Écrit en 1847 pour Florence, après Attila, et révisé en 1865 pour Paris, avant Don Carlos, Macbeth est en fait le premier des opéras de Verdi fondés sur Shakespeare (outre le Roi Lear, qui n'a jamais vu le jour, Otello een 1887 et Falstaff en 1893 sont arrivés à la fin de sa carrière de compositeur), et dans cette œuvre, probablement plus que dans toute autre, le matériau musical apparaît comme le vecteur de l'action théâtrale. Ce n'est pas un hasard si, comme on le sait, pour le rôle de la protagoniste, le maestro de Busetto recherchait une voix dure, étouffée et sombre (ainsi, dans sa célèbre lettre à Cammarano) : on peut dire que dans Macbeth, les personnages, plutôt que de chanter (même si les rôles sont, en termes de chant, d'une difficulté non négligeable), doivent avant tout dire leur texte, et cette qualité de « théâtre musical » fait de Macbeth, qui trouve encore ses racines dans le style bel cantiste de la première moitié du XIXe siècle, une composition visionnaire, jetant un pont vers des styles musicaux apparemment très éloignés comme le Sprechgesang du XXe siècle.
Dans la légende de l'histoire de l'interprétation lyrique figurent les grands Macbeth de la Scala de ces dernières décennies : celui de Callas et Mascherini avec De Sabata (1952), celui de Verrett et Cappuccilli avec Abbado (1975), repris en 1985 avec Dimitrova et Cappuccilli et plus récemment celui de Guleghina et Bruson avec Muti (1997). En effet, avant la deuxième guerre mondiale, Macbeth n’est pas un titre très prisé ni même familier de ce théâtre qu’un Toscanini, par exemple, n’a pas dirigé. Macbeth est un titre « d’après-guerre » et il faudrait donc s’interroger sur le sens du retour en grâce de ce drame de la folie et de la violence du pouvoir… Mais poser la question, c’est peut-être y répondre… Reste que depuis De Sabata, les productions successives de Macbeth ont été de véritables pierres miliaires.
Sans trop s'aventurer dans le jeu risqué des comparaisons, on peut au moins dire que la performance d'aujourd'hui s'inscrit dignement dans la lignée d'une si illustre tradition, au point d'être sans nul doute le point musical culminant à ce jour du mandat de Riccardo Chailly au sein de l'institution.
Il conviendrait d'expédier au plus vite (mais nous ne le ferons pas) ce qui concerne la mise en scène, confiée une fois de plus à Davide Livermore, omniprésent dans ces dernières ouvertures comme s'il s'agissait d'un génie de la scène, alors qu'en vérité son talent, si talent il y a, ne va pas plus loin que la prolifération habile de stimuli visuels à caractère immédiat, du tape à l’œil pour gogos. En d'autres termes, une forme de pornographie scénique caractérisée non pas (malheureusement) par la célébration désinhibée de la carnalité, mais plutôt par une soumission du spectacle lyrique aux lois télévisuelles dans ce qu’elles ont de plus vulgaire qui, pour le rendre (ou prétendre le rendre) accrocheur et digeste, finit par faire devenir rachitique son contenu et dégrader sa nature au rang de divertissement : lorsque, dans l'un des drames les plus puissants à avoir émergé de l'imagination humaine, tel que Macbeth, l'épaisseur psychologique des personnages est la même que celle des protagonistes d'une bande dessinée ou d'un manga, un tel effet ne peut être le fruit du hasard, et il semble difficile de de penser que Verdi aurait pu s’en contenter. Les « masses », destinataires d'une telle production, sont plus intelligentes que ce que l'on semble vouloir leur faire croire et ont un « temps de cerveau disponible » un peu plus entrainé.
Comme dans l'Attila de 2018 et la Tosca de 2019, le spectateur est soumis, surtout dans la première partie du spectacle, à une succession épuisante de changements de décor, par le jeu de panneaux qui montent et descendent de manière agitée, comme propulsés par le balai des sorcières, au point qu'un sort (prévisible) a apparemment fait en sorte que la prima donna Anna Netrebko, lors d'une des précédentes représentations, ait été enfermée à l'intérieur du palan qui fait hypothétiquement office de roue de fortune (maladroite, prosaïque et bon marché). Mais une scène aussi compulsive n'apporte finalement rien de particulier à la narration, qui se déroule dans un monde situé quelque part entre le contemporain et le futuriste, une mégalopole de notre époque ou d'un futur immédiat imaginaire, peut-être apparentée plus au Gotham City de Tim Burton, mais avec moins d'humidité et plus de guirlandes au Metropolis de Fritz Lang, comme on a pu le lire çà et là. Les Macbeth, qui habitent un appartement luxueux, semblent être les membres privilégiés d'un clan qui se livre à une activité non précisée, aussi lucrative que douteusement légale. Banco, vêtu d'un trench-coat (suprême clin d'œil à une modernité quinquagénaire), est en quelque sorte le co-leader de cette organisation, qui partage un trajet en voiture (supposé) tendu avec l'imminent Sire di Caudore pendant le prélude.
Que Macbeth soit, ou puisse être, une tragédie urbaine a déjà été brillamment expliqué par Dmitry Tcherniakov dans sa production pour la Bastille (2009) ou même par Ivo van Hove dans sa production lyonnaise de 2012, clairement située à New York ; Livermore semble suivre cette intuition, consciemment ou non, en présentant le chœur chantant Patria oppressa dans un espace ressemblant à une cour, derrière une grille, comme s'il s'agissait d'un chœur de prisonniers, ou en faisant de ses sorcières une sorte de personnel administratif quelque peu surstimulé. Mais là où Tcherniakov montrait la banalité omniprésente du mal, dans un univers où le couple dans son isolement et sa férocité rappelait les Ceaucescu de sinistre mémoire. Livermore se contente de clichés, et fait donc du ballet du troisième acte quelque chose qui ressemble à un numéro de revue (aussi excellents que soient les membres du corps de ballet) avec une apparition en vedette de la Dame elle-même en tant que capitaine de l'escadron des sorcières (malheureusement, le point fort de Netrebko n'est pas la danse). Sa grande idée (?) semble être de suggérer que Macduff, qui méprise les gestes de supplication de son peuple au début de sa scène solo, ne sera qu'un nouvel avatar de la séquence autoritaire, plus soucieux de son propre profit que du bien-être de la collectivité ce qui a déjà été dit dans d’autres productions.
Mais Livermore, trop occupé à construire des décors et à concevoir des effets, ne s’est pas aperçu qu’il y avait aussi des personnages et qu’il fallait (un peu) s’en occuper : non seulement les seconds rôles, mais encore le couple protagoniste lui-même ne sont que des caricatures bidimensionnelles, elle méchante, dominatrice et calculatrice, lui faible, impulsif et imprudent, des portraits élémentaires d'une candeur et d’un simplisme qui seraient plus à leur place dans Dallas ou La guerre des roses, où à eux seuls Michael Douglas et Kathleen Turner avaient beaucoup plus de vigueur animale (sans parler de la tension sexuelle) que les protagonistes de Livermore.
La profondeur de la crise de la mise en scène de l'opéra en Italie est bien connue et ce site s’en fait souvent l’écho ; la Scala avait, semble-t-il, parié sur Livermore comme champion d'une école italienne classique de mise en scène, d'une solution capable de présenter avec éloquence et avec toute la « modernité » voulue le contenu théâtral des opéras au public d'aujourd'hui tout en respectant leur lettre, et en particulier leur dramaturgie. Cependant, plus que manifestement, la formule de Livermore semble épuisée et sans avenir, et il serait bon d'explorer de nouvelles options.
Ce qui fait de ce Macbeth un moment vraiment mémorable, c’est une interprétation musicale et vocale d’exception, au point de déclencher, fait inédit dans ce théâtre ces dernières années, près de vingt minutes d'applaudissements et de bravos de la part du public, avec des sorties répétées des protagonistes devant le rideau, ce qui fait réellement plaisir, tant l’enthousiasme avait semblé avoir laissé la Scala depuis quelques années.
La carrière de Riccardo Chailly suit un parcours très peu linéaire. Une jeunesse brillante, au cours de laquelle il a beaucoup marqué en tant que chef principal du Comunale di Bologna (signalons d’ailleurs qu’il a dirigé pour le film-opéra Macbeth, de Claude d’Anna (1987) l’orchestre et le chœur de ce théâtre dans une très belle version musicale où brillaient Shirley Verrett, Leo Nucci et Samuel Ramey) et de l'ancien RSO Berlin, puis a débouché sur une longue période controversée au Concertgebouw d'Amsterdam, où il a officié en tant que champion de la musique contemporaine la plus exigeante (un aspect de son profil artistique qu'il semble avoir abandonné par la suite) face aux réticences d'une partie non négligeable du public et des musiciens eux-mêmes. La période suivante à Leipzig, même si elle s'est terminée de manière plutôt orageuse, a été une période de maturité, d'équilibre et de productivité, apportant avec elle une reconnaissance internationale particulière, et plusieurs concerts et disques à retenir (Schumann, Mendelssohn, Beethoven). La période actuelle à la tête de la Scala, un théâtre auquel il semblait prédestiné en raison de ses capacités, de son passé, de son tempérament et de ses exigences, a été plutôt frustrante dans ses premières années, entre sa présence plutôt rare dans le travail quotidien du théâtre, sa timidité dans le choix des titres qu'il a présentés et les résultats pas toujours satisfaisants de ses apparitions en concert. À cela s'ajoutent ses pâles performances à la tête du Lucerne Festival Orchestra (inutile de préciser qu'il n'a pas fait oublier son prédécesseur) et un profil international de plus en plus faible en tant que chef invité. Mais Riccardo Chailly, malgré tous ces regrets, reste l'un des plus grands chefs d'orchestre en activité aujourd'hui, un homme qui connaît les outils artisanaux de son métier, et qui possède également l'imagination, l'agitation et l'ambition artistique nécessaires pour aller au-delà de la simple routine.
Aussi, le maestro donne aujourd’hui des signes qu'il a enfin trouvé la clé de l'orchestre et du théâtre. Son Macbeth est exceptionnel par la gamme infinie des nuances de la coloration orchestrale, par le dosage très calibré de la dynamique et par la réalisation exemplaire de l'authentique pâte sonore verdienne. Il développe un discours dans lequel l'orchestre, sachant respirer avec les chanteurs, est l'élément qui conduit et soutient le drame, qui fait progresser l'histoire et donne un sens aux situations dramatiques. Le ballabile du début de l'acte III, qui est proposé dans son intégralité, devient un très grand moment symphonique, illustration s'il en est besoin du grand compositeur pour orchestre qu'était Verdi, mais aussi des qualités indéniables de Chailly comme chef symphonique. De manière plus discutable, apparemment à la demande du baryton protagoniste, l'aria Mal per me de la version originale de 1847 pour le Teatro della Pergola est également insérée, précédant le chœur final. La version de Chailly privilégie généralement un ton méditatif et sensuel (même si les tempi ne sont pas exagérément lents ou les textures démesurément lustrées, comme dans la Tosca de 2019), plutôt que l'approche sanguine et énergique propre au maestro dans son enregistrement studio de la fin des années 1980 dont nous parlions plus haut et qui mérite d’être écouté. On a écrit, non sans raison, que le Macbeth de Chailly est un Macbeth tragique ; celui des tragédies individuelles, celles du couple formé par le protagoniste et sa Lady, ainsi que de leurs victimes, qui se traduit par une tragédie collective, celle d'un peuple condamné comme le mythologique Tityos à être éternellement dévoré par des vautours envoyés par les Dieux.
Le chœur du théâtre est à la hauteur de sa réputation de légende et évidemment à la hauteur du lieu, dirigé pour la première fois par Alberto Malazzi son nouveau chef succédant à Bruno Casoni.
Les chanteurs forment un véritable ensemble d'une rare homogénéité dans l'excellence.
Anna Netrebko, qui a répondu avec un superbe dédain aux huées ridicules de certains loggionisti de la prima, fait aujourd'hui un triomphe sans réserve auprès du public, récompense d'une prestation absolument exceptionnelle. La voix, privilégiée en termes de douceur, de luminosité, de débit, d'extension, ne cesse de présenter des limites dans l'aigu et le suraigu, ainsi que dans l'exécution des agilités, limites que l'exigeante écriture verdienne met sans ménagement à nu. La chanteuse a cependant travaillé le rôle consciencieusement, et est capable de compléter une interprétation qui, sur le plan vocal seulement, est beaucoup plus canonique que plusieurs de ses approches initiales (New York, Munich, Berlin, Londres…) mais a visiblement été nourrie par son exceptionnelle Lady de Vienne en juin dernier dans la mise en scène de Barrie Kosky (voir ci-dessous « Pour compléter la lecture »). À côté de cela, et c'est décisif, il y a le formidable talent théâtral de l'artiste, son magnétisme sur scène, sa capacité à donner une intensité hors du commun à son personnage, à la seule condition qu'elle soit motivée, ce qui, dans le cas de la Lady (un de ses rôles préférés, comme elle l'a avoué) est évidemment le cas, notamment en cette matinée dominicale.
Luca Salsi n'est en aucun cas un artiste aussi charismatique que sa partenaire ; il est même inévitable de constater qu'il dégage involontairement une bonhomie qui ne convient pas à un personnage comme celui qu'il incarne aujourd'hui. Et pourtant, lui aussi a travaillé très consciencieusement son rôle, notamment au niveau du phrasé, et parvient à lui donner un relief, une variété et une richesse de nuances bien supérieurs à ce que l'on pouvait espérer. On peut penser là encore que le travail effectué à Vienne dans la production Kosky, aussi profonde hiératique et épurée que celle de Livermore est profuse et diluée, a été d’un grand profit tant il y était exceptionnel (Notons qu’Alberto Mattioli, très célèbre critique italien, classe la prodcution viennoise comme la plus grande représentation qu’il ait vue en 2021). Le chant est sain, franc, expansif. Sa compréhension du style et des besoins musicaux et dramatiques est totale ; pourtant, avec lui, on a l'impression qu'il joue (merveilleusement) Macbeth, en un petit pas et il sera une « incarnation ». Le point culminant de sa performance est l'aria Pietà, rispetto, amore, qu'il résout avec une admirable élégance belcantiste, une grande largeur de souffle, une variété incroyable de dynamiques et une note aiguë menée avec une jolie science de la ligne, l'orchestre le portant haut et déclenchant l'ovation de la soirée.
Ildar Abdrazakov confère à Banco une noblesse et un sang-froid qui, bien qu'admirables, sont un peu excessifs pour un personnage qui est sûrement plus qu'une simple victime du tyran. La voix veloutée et toujours « jeune » n'est pas écrasante en termes de volume, mais le plaisir de l'écouter est indéniable, il n’a pas la profondeur sépulcrale d’un Ghiaurov, inoubliable sur cette même scène, mais il a la ligne, la maîtrise, le contrôle et surtout un timbre d’une belle richesse qui donne tout son poids à la prestation.
Le rôle de Macduff est parfaitement adapté (sinon un poil sous-dimensionné…) aux capacités et aux moyens de Francesco Meli, qui, après un son légèrement tendu au début de sa prestation, cisèle les phrases de son grand air avec la manière majestueuse et savante pour laquelle il est proverbial avec ce timbre toujours clair et solaire qui en font la légende.
Le Malcolm d'Iván Ayón Rivas est remarquable par la gamme héroïque de son timbre de ténor, ce qui n’est pas si fréquent : on entend souvent des Malcolm pâles et ce n’est pas du tout le cas ici. Quant à la dame de compagnie de Chiara Isotton, elle laisse pantois par le suraigu spectaculaire du concertato final du 1er acte.
Au total aucun doute possible : de toutes les "prime" depuis que Riccardo Chailly est le directeur musical du Teatro alla Scala, celle-ci est la plus réussie dans la fosse comme sur le plateau et le succès public qui ne s'est jamais démenti en témoigne.
Reste la problématique scénique. Tant que l'abonnement de Davide Livermore à la Scala n'arrivera pas à échéance, et tant qu'on ne comprendra pas qu'une mise en scène aussi vulgaire finit par desservir l'ensemble tant qu'on continuera de cultiver la faute de goût, surtout quand la musique est à cette hauteur, quelque chose restera bancale. Mais cette fois ne boudons quand même pas notre plaisir, Verdi était chez lui, et transpirait par tous les pores du théâtre. Quelle joie immense quand Verdi sonne comme ça à la Scala !
Pour pourusivre la lecture : ci-dessous, Anna Netrebko au MET, puis à Vienne
Musicalement également vulgaire.
Émission forcée des deux protagonistes.
Verret,Scotto,Bruson…Le style!!!!
Une excellente critique. C'est un très bon article
La mise en scène a manifestement été conçue pour être filmée. Ainsi la scène de somnambulisme où la Lady est filmée au bord d’un toit avec les voitures qui circulent en bas dans la rue, on peut s’attendre à ce qu’elle saute dans le vide.. images que les spectateurs de la Scala ne peuvent pas voir. La tendance n’est pas nouvelle, ainsi le Faust de Castorf à Vienne où tous les détails du plateau ( affiches …) ainsi que les vidéos en direct ne sont mises en valeur qu’à l’écran. Et toujours à Vienne, le concert du nouvel an avec danseurs et promenade amoureuse..
Je n’ai vu et entendu que sur ma télé la soirée du 7 décembre qui n’a pas été triomphale,Netrebko étant ce jour là en grande méforme.Salsi donne de la voix mais le personnage n’est pas incarné.Pour le reste je partage l’avis de Monsieur Lerner,tant en ce qui concerne la splendeur de l’orchestre que la nullité de la mise en scène.