Près de trente ans après sa disparition, Maurice Ohana occupe une place à part dans l'espace de la musique dite "contemporaine". Natif de Casablanca et marqué par ses origines familiales juives d'origine espagnole, il a suivi la classe de composition de Paul Dukas et Max d'Ollone au Conservatoire de Paris. Sa musique ajoute à l'influence de Debussy des références méditerranéennes héritées du "Groupe Zodiaque" qui propose une réponse aux avant-gardes portant en étendard un sérialisme hérité de la seconde école de Vienne. Inutile de préciser qu'il se tiendra à bonne distance des chapelles de Darmstadt à Donaueschingen, sans forcément rejeter des innovations issues du matériau électroacoustique dans des pièces comme Miroirs de la ville (1972), écrite en collaboration avec le Groupe de Recherches Musicales (GRM). Son œuvre se développera véritablement à partir des années 1950, après le succès du Llanto por Ignacio Sánchez Mejias (révisé en 1978) d'après le poème de Federico Garcia Lorca. Il étendra l'exploration de son univers sonore à des recherches sur les micro-intervalles avec Tombeau de Claude Debussy (1962), Syllabaire pour Phèdre (1966) et Cris (1968). Son écriture pour ensemble vocal renvoie à des formes de rituels et de liturgies primitives comme dans le Lys de Madrigaux créé au Festival d'Avignon, 1977 ou le Livre des Prodiges l'année suivante.
Autodafé est le fruit d'une commande du ministère de la culture pour les Choralies de et l'association À Cœur Joie. Imaginée à l'origine sous la forme d'une cantate scénique, au festival des Choralies de Vaison-la-Romaine le 9 août 1971 par plus de 5000 choristes répartis dans le théâtre antique avec les Percussions de Strasbourg. L'œuvre est reprise à l'Opéra de Lyon le 23 mai 1972 dans une version remaniée, avec ajout d'éléments électroniques issus du GRM et d'interventions solistes dialoguant avec les chœurs et chœurs amateurs et l’Orchestre philharmonique Rhône-Alpes (futur Orchestre national de Lyon) sous la direction de Theodor Guschlbauer. Mise en scène pour l'occasion par Louis Erlo et Jean Aster, dans des décors et costumes de Jacques Rapp, Autodafé prend la forme d'un théâtre musical qui porte sur scène les revendications sociopolitiques du livret. Yves Joly imagine pour l'occasion d'impressionnantes marionnettes stylisées en carton noir ou blanc, supportées par des baguettes et projetées sur des vitraux colorés. Ces éléments visuels forment dans le spectacle de 1972 une sorte de parade censée illustrer un pandémonium délirant qui conduit à un "autodafé" où se consument les victimes innocentes, accumulées durant des siècles d'injustices. Tout ce spectacle, dira Maurice Ohana, tourne autour de l'idée du "plaisir de brûler les monstres et faire pousser les arbres sur leurs cendres".
D'où ce défilé en huit épisodes encadrés par un Prologue et un Epilogue qui bousculent la stricte chronologie et convoquant monstres et tyrans, jetés en l'air tels des marionnettes que l'on brûle à la fin de la cérémonie vue par Ohana "comme un jeu d'enfant où l'on brûle tout ce qui contraint, menace et emprisonne, pour entrevoir un moment de la vie telle qu'elle pourrait être". Révolution française, croisade des Albigeois et des Pastoureaux, exactions des Conquistadores sur les indiens, victimes de l'Inquisition ou de la guerre de 1914, fusillés de la Commune ou morts de la guerre d'Espagne… cette fresque chorale fait défiler durant une heure trente un tableau vivant où les massacres historiques se mêlent tout à trac à d'autres aspects plus anecdotiques. Comme par exemple la critique de Wagner comme figure tutélaire ou bien la dénonciation du terrorisme des postsériels sur la musique actuelle… Cette atmosphère de satire fantaisiste et visions dramatiques mêle la farce à la fable pour tourner le dos à la cruauté réaliste de certaines références.
Jamais donnée depuis plus de cinquante ans, Autodafé revient sur scène, fruit d'une initiative portée par Roland Hayrabedian et son ensemble Musicatreize. Cette unique soirée éclaire la programmation l'Opéra municipal de Marseille d'un jour plutôt incongru si l'on considère qu'elle prend place entre l'Africaine de Meyerbeer et La Veuve Joyeuse de Lehar. Le seul vrai regret est de découvrir cette partition privée d'un contexte scénique capable de mettre en perspective le livret avec son message. Tout au plus, quelques projections durant l'épisode V des "Saturnale interrompue" viendront illustrer une visite au petit musée des horreurs de la guerre (sous la houlette de l'excellent Patrice Balter). Pour le reste, il faut composer avec un déplacement continu de chanteurs qui viennent sur le proscénium pour donner corps et caractère à l'intervention soliste. Le Chœur de l'Opéra de Marseille et l'ensemble Musicatreize sont placés sur scène avec les musiciens de l'orchestre de l'opéra tandis qu'un triple chœur disposé dans les étages vient soutenir et amplifier l'acoustique générale : le Chœur Meridiem Borealis (dirigé par Alain Joutard), le Chœur de la Licence de Musicologie / Aix-Marseille Université (dirigés par Philippe Franceschi et Serge Antunes), le Chœur de l’INSPÉ / Aix-Marseille Université (dirigé par Mayelin Perez Hernandez) et le chœur de femmes du conservatoire d'Istres (dirigé par Alexis Gipoulou). Le fait que ces chœurs soient constitués de chanteurs amateurs s'inscrit dans la perspective du projet initial de Ohana, ajoutant le qualificatif de "participatif" à un théâtre musical déjà ouvertement populaire et engagé. L'acoustique de l'Opéra de Marseille réduit la dimension de l'image sonore de ces chœurs additionnels à un halo instable et fugitif malgré le délicat travail de coordination de Margaux Heuacker. L'ensemble aurait sans doute mérité une sonorisation pour pouvoir saisir une architecture générale qui se dérobe aux auditeurs placés sous le premier balcon. Sur scène au contraire, les ensembles résonnent avec une rudesse parfois massive et éclatante, doublée par la bande électroacoustique diffusée sur haut-parleurs.
L'écriture fait la part belle à une vocalité qui met en évidence la présence d'un ou plusieurs récitants placés à l'avant d'un ensemble orchestral placé au centre devant le pupitre principal, séparé par le chœur de l'Opéra et les chanteurs de Musicatreize des nombreuses percussions situées à l'arrière-scène. Si le joyeux tumulte de la Révolution française s'accorde volontiers avec le tohu-bohu des voix d'où émergent les proférations menaçantes et le fameux "Ils n'ont pas de pain ? Qu'ils mangent de la brioche", la confusion (surtout des récitants) se fait d'un intérêt moins dramaturgique quand il s'agit de l'épisode de l"Apocalypse de Saint-Loup 1914–1918", construit sur un échange discussions téléphoniques pendant la Grande Guerre. Imitant les Parques antiques maîtresses des destins, les solistes se répondent d'un côté de la scène à l'autre, l'oreille collée à des combinés débitant des conversations sont le fil finit par se rompre. Le message reste clair : civils et hauts gradés se désintéressent du sort des millions de soldats sacrifiés dans les combats.
On passe tour à tour de l'horreur des tranchées à la Croisade contre les hérétiques Albigeois ou bien à la dictature de "Papa Doc" Duvalier vantant sa politique basée sur le principe "Mon colt, c'est ma Bible". Les âmes tourmentées des victimes sont brassées par un puissant vortex sonore mêlant les époques et les peuples. C'est certainement trop long par moments (un bon nombre notamment des parties récitées), incongru et parfois naïf (l'inénarrable épisode en forme de coup de griffe au post-sérialisme), mais l'entreprise parvient à bon port grâce à "l'acte de foi" de ses interprètes, faisant fi de la frontière étroite entre la bonne conscience politique du discours et le style général légèrement façon AG d'amphi post 1968. Au final, des passages comme celui des courriers des républicains espagnols fusillés par le pouvoir franquiste (No pasaran) frappent moins par l'effort violent de restituer le sentiment de violence par des effets de récitation que la "Saturnale interrompue" où la belle voix de Kaoli Isshiki-Didier fait irruption et déploie dans un langage imaginaire une forme d'oracle en hommage aux esprits morts au combat, rappelant l'écriture vocale très abstraite d'une pièce comme Sybille (1968). Si la fantaisie satirique côtoie les visions purement tragiques, l'élément vocal est souvent traité en motifs d'onomatopées avec des modes de projection où la main devant les lèvres sert de modulation et l'usage abondant de micro intervalles qui font jaillir un flux continu de battements. Cette complexité de techniques vocales et la multiplicité des pupitres exige la présence d'un second chef de chœur sur scène en la personne de Florent Mayet. Cette vocalité abondante prend nettement le pas sur le seul matériau instrumental, dont l'intérêt se focalise souvent sur l'impact et le fracas des percussions.
A cinquante ans de distance, l'intérêt d'Autodafé se porte moins sur l'aspect strictement social ou politique que sur le geste d'écriture et de théâtre qui certes, porte stylistiquement son âge, mais traduit par l'action scénique une forme de dramaturgie de l'urgence et de l'esprit de revendication. Autodafé fait ressurgir le souvenir de partitions comme la Fabricca illuminata (1964) de Luigi Nono pour chœurs et bande électronique mêlant tracts syndicaux, témoignages d'ouvriers et poésies de Cesare Pavese. Mais là où la fresque vocale de l'italien travaillait un sujet universel à partir d'un cas particulier, Ohana opte pour une suite de séquences référencées mais dont la giration centrifuge forme à l'arrivée une constellation sonore qui regarde vers l'universel. La conclusion est sur ce point édifiante, limitée au geste des choristes qui sur scènes frappent des galets l'un contre l'autre en imitant les derniers crépitements des braises en train de mourir avec comme ultime commentaire la "mort de la mort".
