre 2013 à Salzbourg que Patrice Caurier et Moshe Leiser (parce qu’ils ont eu aussi sous la main Cecilia Bartoli) posent une dramaturgie de l’œuvre un peu recadrée, replacée en France sous l’occupation allemande, dans un contexte autrement plus urgent et plus parlant que celui des serpes d’or et du gui. Et la réussite fut absolue parce que cette remise en situation a clarifié les relations entre les personnages, les angoisses des uns et des autres, la pression ambiante. Tous ceux qui virent ce spectacle s’en souviennent encore et Cecilia Bartoli avait, en immense artiste qu’elle est, transporté le public qui du coup avait oublié casta diva et bel canto pour comprendre qu’il n’y qu’un bel canto, celui qui fait théâtre.

Enfin dernière remarque : la création en décembre 1831 de Norma à la Scala de Milan masque toujours que l’origine est une tragédie française très récente, créée en avril 1831 Norma ou l’infanticide, d’Alexandre Soumet, une de ces tragédies en cinq actes et en vers dans la grande tradition classique que Victor Hugo et la jeune génération romantique railla au moment d’Hernani, antérieur de moins d’un an, car le cœur du débat esthétique d’alors n’était pas remise en cause de la tragédie classique d’un Racine ou d’un Corneille, mais bien plus celle des tragédies qui remplissaient les scènes et fossilisaient le théâtre en ce début du XIXe, dont Alexandre Soumet (mort en 1845) est un exemple, peut-être le dernier qui nous soit un peu connu.
Ainsi, une fois encore, l’opéra aide un certain nombre d’œuvres plus ou moins mineures à survivre. Le dernier des grands auteurs de tragédies est Voltaire, mort en 1778, aujourd’hui peu lu pour son théâtre et l’opéra a assez largement puisé dans ses œuvres. D’ailleurs Bellini lui-même pour sa Zaira a utilisé le texte de la tragédie de Voltaire Zaïre (1732) …
Dans la tragédie de Soumet, Norma, nouvelle Médée, et en proie à la folie, entraine au cinquième acte dans la mort ses enfants Clodomir et Agénor. Mais la liste des personnages nous apprend quelque chose de plus surprenant. Clotilde est dite « nourrice chrétienne » … Nous ne sommes donc pas comme on le pense souvent dans la Gaule pré-romaine où les gaulois luttent pour leur indépendance contre les armées de César. Nous sommes dans une Gaule « Gallo-romaine » et impériale, comme le signale l’allusion à Varus[1] dans la scène II de l’acte I de la tragédie de Soumet (« C’est au tour de la Gaule à trouver un Varus ») où Norma et Orovèse représentent une survivance des cultes païens face à un christianisme qui s’installe. La guerre c’est une guerre de religion.
En se liant à Pollion (tel est son nom dans la tragédie), Norma ne trahit pas son pays, mais sa religion (certes une survivance identitaire) parce que même si Pollion est encore lié aux Dieux romains, il est comme la Rome d’alors en route vers le christianisme.
Ceci étant, même sous ce rapport, l’œuvre garde son actualité compte tenu des tensions religieuses d’aujourd’hui… Mais il est clair que Felice Romani a effacé ces points historiquement inattendus et un peu cryptiques pour en faire une « tragédie essentielle » dont le succès qui ne se dément pas est bien la preuve qu’il y a réussi.
La production de Cyril Teste

Cyril Teste est un metteur en scène qui compte en France, avec son collectif MxM, très intéressé par les imprégnations des arts entre eux, avec notamment l’utilisation du cinéma et de la vidéo, le travail sur des performances filmiques, et des spectacles qui ont marqué comme Festen, à partir du film de Thomas Vinterberg (1998) dont il a réalisé une impressionnante version scénique en 2017 qui a longtemps tourné. Cyril Teste a popularisé en France une manière de traiter le théâtre que Castorf (avec l’utilisation multipolaire de la vidéo) avait inventée une vingtaine d’années auparavant.
À l’opéra, on lui doit un Hamlet (de Thomas) très réussi à l’Opéra-Comique, puis un Fidelio moins convaincant (mais Fidelio est un opéra difficile même pour les plus grands), et enfin Salome à l’opéra de Vienne, dont Wanderer a rendu compte (suivre le lien) , en version dîner de gala-drame familial aux souvenirs étouffés pas vraiment loin de Festen, par ailleurs assez bien accueillie.
Avec Norma, les choses n’ont pas fonctionné, mais vraiment pas du tout.
Cyril Teste et ses collègues (la même équipe que pour Salome) installent un contexte, un décor monumental, jouent sur la vidéo en direct, sur certaines images de nature boisée (on sent à certaines images la référence à Andrei Roublev de Tarkovski), sur les références au monde slave avec les foulards rouge vif endossés par les femmes, mais la première image est focalisée sur le visage des enfants, qui sera comme un leitmotiv de l’ensemble de la mise en scène, des enfants d’ailleurs si formidablement télégéniques qu’ils nous marquent plus que tout le reste. Cyril Teste voulait sans nul doute nous montrer ces enfants comme un enjeu entre Norma et le monde, entre Norma et Pollione, une sorte de centre de gravité de la trame. De fait c’est aussi ce qui rapproche Norma de Médée, une des références de la tragédie grecque et classique, mais aussi de l’opéra. La Médée de Cherubini a triomphé à Paris un peu plus d’une trentaine d’années auparavant et c’est un thème récurrent que la vengeance de la magicienne, pour des raisons similaires. D’ailleurs dans le texte de Soumet, Norma fait aussi clairement allusion à ses dons de magicienne (« Oui, j’ai préparé des charmes pour l’attirer dans l’ombre ». (Acte V,4).
Mais nous l’avons aussi souligné, Romani épure la trame des cinq actes bavards de Soumet pour en faire deux particulièrement charpentés, schématisant un peu l’opposition Romains/Gaulois pour donner à la situation une claire valence politique, religieuse, et amoureuse quand dans la tragédie originale les gaulois semblent se réveiller dans l’ombre pour secouer un joug romain déjà installé depuis longtemps… gaulois réfractaires dirait l’autre.

Alors un peu comme Caurier et Leiser naguère, Cyril Teste simplifie le contexte qui n’est pas en réalité si clair, pour en faire l’histoire d’un peuple opprimé et soumis, et Norma celle qui l’ayant trahi, essaie par ses manœuvres dilatoires de maintenir une paix qui l’arrangerait hautement et qui apaiserait aussi ses angoisses existentielles, mais il souligne aussi dans sa note d’intention que « La dimension du sacré et de la spiritualité est centrale » et il ajoute « Le personnage de Norma pourrait nous donner une orientation dans notre recherche de la forme de spiritualité qui s'offre à nous aujourd'hui. »
Soit.
Pour ce faire, au lieu du contexte de la deuxième guerre mondiale, Cyril Teste et son équipe « actualisent » la situation en la slavisant nettement, par une relation nette à la situation ukrainienne. Sa décoratrice Valérie Grall propose une structure de vaste hangar qui est une structure générale de refuge, clairement référencée à celles qui ont été investies par la population ukrainienne réfugiée, avec quelques variations selon les scènes (nef d’église désaffectée, haute cloison pour les intérieurs), rien n’est très abstrait mais rien n’est concret non plus, avec des images projetées de forêt quasi obsessionnelles. La forêt gauloise qui est l’horizon d’alors et la forêt ukrainienne celui d’aujourd’hui. Il s’agit de montrer la nature qui conquiert rapidement les espaces abandonnés (on pense aussi à Tchernobyl). L’idée exprimée par la décoratrice de deux religions opposées, une religion de la nature (les gaulois) et une religion du construit (Rome), me paraît un peu hasardeuse. Le construit antique est toujours une stylisation de la nature (et Valérie Grall rappelle à juste titre que la colonne vient de l’arbre) et d’ailleurs les premières colonnes comme les premiers temples comme souvent les premières églises étaient en bois (cf les Stavkirken norvégiennes). Ce sont deux paganismes qui prennent leur source dans la nature, comme tous les paganismes, et dans une nature qui parle… Les grecs, par exemple, étaient très sensibles au Thambos, à la terreur sacrée qui émanait de la nature et pourtant ils construisaient eux aussi des temples « en dur ». Il me semble qu’on est plus sur la religion du vainqueur face à celle du vaincu, deux versions du paganisme, et dans la tragédie de Soumet, la religion est clairement prétexte à un réveil identitaire dans une Gaule romanisée. C’est d’autant plus sensible que les deux paganismes ont à faire face au christianisme naissant (rappelons Clotilde, nourrice chrétienne dans la tragédie de Soumet, et donc plus particulièrement en position de circonvenir les enfants… pour construire un autre avenir religieux pour eux…). Nous sommes donc dans une période instable, culturellement, religieusement, et nous savons bien que dans toutes les conquêtes, même après les « pacifications », il y a des survivances, des coutumes, des pratiques qui sont autant d’affirmations plus ou moins nette de son identité. La Pax romana en Gaule comme ailleurs s’affirme par l’architecture, les routes, plus que par la religion. La religion romaine a été dès les débuts de l’Empire, très accueillante envers les religions venues d’ailleurs, par exemple du monde méditerranéen, ou d’Orient. En fait, les romains de l’Empire se moquent bien de la religion qui est outil politique essentiellement ; tout l’enjeu de Norma est un enjeu politique qui use du religieux comme masque, comme dans toutes les guerres de religion, oserait-on dire.
Les costumes de Marie la Rocca sont plutôt colorés XXe siècle, et souvent à plusieurs couches, et donc plusieurs signes, plutôt vintage, plutôt désordonnés. Chaque personnage semble porter comme plusieurs costumes agencés, c’est frappant chez Norma ou Adalgisa, mais aussi visible pour Oreveso. Les gaulois sont un peu « chargés », les romains ont une allure « propre sur eux », ordonnés, peu militaires, civils mais vaguement mafieux (Pollione avec son imperméable …) .

Le signe de ralliement gaulois est le foulard, rouge, d’apparence soyeuse (mais on apprend que ce n’est pas de la soie dans le programme de salle) qu’on identifie presque aussitôt comme de type slave, encore une fois une allusion à l’Ukraine, même si la créatrice des costumes y voit plus un signe d’appartenance ou de ralliement qu’un signe géographique ou culturel. Qu’on le veuille ou non, il y a visuellement un lien fort entre les gaulois de Norma et les Ukrainiens d’aujourd’hui ; pourquoi pas après tout.

À cela s’ajoutent les vidéos en direct (cameraman Benedikt Missmann) marque de fabrique de MxM qui focalisent sur le visage de Norma, immense et douloureux et celui, fascinant, des deux enfants qui traversent presque toute l’œuvre. La scène du repas que leur donne Clotilde, avec les jeux de regard furtifs, les mouvements lents qui suivent l’action, les bouchées qui se mangent presque sans appétit est étonnante de leur part. Ils sont magnétiques.
Mais notre description, aidée par la note d’intention du programme de salle ne serait pas complète sans les chorégraphies, totalement inutiles à notre goût, superfétatoires notamment quand elles ne s’imposent pas par la dramaturgie. Le risque, c’est le décoratif, comme dans tant de travaux de l’opéra de papa.
Elle ne serait pas complète non plus sans le parfum, déjà présent en scène dans Salome, ici simple témoignage cartonné inséré dans le programme, pour parfumer notre vision. Oserons-nous rappeler que Maurice Lehmann pour Les Indes Galantes à l’Opéra de Paris dans les années 1950 avait usé lui aussi de parfums qu’on suppose orientaux et enivrants… L’idée n'est donc pas si nouvelle, et elle pouvait se comprendre dans une superproduction comme Les Indes Galantes de Rameau destinée à marquer le retour de l’œuvre à l’Opéra de Paris. Associer Norma à un parfum, par le parfumeur Francis Kurkdjian qui collabore à de nombreuses mises en scènes de la compagnie est, dit Cyril Teste, une expérience « synesthétique ». Je le cite ici encore :
« L'utilisation de parfums est d'une importance cruciale pour les rituels spirituels et religieux. La dimension de la forêt est également amplifiée olfactivement. Une carte des senteurs est insérée dans ce programme, afin que le parfum de Norma puisse accompagner les spectateurs même après le spectacle. L'humidité joue un rôle important dans le parfum, les grandes forêts de conifères, une note très terreuse et champignonneuse. On pense à la forêt vierge. C'est une approche très synesthésique, transmise par tous les sens. Pour moi, c'est une autre dimension importante d'une expérience théâtrale. »
Acceptons-en l’augure, mais dans ce cas, à Catane, ville de naissance de Vincenzo Bellini, et lieu où fut inventé – et pour cause, le nom de Pasta alla Norma une grande spécialité sicilienne de pâtes aux aubergines frites- pourquoi ne pas distribuer aux spectateurs du théâtre local une aubergine lorsqu’on y représente Norma à défaut d’un plat de pâtes…
J’ai tenu à rendre compte des intentions affirmées par l’équipe de mise en scène parce que j’ai trouvé une telle béance entre les intentions et la réalisation qu’on m’aura pardonné mon ironie et aussi mon agacement.
La mise en scène est essentiellement une mise en contexte, avec des images, notamment vidéo (Mehdi Toutain-Lopez, Nicolas Doremus), de beaux éclairages de Julien Boizard, un cadre général soigné, mais sur le plateau, il ne se passe strictement rien. Une direction d’acteurs absente, des gestes stéréotypés que chacun puise dans sa collection personnelle de chanteur d’opéra (tout spectateur les a vus et revus…), seul, un peu D’Arcangelo et un peu aussi Berzhanskaja en Adalgisa s’en tirent parce que leur (vrai) style crée aussi leur personnage. Federica Lombardi n’est pas dirigée, le geste est raide, on la sent soucieuse d’abord de ne pas trébucher dans le chant et mal à l’aise et dans le costume et dans les attitudes (sauf quand elles sont convenues – avec les enfants par exemple), le comble (ou le fond du trou) étant atteint lors de l’image finale où elle se verse un jerrican sur le corps sur fond de colonne de feu… Comment est rendue scéniquement la « spiritualité » du personnage et la dimension du sacré si essentielle apparemment ? Je cherche et n’arrive rien à lire dans le spectacle…

Il ne se passe rien non plus entre les personnages, ce qui d’ailleurs permet de se concentrer sur la sublime musique, mais le théâtre devrait l’amplifier, lui donner son caractère définitif, sacral justement, mais là, en fermant les yeux, on sait qu’on profite de la musique et qu’on ne manque rien visuellement ni conceptuellement hélas.
L’absence aussi de nerf et de mouvement se lit dans la manière dont le chœur est géré, notamment Guerra, bien en face du chef, avec des postures convenues qu’on pourrait voir mille fois dans des réalisations poussiéreuses. C’est déjà une sorte de poussière qui envahit l’ensemble, la poussière (et nous n’en sommes qu’à la 3ème représentation… !) de la représentation de répertoire où l’on verra pendant vingt ans des chanteurs interchangeables se succéder sur fond de forêt avec des foulards ukrainiens qui alors deviendront symbole vintage.
Comment tant de compétences (car je respecte cette compagnie qui a donné souvent de beaux et grands spectacles) ont-elles pu se laisser piéger par la routine opératique au point de produire un spectacle aussi fade, aussi inexistant, malgré les images, malgré les (bonnes) intentions ? C’est aussi un des dangers de Norma mais plus encore, d’une représentation sous-jacente de la routine distillée par l’idée qu’on se fait de l’opéra italien…
Et quand je lis en outre le nom de Andrei Tarkovski, dans ce théâtre où Claudio Abbado reprit en 1991 son Boris Godunov londonien (1983, dir. Abbado) à titre posthume (resté au répertoire jusqu’en 1994) et à qui Abbado dédia la même année un Festival essentiel à Vienne, j’en deviens agacé et même colère. Non, pitié, ne pas associer ce nom-là à ce spectacle-là qui passe à côté de la musique, du drame, des chanteurs, et du théâtre.
Les voix
J’ai ci-dessus parlé de piège, un piège posé par le bel canto, qui peut être paralysant pour un metteur en scène, parce qu’il faut reconnaître que les mises en scène d’opéra belcantistes ne brillent pas souvent par un esprit qui souffle… C’est vraiment une des difficultés de ce répertoire qui souffre aussi de l’idée qu’on s’en fait, où l’impression est toujours la primauté nécessaire du chant sur le reste. Mais dès qu’une mise en scène rajoute de la valeur à l’ensemble, alors la soirée devient immédiatement passionnante. Nous le montrent les efforts d’un Festival comme celui dédié à Donizetti à Bergame, avec des productions variées, même avec des résultats contrastés ou le triomphe d’une production comme celle d’Ermione de Rossini à Pesaro l’été dernier (2024), d’ailleurs dirigée aussi par Michele Mariotti, qui vient de recevoir le Premio Abbiati, qui récompense les meilleures productions de l’année.
Le bel canto paralyse parce que souvent l’idée circule selon laquelle la mise en scène (forcément « moderne ») va troubler la jouissance orgasmique du chant. Or, on oublie que le bel canto n’est jamais le pur chant, une sorte d’en soi de la voix. Le bel canto est d’abord en chant en situation, où la vocalise, la création de cadences appropriées sont évidemment liées à des capacités techniques, mais aussi et surtout à l’adaptation à des situations dramatiques qui les justifient et qui donc créent une situation théâtrale et psychologique. Il y a des chanteurs à la voix splendide et à la technique maîtrisée qui ne disent rien en scène et bel canto alors signifiera platitude. Les grands interprètes de bel canto sont d’abord des incarnations, des personnages qui utilisent les couleurs et les capacités techniques de leur voix au service du sens, du drame (rappelons Alfredo Kraus…) : on comprend le texte, dit toujours avec clarté, les accents sont justes, et les difficultés techniques se négocient comme naturellement liées à un état mental, ne survenant jamais gratuitement. Le bel canto doit d’abord traduire, avant d’exposer. Et comme toujours, c’est la tête qui gouverne, pas le reste. On pense toujours que la voix suffit, mais la voix est l’outil au service de l’intelligence et de la pensée, comme le pinceau et les couleurs pour le peintre. Pour le belcanto comme pour le reste, l’art est une question de vision et non de technique.
La nouveauté bellinienne, c’est d’abord moins une recherche de pyrotechnie vocale pure qu’une recherche de justification psychologique de la pyrotechnique de l’agilité ou de la cadence, Il y a moins d’acrobatie vocale chez Bellini que chez Rossini et Donizetti parce que chez Bellini, l’acrobatie n’est jamais démonstration, mais conséquence d’une situation. La grande difficulté de Casta Diva est justement la combinatoire d’une crescendo lyrique et d’un climax qui doit à la fois traduire l’intensité religieuse du moment (le chœur intervient, ce qui est là encore une nouveauté au milieu d’un air), mais aussi la situation personnelle de Norma, affirmation et fragilité, mélancolie interne et affirmation externe, et donc travail sur une psychologie qu’un chant doit traduire. Si dans casta diva, on ne sent pas une méditation on est complètement à côté.
Même impression d’affirmation et de fragilité dans le duo d’Adalgisa et de Norma mira o Norma où Adalgisa attire le regard de Norma au bord du meurtre vers ses enfants, l’invite à la vie, la sienne et celle des enfants, et démontre une infinie noblesse dans le désastre sentimental qu’elle vit. C’est le moment où Adalgisa de jeune fille amoureuse devient femme en quelque sorte et ce moment de transition, le chant doit le faire sentir : c’est le passage à la maturité par l’épreuve, le passage où l’âme trouve sa vraie nature et le duo avec Norma devient ainsi fusionnel de deux femmes qui se retrouvent, et non plus de la femme bafouée et de la jeune fille amoureuse. Il y a là une forte valence pyschologique ouù la merveille mélodique traduit une évolution des âmes.
Peu de personnages dans Norma, comme dans les grandes tragédies : six au total, un très fugace, Flavio compagnon de Pollione qui apparaît au tout début et disparaît ensuite, Clotilde, la nourrice des enfants de Norma, confidente, observatrice, un peu comme la Néris de Médée de Cherubini, dont le chant doit marquer plus que celui de Flavio. Flavio donne la réplique à Pollione et en quelque sorte le met en valeur, il est ici interprété par le ténor japonais Hiroshi Amako, membre de la troupe et très correct.

Clotilde, par sa présence permanente au cœur du drame, l’observe, le commente et c’est déjà différent. On relève d’ailleurs çà et là dans les enregistrements les noms de Elizabeth Bainbridge, Ann Murray, Diana Montague ou Carmela Remigio qui dans leur jeunesse ont chanté Clotilde. C’est ici la jeune ukrainienne Anna Bondarenko formée à Odessa et membre de la troupe qui est Clotilde, avec un beau timbre corsé et une présence discrète et insistante.

Mais Norma ce sont quatre protagonistes à commencer par la basse Oroveso, confiée à Ildebrando D’Arcangelo, habitué de Vienne, et l’un des chanteurs italiens de référence des vingt dernières années. Le personnage, vu par la mise en scène comme le chef des rebelles (Réfugiés ? Résistants ?) d’un ennemi inconnu qu’on ne voit d’ailleurs jamais, ou le père face à sa fille ? Tout cela reste assez traditionnel, le personnage n’est vraiment pas fouillé alors qu’il pourrait l’être plus (la scène finale qui le confronte au problème des deux enfants est désolante de platitude) et D’Arcangelo n’a aucun mal, même si la voix a perdu un poil de son éclat d’antan à s’affirmer par un chant d’une grande clarté, et surtout un style musical attentif, très rigoureux, avec une voix très expressive et qui garde une toute particulière présence grâce à un timbre qui reste fascinant. Il est lui-même, une sorte de père noble un peu déphasé, laissé en jachère sur le plateau.
Autre jachère, fruit de la situation, celle de Pollione.
Pollione est un personnage qui manque d’intérêt, avec ses trois scènes, l’amour avec Adalgisa, la confrontation avec Norma et Adalgisa à la fin du premier acte, et la scène finale où le personnage se transforme et se réveille. Lui aussi devrait par son champ traduire une évolution. Vocalement, la voix doit être forte, affirmée, celle d’un Corelli, d’un Domingo, ou d’un Vickers du moins si on se réfère à une tradition.

Pollione était ce soir non Juan-Diego Flórez, frappé de trachéite persistante, mais Dmytro Popov, en répétition actuellement dans la prochaine Iolanta. Il a sauvé le spectacle dans un rôle qu’il débutait pour l’occasion à Vienne. Dmytro Popov est bien connu sur les scènes où il interprète les grands rôles lyriques du répertoire italien Rodolfo de LA Bohème par exemple) mais aussi fréquemment Don José de Carmen. Il s’est appliqué à chanter avec une voix assez puissante, sans problème particulier mais sans vraies couleurs ni expressivité. Il a porté le rôle dont il possède le volume et les aigus (c’est un rôle de baryténor, confié habituellement à un fort ténor comme on l’a précisé), et sans montrer de personnalité particulière, ni sans jamais vraiment marquer à aucun moment. Enfin, il s’est glissé sans problème dans la non-mise en scène qui ne garde du personnage que ses envies érotiques, sans aller bien plus loin. Un peu plat dans l’ensemble, mais on ne peut que lui signifier notre gratitude pour avoir permis à la représentation de se dérouler et assurer une performance sans accrocs et asssez propre au total.
Nous avons demandé à notre collaborateur Antoine Lernez présent à la représentation du 9 mars où Florez a chanté, de nous en écrire quelques mots, ce dont il s’est acquitté avec sa compétence habituelle et nous l’en remercions (Voir ci-dessous à la fin de l’article).

Vasilisa Berzhaskaya a embrassé le rôle d’Adalgisa avec un engagement vocal exceptionnel, faisant entendre un personnage juvénile, tendre, sans jamais d’ailleurs forcer le personnage mais le dessinant par la simple couleur et la simple puissance de son chant. On sait qu’Adalgisa est distribuée de manière très diversifiée selon les productions. Au Theater an der Wien, nous le verrons, c’est le mezzo puissant d’AIgul Akhmetshina qui l’interprète avec une voix totalement différente, voire opposée. Celle de Berzhanskaia est celle typique de mezzo rossinien « entre deux eaux », avec des couleurs éclaircies de soprano. Gageons qu’elle pourrait (pourra) être une Norma. Face à Lombardi, soprano à la couleur un peu plus sombre, elle devenait cette jeune fille éperdue face à la femme déjà mûre et les deux timbres fonctionnaient très bien ensemble.
La performance vocale et stylistique est extraordinairement maîtrisée, même si là encore la mise en scène ne l’aide pas particulièrement. Elle met en scène son chant, avec des accents déchirants, des changements de couleur et de tempo, des respirations, des moments d’une expressivité jamais surjouée, mais seulement donnée par le contrôle vocal, par la morbidezza, la douceur du timbre, ailleurs par des diminuendi de rêve, toujours rappelant ce que plus haut nous disions d’un bel canto de théâtre, c’est-à-dire en situation et non dans la satisfaction béate d’un beau son. Avec la projection, avec aussi la manière d’épouser les volutes du son orchestral, de faire avec lui un duo éberluant, on avait là l’essence de ce que doit être une performance de bel canto. Pour ma part, je n’avais jamais entendu une Adalgisa aussi émouvante, elle rendait ses droits au théâtre par son seul chant à la scène. Si seulement la mise en scène lui avait donné un autre sens, une autre présence sur le plateau.

Face à elle, Federica Lombardi était Norma. La chanteuse, nous l’avons dit, est bien connue et appréciée pour ses interprétations mozartiennes et c’est une artiste très sérieuse, très appliquée, très sensible aussi, que nous apprécions.
Mais là, elle n’est pas une Norma.
Ce n’est pas une question de chant, elle chante et s’applique à donner cette couleur crépusculaire qui peut fonctionner pour ce personnage, ce n’est pas une question de technique (encore que la voix manque de souplesse par moments), mais c’est d’abord une question d’incarnation. Son chant est correct, il y a de beaux moments, expressifs, notamment dans le premier acte, mais cela reste un peu raide, manque de la ductilité nécessaire à l’expression, et dans le deuxième acte, il lui manque le charisme, l’agressivité, une certaine « animalité » mais aussi et surtout à aucun moment elle ne suscite d’émotion.. Le geste est maladroit, on la sent mal à l’aise dans le personnage et tellement soucieuse du chant qu’elle ne cesse de fixer le chef. Il en résulte un profil fade, un personnage qui n’existe pas, ce qui pour Norma est évidemment problématique. Toute la scène finale est à ce titre totalement hors de propos parce qu’elle ne dégage rien et la mise en scène achève de la détruire parce qu'elle ne prend jamais en charge le personnage, si bien qu'elle n'est pas dirigée. Pour moi, le rôle n’est pas pour elle, et rien dans le contexte de production ne convenait à sa personnalité. C’est regrettable, parce que c'est une artiste qui dans d'autres rôles a pu émouvoir

Le chœur de la Wiener Staatsoper préparé par Martin Schebesta est comme d’habitude très professionnel, avec un phrasé impeccable et une belle projection. La mise en scène lui facilite la tâche vu qu’elle ne lui demande pas de grands mouvements. À ce titre Guerra, puissamment interprété (avec un orchestre en fosse fulgurant) est un bel exposé de ce qu’il ne faut pas faire, rang d’oignon face au chef, quelques fusil brandis et quelques gestes pseudo belliqueux et le tour est joué, on est au bord du rire…
Michele Mariotti, maestrissimo
Nous terminons par le joyau de la soirée, qui en est la référence absolue, et qui offre aux chanteurs à style l’occasion d’être à l’unisson d’une approche qui travaille sur les rythmes, les variations de tempo, les couleurs, mais aussi sur la clarté, offrant à la partition une manière de respirer rarement entendue. Il est vrai qu’il a sous la main un orchestre qui sait être exceptionnel quand il faut et quand il le veut, et notamment s’il estime le chef. C’est évidemment le cas ici, et ce qu’on entend en fosse à certains moments est tout simplement sublime. Travailler sur le style, c’est aussi bien savoir jouer sur la mélodie bellinienne et ses sortilèges, que sur les moments plus énergiques, plus brutaux, plus choraux, c’est savoir soutenir les voix en travaillant sur la subtilité, et surtout en laissant la voix se développer sans que l’orchestre ne l’étouffe jamais, lui garantissant un « matelas sonore » d’un confort inouï, sentant voire prévenant les difficultés, soutenant les moments les plus périlleux, et travaillant en duo avec le plateau (quand c’était possible). Notre ami Antoine Lernez nous dit ci-dessous combien fonctionnaient bien ensemble Flórez et Mariotti, j’en dirais tout autant de Berzhanskaia, dont à chaque fois on entend la voix mise en valeur et accompagnée par l’orchestre.
Michele Mariotti a travaillé avec beaucoup d’attention avec l’orchestre sur les coins et recoins de la partition, révélant évidemment des détails qu’on n’avait point noté et un raffinement à tous niveaux qui va bien plus loin que ce qu’on considère de la musique de Bellini, dont beaucoup nient les talents de compositeur s’appuyant sur sa réputation de mélodiste. Mais Mariotti arrive à montrer la rigueur de la construction, les minuscules différences tonales qui vont faire crescendo (dans casta diva…) et le souci permanente de coller au texte et donner de la valeur au mot qui est peut-être le plus grand apport, la plus grande nouveauté de Bellini. Nous avons souligné qu’il est resté essentiellement fidèle à Felice Romani avec qui la collaboration était à la fois étrioute et quelquefois orageuse, mais ce souci du mot, est moins marqué chez Rossini, moins aussi chez Donizetti et on le retrouvera chez Verdi, et aussi bien sûr chez Wagner. Ce n’est pas un hasard si Wagner admirait Bellini. Des longues mélodies patiemment organisées et structurées, Mariotti fait entendre la forte géométrie interne tant la clarté du rendu est grande et permet d’entendre pratiquement un « note à note ». Et face au longues mélodies, des moments violents, brutaux comme le chœur Guerra avec une incroyable dynamique, sans permettre au tempo de respirer et un rythme incroyablement serré. Ces différences entre certains moments alanguis et d’autres à l’élan plus marqué, la direction de Mariotti par sa variété et son souci du rendu le rend sensible. On est frappé aussi par la recherche d’une certaine concision, même dans des moments plus lyriques. Il en va aussi de la force dramatique, de la puissance dramaturgique du mot et de la phrase, de la manière dont les agencements sont créés.
Ne pouvant trouver que le vide scénique sur le plateau, Mariotti construit sa propre dramaturgie, avec des moments qui me sont apparus exceptionnels, comme le prélude au deuxième acte, avec ce jeu des cordes graves, avec les échos aux bois, le tout avec un orchestre qui paraissait souvent plus chambriste que symphonique, et l’intermède musical entre la première et la deuxième scène de l’acte II : les deux moments ont su installer une ambiance, une tension et en même temps une mélancolie qui disait tout de l’œuvre et avec une étonnante simplicité, sans jamais aucune exagération ni insistance, et sans aucun moment souligné de gras. Il en résulte une exécution en souplesse et en finesse, avec une ligne tenue jusqu’au bout, qui m’a valu (et c’est rare) des palpitations d’émotion à certains moments, rien qu’à entendre le son venu de la fosse. Miracle de ligne et de dosage, miracle de jeu sur les couleurs, sur le lyrisme et la mélancolie, dans un flux étonnant de chaleur, mais aussi de rigueur et de précision. Une interprétation que je n’hésite pas à qualifier de miraculeuse, mais un miracle bien solitaire, qui ne peut contribuer seule à tenir la flamme théâtrale, sans Norma et sans mise en scène.
Oui, solitaire comme on le dit d’un diamant, telle est l’interprétation de Michele Mariotti à la tête d’un orchestre de la Wiener Staatsoper des grands soirs. Et redécouvrir le sens de la musique de Bellini ou même le découvrir, ça vous donne un sacré moment de bonheur.
Pollione (Juan-Diego Flórez) le 9 mars, par Antoine Lernez

Juan Diego Flórez est revenu, lors de la représentation du 9 mars, sur la scène de la Staatsoper de Vienne, après avoir annulé sa présence aux deux représentations précédentes en raison d'une trachéite. Que ce soit parce qu'il souffre encore des séquelles de cette affection, ou parce que le rôle de Pollione ne convient pas particulièrement à ses capacités vocales (créé par Domenico Donzelli, à propos duquel Heinrich Panofka a écrit que sa voix était « d'une vigueur rare, et se prêtait, en particulier, aux accents dramatiques », et qu'elle possédait « la vera estensione della voce del tenore di forza » (La véritable extension de la voix du fort ténor ), aujourd'hui, Flórez n'a pas vraiment chanté avec le confort, l'exubérance et la facilité de ses meilleurs soirs, dénotant une certaine tension vraiment inhabituelle chez lui lorsqu'il s'attaque à certaines notes aiguës. Cependant, dans le cas de Flórez, l'art du chant l'emporte sur les limites imposées par les caractéristiques de l'instrument, de sorte que l'auditeur ne peut qu'être admiratif devant l'élégance souveraine de la phrasé, devant l'intelligence musicale éblouissante avec laquelle il aborde et résout chacune de ses phrases, toujours en fonction de l'expression, toujours attentif au texte, de sorte qu'il n'y a jamais de démonstration gratuite, une gestuelle pour épater la galerie, une recherche d'effets, mais au contraire, tout dans son interprétation est en fonction de la situation dramatique représentée et de la musique. De tous les chanteurs de la distribution, c'est sans aucun doute Flórez qui communie le plus étroitement avec la conception de la musique de Bellini qu’on entend en fosse avec Mariotti. Avec Berzhanskaya, c'est lui qui, de la manière la plus lumineuse, fait de chacune de ses phrases un exercice de théâtre musical. Et en plus, abandonné comme ses collègues par une non-mise en scène qui prive le personnage de Pollione d'une personnalité reconnaissable, d'un profil propre (au-delà de suggérer de manière inutilement excessive la fougue de ses pulsions érotiques), Flórez parvient, par son chant, à dessiner la personnalité de Pollione, à lui conférer, grâce à la noblesse et à la mesure de sa manière de sculpter les phrases, une dignité et une densité humaine indéniables. Le Pollione de Flórez est la preuve qu'un grand de l'opéra reste un grand même dans les circonstances les moins favorables.
[1] Varus, général romain vaincu par Arminius à Teutobourg (9 ap. J.C.) qui désespéra Auguste (« Varus, rends-moi mes légions ! ») et mit un terme aux ambitions romaines de posséder toutes la Germanie.
Évidemment que ce "joli" spectacle ne peut être satisfaisant. Mais, pour l'orchestre, les chœurs, les voix (exactement ce qui est dit d'un Florez passionnant), une belle soirée quand même.
J'attends avec impatience votre compte rendu de la représentation du Theatre an der wien, antithèse sur beaucoup de plans de celle du staatsoper.
Si j’ai bien compris, la Norma de l’opéra d’état ( que je n’ai pas vue ) est aux antipodes de celle du Theater an der Wien ( que j’ai vue le 1 er mars )… Lombardi v/s Grigorian, le combat est inégal !!