Giuseppe Verdi (1813–1901)
La forza del destino (1862–1869)
Livret de Francesco Maria Piave et Antonio Ghislanzoni

Direction musicale : Jordi Bernàcer
Mise en scène : Frank Castorf
Décors : Aleksandar Denić
Costumes : Adriana Braga-Peretzki
Lumières : Lothar Baumgarte
Video Design et camera-live : Andreas Deinert, Kathrin Krotthenthaler,
Maryvonne Riedelshaimer

Dramaturgie : Jörg Königsdorf

Der Marchese von Calatrava : Stephen Bronk
Donna Leonora : María José Siri
Don Carlo di Vargas : Markus Brück
Don Alvaro : Russell Thomas
Preziosilla : Agunda Kulaeva
Padre Guardiano : Marko Mimica
Fra Melitone : Misha Kiria
Curra : Amber Fasquelle
Der Alkalde : Padraic Rowan
Mastro Trabuco : Michael Kim
Chirurgo : Byung Gil Kim
L'indien : Ronni Maciel

Chor der Deutschen Oper Berlin
Chef des chœurs : Jeremy Bines

Orchester der Deutschen Oper Berlin

Berlin, Deutsche Oper Berlin, 8 septembre 2009

Le public pour Verdi n’est pas forcément le même que pour Wagner. On l’a bien compris lors de la Première de La Forza del destino à la Deutsche Oper Berlin où Frank Castorf signait son premier travail pour ce théâtre. Le scandale assurera-t-il le succès ? Plus de dix minutes de « bronca » au quatrième acte aux cris de « Musik ! » ou « Verdi ! » ont montré que même à Berlin qui en la matière en a vu d’autres, il y a un public fermé à ces types d’approche.
Pourtant ce n’est pas tant le spectacle puissant de Castorf qu’une réalisation musicale plutôt passable qu’il faudrait mettre en cause. Une
Forza del destino a ses exigences auxquelles il n’a pas été tout à fait répondu.

L'indien (Ronni Maciel) et Leonora (Maria José Siri)

Que Frank Castorf s’attaque à La forza del destino peut étonner. Le célèbre metteur en scène allemand qui avait déjà agité Bayreuth pour un Ring particulièrement remarqué de 2013 à 2017 offre une vision hors du commun du chef‑d'œuvre de Verdi, qui a sans doute ulcéré un certain public « verdien » bousculé par l’approche au scalpel qui lui est imposée ici.

En fait, la première représentation a été interrompue pendant plus de 10 minutes par les protestations du public qui criait "Musique !" ou "Verdi !" parce que Castorf a utilisé à Berlin ce qui lui avait été interdit à Bayreuth, à savoir insérer des textes étrangers au livret entre une scène et l’autre ou un acte et l'autre (ce qu’il a fait à Stuttgart pour Faust, mais sans manifestations hostiles). La colère du public a été déclenchée par un extrait tiré de "La Peau" de Curzio Malaparte dont on verra les motifs plus loin.

L’étonnement provient aussi de raisons dramaturgiques. Aussi bien Wagner que Janaček (productions lyriques récentes de Castorf) ont des livrets d’une portée littéraire avérée et surtout sont des textes de théâtre « continus », permettant à la mise en scène de mieux s’organiser autour de la trame et des dialogues. Si les choses vont changer avec Otello et Falstaff, l’organisation dramaturgique de l’opéra verdien dépend étroitement de la division en airs (ou plutôt récitatif, air et éventuellement cabalette) qui arrête l’action (tout comme d’ailleurs les interventions du chœur), avec une valeur « littéraire » du livret toute relative. Cela implique de donner moins d’importance aux mots et de travailler essentiellement sur les contextes et les situations globales. Aussi Castorf ne dérange t‑il pas vraiment ces schémas, laissant les airs et interventions du chœur réglés de manière assez traditionnelle ; quand on se souvient de la magistrale manière dont le chœur était géré dans le Götterdämmerung à Bayreuth, on est un peu surpris de le voir ici en rang d’oignon devant le chef, dans une fixité assez peu dramatique mais très conforme aux habitudes de l’opéra…
C’est bien sûr que l’essentiel est ailleurs. Comme toujours Castorf s’intéresse plus à l’histoire et à ses effets, aux contextes et à ce qu’il y a « derrière les yeux » qu'à la fidélité littérale au livret, d’autant que celui de La forza del destino n’est pas vraiment un exemple de cohérence.

Il marchese di Calatrava (Stephen Bronk)

La mise en scène a induit à considérer deux éléments qui selon Castorf structurent et justifient l’histoire :

  • La question de la liberté des individus face à l’oppression ; ici, Leonora vêtue au départ comme une « Ménine » à la mode de Velasquez, finit par se libérer du joug imposé par un père assimilé à des autorités supérieures et dictatoriales (il parle d’une tribune où défilent les portraits de Franco et de Mussolini), tout en étant sans cesse déchirée entre deux forces antagonistes, l'amour pour son père et sa soif de liberté. Ici aussi, Alvaro est le produit des guerres de conquêtes, fils de conquistador et de princesse Inca ; il est porteur de deux traditions et représente aussi une altérité insupportable. D’où racisme, moteur du rejet de cet être pour ce qu’il est et non pour ce qu’il a fait, arbitraire qui caractérise tout régime totalitaire et toute société fermée et pervertie.
  • L’opéra se déroule sur fond de guerres latentes, mais la guerre est clairement affichée au troisième acte, où le théâtre des opérations est déplacé à Velletri, à quelques encablures de Rome, alors que tout le reste se situe en Espagne, rappelant ainsi que l’Italie fut souvent (depuis la Renaissance) un enjeu des guerres des grandes puissances, notamment la France contre le Saint Empire ou contre l’Autriche. Au moment de la composition de la première version (1862), Venise est encore autrichienne, et c’est la guerre pour la récupérer qui est l’actualité, une Autriche qui gardera Venise jusqu’en 1866 (et d’autres territoires voisins comme Trieste jusqu’à la première guerre mondiale). Une guerre dont les beautés sont chantées par Preziosilla, image pour Castorf de la double postulation de chaque homme déchiré entre le bien et le mal avec son côté « preziosa » et son côté « Godzilla », comme dit Castorf en jouant malicieusement sur les mots ; elle encourage à la guerre mais porte aussi secours aux prisonniers. Un personnage qui peut être d’ailleurs le point de départ de l’analyse puisque s’il n’a aucune fonction dans le déroulement de l’histoire, mais au centre de deux moments clés, au deuxième acte quand Leonora va décider de demander à Padre Guardiano de la protéger et au troisième quand Alvaro et Carlo vont à la fois se trouver, s’aimer et se haïr.

Alvaro (Russell Thomas) et Carlo (Markus Brück)

Ce qui intéresse Castorf, c’est justement les effets conjugués des régimes autoritaires et de la guerre sur les êtres. Et leur permanence dans le temps, d’où la claire allusion à la guerre civile espagnole et à Franco, d’où la question du catholiscisme. En réalité pour Castorf les époques importent peu si les mêmes mécanismes sont toujours en jeu.

C'est un travail sur la destruction de l'homme et les effets des guerres où l'amour et les amitiés sont détruits par la pression de la violence. Si pour Preziosilla la guerre est belle, c’est qu’elle est la source de son revenu, car chaque médaille a son revers.  Le metteur en scène prend donc le contrepied de cette « beauté » et montre les blessés, le sang et les horreurs à l’acte III, pour encadrer le duo entre Carlo et Alvaro et ainsi en préparer les conditions.
Il utilise abondamment la vidéo en direct d'une manière très virtuose et en montrant ce que le spectateur ne devrait pas voir, comme par exemple les gros plans sur Carlo, dignes d’un suspense de film noir américain, dans la scène finale.

Une des facettes du décor d'Aleksandar Denić

Le résultat est un spectacle puissant avec de magnifiques décors d'Aleksandar Denić, comme toujours faits à la fois de son bric à brac de signes divers (toujours les frigos à Coca Cola…), toujours sur une tournette, portraits de Franco, de Mussolini, slogans fascistes, camion militaire, tentes, tribune, superbe façade d'église) et les costumes extraordinairement variés, colorés, quelquefois clinquants d'Adriana Braga-Peretzki ainsi que des lumières phénoménales de Lothar Baumgarte, qui peuvent parfois distraire de l'impossible intrigue de l'opéra mais qui restent d'une beauté noire, riche en idées.  Comme les éléments traditionnels (airs et chœurs) sont respectés, les interventions du metteur en scène sont réservées au contexte, aux espaces entre les scènes ou entre les actes, ou aux visions vidéo très impressionnantes d'Andreas Deinert, entre autres choses. 

Acte I : Leonora en ménine (Maria José Siri) Alvaro (Russell Thomas) et son panier d'huitres aphrodisiaques(?) et Curra (Amber Fasquelle en arrière plan)

Ainsi de ce panier plein d'huitres qu'on se refile dans la première scène, des huitres que Curra ouvre (symbole aphrodisiaque face au couple d'amoureux) mais surtout ce que révèle le marquis dans son discours, plein d'yeux des indiens qu'on a ouverts comme des huitres, en cadeau de ses collègues de parti,  symbole des corps lacérés des victimes des guerres et notamment des massacres espagnole, Ainsi aussi Castorf, inspiré par un Alvaro mi espagnol mi "indio" invente-t-il un personnage supplémentaire d’indien androgyne en string à paillettes (interprété par le danseur et chorégraphe brésilien Ronni Maciel), « l’autre » à l’altérité insupportable, à qui il confie quelques textes de Heiner Müller dits avec un discret accent qui semblent agacer une certaine partie du public, tout autant que ce qu’il dit (Ich bin der Engel der Verzweiflung…Meine Rede ist das Schweigen, Mein Gesang der Schrei) ((je suis l’ange de la désespérance…mon discours est le silence, mon chant est le cri)) comme si Castorf cherchait à créer la tension dans le public en y faisant exploser le racisme ordinaire. Il y a là une démarche typique inspirée par Artaud. Comme à son habitude, il insère des textes en lien avec les thématiques développées, de Schiller, Heiner Müller, Curzio Malaparte (ce dernier ayant déchainé le pandemonium dont il était question plus haut). « La Peau » de Malaparte raconte les effets terribles et ambigus de la guerre lors de l’arrivée des américains « libérateurs » à Naples (en fait, la ville s’est libérée elle-même) en 1943, et les conséquences de cette arrivée, brutales, désespérées, voire obscènes nées de l’extrême dénuement de la population. Une fois de plus le bien peut générer le mal, et il est difficile de dessiner des frontières entre bien et mal, moral et immoral, licite et illicite. C’est bien la double nature des êtres et ses conséquences en situation de crise dramatique dont il est ici question.

Alvaro (Russell Thomas) et Carlo (Markus Brück)

Enfin, même si Leonora déchirée entre son amour pour Alvaro et son horreur de la situation créée (Alvaro a tué par accident le père de la jeune femme, en voulant jeter son pistolet à ses pieds en signe de paix), se livre à l’expiation absolue par l’isolement total en marge du couvent dont le supérieur est Padre Guardiano, même si Alvaro est coupable sans l’être, même si Carlo est définitivement et maladivement dressé contre sa sœur et son amant, la religion, une des forces impliquées sans cesse dans ces guerres entre peu en jeu, mais plutôt l’église en tant qu’institution humaine et donc faillible (elle-même traversée par bien et mal, voir le personnage caricatural de Melitone) .

Église Sant'Agostino à Forza d'Agro, modèle du décor d'Aleksandar Denic

Verdi en bon agnostique croit plus au Destin qu’à la Providence, au destin et à son jeu de massacre dû à l’ambivalence humaine, mais n'oublie jamais l'église, avec cette façade imposante prise à une église sicilienne, comme par hasard une région traversée par les conquêtes, par les religions, par les déchirures intérieures (la Mafia) qui fut comme par hasard aussi sous domination espagnole. L'utilisation de la facade de l'église San Agostino de Forza d'Agro en Sicile est intéressante à plusieurs titres : c'est une église conventuelle, comme dans l'opéra, c'est à Forza d'Agro (pour la Forza del destino), et c'est l'église utilisée dans Le Parrain 2 lors de la fuite de Vito Corleone (histoire de Mafia, de vengeance etc.,. qui rappelle un peu celle de La forza del destino, par son aspect impitoyable). On pourrait gloser aussi sur le fait que cette église soit consacrée à Saint Augustin, le père de l'église intransigeant, et à son affirmation claire du Bien et du Mal et de l'impossibilité pour l'homme de se sauver sans grâce divine. Sacré Castorf avec sa pensée en abyme…!
Et Denić et Castorf  travaillent aussi avec humour, comme cette affiche (A bag of trouble) sur le camion militaire qui prévient des dangers de la syphilis, alors que Carlo va fouiller dans les affaires d'Alvaro dans sa "bag of trouble", et qu'il va en résulter en effet un sacré trouble…

Il en sort, on le voit,  un spectacle d’une incontestable profondeur, très réfléchi, d’une beauté singulièr, peut-être un peu trop « attendu » par certains aspects (le dispositif du décor, même fascinant finit par faire système ou routine diraient les détracteurs), même si Castorf cherche à chaque fois à étayer son discours par des textes toujours merveilleusement choisis, et par d’autres aspects particulièrement complexes, car on n’a pas l’habitude de toujours chercher des motivations théoriques aussi rigoureuses et radicales derrière le livret de Piave et Ghislanzoni, plutôt considéré comme l'habillage obligé et sans grand intérêt d’une musique géniale. Castorf n’habille pas la musique, il ne l’illustre pas : il cherche dans les replis des textes. Malgré leurs faiblesses, il prend au sérieux Piave et Ghislanzoni (c'est bien le premier…), et ne travaille jamais avec comme horizon cette seule mise en scène : ici comme ailleurs, il construit un tissu de références à d'autres spectacles, à d'autres textes : ce travail est un chapitre d'une opera omnia qu'il convient toujours de considérer dans un ensemble. Il y a un système Castorf qu'il faut toujours prendre en compte pour saisir sa pensée et son travail.

Leonora (Maria José Siri)

Malheureusement, cette orientation très forte s'accompagne d'une partie musicale moins convaincante. La direction de Jordi Bernàcer, qui remplaçait Paolo Carignani prévu au départ, a très bien commencé, par une ouverture particulièrement bien exécutée, colorée et contrastée, avec un rythme soutenu, mais très vite elle devient plus banale, un peu trop forte et couvre certains chanteurs avec des problèmes de coordination fosse-plateau. On peine très vite à y trouver l’originalité et elle ne tient pas grand compte de ce qui se déroule sur le plateau : ce travail précis collerait à toute mise en scène, alors que la force d’un spectacle tient à sa cohérence et aux rapports scène et fosse.
La distribution n’est pas de celles qui sont inoubliables. Les rôles de complément sont cependant correctement tenus dans leur ensemble, mais signalons tout de même le Mastro Trabuco bien posé de Michael Kim.
Maria Jose Siri est une Leonora très engagée dans le jeu et l'interprétation (bien plus que d'habitude) ; mais à cette voix bien contrôlée et habile à filer les notes, soucieuse des récitatifs (importants dans ce type de mise en scène), manquent les aigus puissants qui sont exigés dans la partie de Leonora : par exemple, elle ne réussit pas à s’épanouir ni s’imposer dans les "Maledizione" de l'aria final "Pace…", là où elle est le plus attendue.
Russell Thomas parvient en revanche à proposer un Alvaro bien maîtrisé avec une voix puissante, ouverte, de belles notes aiguës et un timbre très agréable, mais aussi un certain raffinement dans la diction et l’expression. C'est certainement la performance la plus convaincante de la soirée. Il remporte d’ailleurs le plus grand succès.
Markus Brück, chez lui au Deutsche Oper, est très expressif et très digne dans le rôle de Carlo. Mais il ne tient pas toujours la distance et est couvert par l'orchestre dans son célèbre air "Urna fatale…". C’est dommage parce que scéniquement il est particulièrement engagé avec une très belle expressivité et un soin certain donné aux mots. Il impressionne fortement à la vidéo, ce qui lui donne plus de relief par sa présence que par son chant, très correct au demeurant.
La voix de Marko Mimica, une jeune basse aux débuts très remarqués, est peut-être encore trop jeune, trop verte pour le rôle du Padre Guardiano et n'a pas la profondeur sonore ni psychologique requise, alors que celle de Misha Kiria (Melitone) est un peu trop brillante pour un rôle de caractère.
Enfin, sans être à la hauteur des grandes Preziosilla de légende (il est amusant de constater que le rôle est de moins en moins distribué à des stars – souvenons-nous de Cossotto) Agunda Kulaeva répond avec une belle présence et avec une bonne voix aux exigences de Preziosilla, dont le Rataplan, rappelons-le, provient des « Huguenots » de Meyerbeer et dont le personnage rappelle d’autres œuvres (on pense à La Fille du Régiment et à son côté « ah, mon Dieu que la guerre est jolie ») ; Verdi sait jouer avec les références intertextuelles.

Avec La Forza del destino de Hans Neuenfels, la Deutsche Oper a déjà eu son scandale en 1982 , elle retrouve le parfum du scandale avec Castorf, mais un peu inutilement. Voilà une production au total assez sage (selon les canons castorfiens) qui va à l’opposé de ce qu’on entend habituellement : les fadaises du genre « la mise en scène empêche d’écouter la musique », ici, ce sont les hésitations ou les platitudes de la fosse qui enlèvent de la puissance à la production ; c’est toujours l’existence du fameux trépied équilibré de l’opéra (Chant, Fosse, Mise en scène) qui garantit la pleine réussite d’une production.

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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