Vers 3h, un matin de février 1999, la dramaturge anglaise Sarah Kane est retrouvée pendue dans les toilettes de l’hôpital psychiatrique où elle séjournait. Elle avait 28 ans.
Créée en 2000, quelques mois après l'annonce de son suicide, sa dernière pièce, 4.48 Psychosis, est indissociable de cette trajectoire inédite autant que brutale. Cette figure de proue du théâtre anglais des années 1990 a incarné le mouvement "in-yer-face", qu'on pourrait traduire par "théâtre coup-de-poing" – variation de "Néo-Brutalisme" ou "théâtre de la provocation". Cette forme d'expression répondait directement aux mesures prises par le régime conservateur de Margaret Thatcher à l'encontre de la classe ouvrière et au monde de la culture en général. 4.48 Psychosis montre la crudité hyper violente d'un quotidien aux prises aux revendications des droits sociaux, sexuels et économiques.
Impossible de ne pas relier l'œuvre de Sarah Kane à la dimension du "théâtre de la cruauté" d'Antonin Artaud, concept selon lequel l’acteur doit brûler les planches comme un supplicié sur son bûcher. L’une des caractéristiques majeures de ce théâtre est de provoquer l’inconfort du spectateur, à la fois sur le plan visuel mais aussi physique. Il revient ainsi à l'intensité et la crudité de la langue théâtrale de donner le sentiment littéral d'un viol de la sphère intime. À la fois poétique, puissant et incisif, 4.48 Psychosis traite de l'expérience de la dépression – expérience décrite sans détours au fil d'une longue spirale descendant vers l'abîme. La jeune femme souffrant de psychose maniaco-dépressive confie son besoin d’amour et ses intentions suicidaires. Le titre évoque l'heure du petit matin où se mêlent la naissance du jour et le désespoir. 4.48, c’est douze minutes avant 5h, avant que la vie reprenne dans la ville. C'est l’instant qu'elle a fixé pour sa mort, au-delà duquel elle ne parlera plus.
À 4. 48
quand le désespoir fera sa visite
je me pendrai
au son du souffle de mon amant
Il s'agit ici, selon l'expression de Patrice Pavis, de "faire subir au spectateur un traitement de choc, de façon à le libérer de l’emprise de la pensée discursive et logique pour retrouver un vécu immédiat". De ce fait, la pièce de Sarah Kane se présente comme sous la forme d'un texte éclaté en fragments discursif ou monologués, destiné à être interprété par un ou plusieurs acteurs, à la lisière de la pièce radiophonique et du théâtre de genre.
La pensée intérieure qui traverse 4.48 Psychosis exprime une forme de neutralité sexuelle dans laquelle la langue et les personnages sont pris dans une indifférenciation de genre et de nombre. La parole passe d'un personnage à un autre, tantôt monologue éclaté, tantôt dialogue avec un autre absent, ou avec soi-même. La mise en scène de Ted Huffman prend le parti de distribuer le texte parmi six interprètes féminines qui sont autant de facettes d'une même personnalité tourmentée, six voix intérieures d'un personnage principal en proie avec la souffrance et la dépression. On peut opposer à ce concept, le sentiment d'une dilution et d'une dispersion de la force tellurique du texte de Kane. Par opposition à l'évidence et à la force d'une Isabelle Huppert monologuant dans une mise en scène taillée sur (dé)mesure par Claude Régy aux Bouffes du Nord en 2002. Seule devant un grand rideau sur un plateau nu, l'actrice incarnait à la fois la psychose, la soif d’amour et l’impossibilité d’aimer, la soif de vie et l’impossibilité de vivre. Aux antipodes d'une actrice immobile, plantée comme en suspension au centre du vide, Huffman choisit de diviser en deux le plateau dans le sens de la hauteur. L'espace de jeu se situe en contrebas d'une balustrade au-dessus de laquelle sont disposés les musiciens. La lumière alterne entre un vert glauque et la brutalité aveuglante des néons dont le jaillissement interrompt des phases d'ataraxie où la musique se fait murmure. Les six interprètes sont physiquement indifférenciées,chacune habillée comme les patientes de cet hôpital psychiatrique où Sarah Kane mit fin à ses jours. Les entrées et sorties se font par deux issues latérales, au rythme de portes que l'on ouvre ou que l'on ferme, séparant le débit du texte en autant de césures.
La musique de Philip Venables traduit le basculement dans un espace intime où la dépression devient une mélodie intime qui accompagne cette perte de soi. L'auditeur se tient à la lisière de la perte de repère et de l'hyper-acuité de ces mêmes repères, à la croisée de l’état de conscience et d’inconscience. C'est là certainement l'une des grandes forces et le plus grand défaut du texte de Sarah Kane. Devenu livret par la volonté de donner à 4.48 psychosis la carrure et la langue d'un opéra, le texte se plie assez mal à cet entre-deux qui hésite entre l’abandon ou l’absence de contrôle, entre théâtre et pur délire. Même si la frontière s’abolit un peu. On est tout près du délire, mais on n’y est pas. Le spectacle aborde poliment le sujet, laissant affleurer la déchirure tellurique que les mots ne parviennent pas à exprimer. La radicalité du livret le rend littéralement irreprésentable, au point que les phrases s'agglomèrent momentanément autour d'une anecdote, la lecture d'une ordonnance médicale, un récit personnel… et puis tout disparaît, s'interrompt brutalement comme si l'on passait subitement d'un espace mental à un autre. La litanie obsédante des syllabes butte à certains moments sur des répétitions de consonnes, préambule à un climax où es déchaînent des phases violentes et autodestructives. Les lignes doucereuses alternent avec des lamentations et une voix off débitant des phrases sur un ton monocorde, tandis que les cloches reproduisent l'enveloppe résonante et abstraite d'une parole éclatée. Dans cette longue descente aux enfers, la voix circule d'une interprète à une autre, au point qu'il est souvent impossible de les discerner, malgré la liste des prénoms.
Une enceinte de radio placée au-dessus de la scène, diffuse une musique d'ambiance dont la douceur malsaine contraste avec le dialogue thérapeutique que la jeune femme entretient avec un médecin anonyme – dialogue réduit à une scène mimée avec des surtitrages et deux percussions (grosse caisse – triangle) qui reproduisent tel un sismographe, le rythme et la prononciation des mots. On passe d'un thème à un autre : l’angoisse, l’amour, Dieu, la colère, le désespoir et pour finir, ce suicide qui libère le personnage avec une adresse à la fois désespérée et très poétique : "levez le rideau". La comédie du réel est finie, tout peut enfin commencer :
Richard Baker assume la tâche périlleuse de diriger une partition hérissée de contretemps, de passages purement bruitistes et de notes tenues, avec six chanteuses placées en contrebas, sans autre possibilité de se repérer que les écrans dissimulés en coulisse. Les instrumentistes de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg exécutent avec un brio et une précision d'orfèvre qui force l'admiration. Les deux sopranos Gweneth-Ann Rand (Gwen) et Robyn Allegra Parton (Jen) s'arrogent les interventions principales, autour desquelles circulent telles des échos stroboscopiques, la voix de Susanna Hurrell (Suzy). Les doublures sont confiées aux mezzos Samantha Price (Clare) et Lucy Schaufer (Lucy) et Rachael Lloyd (Emily). La variété des timbres répond à la volonté de distribuer le texte en plusieurs personnages, à la fois différents et complémentaires – personnages que la matière orchestrale unifie en un seul.