Jacques Offenbach (1819–1880)
Les Contes d’Hoffmann (1881)

Opéra fantastique en trois actes, un prologue et un épilogue
Livret de Jules Barbier et Michel Carré, créé à l’Opéra-Comique le 10 février 1881.

Version élaborée d’après les éditions de Michael Kaye et de Jean-Christophe Keck

Direction musicale : Pierre Dumoussaud
Mise en scène : Lotte de Beer

Décors : Christof Hetzer
Lumières : Alex Brok
Costumes : Jorine van Beek

Dramaturgie : Christian Longchamp
Réécriture des dialogues et dramaturgie : Peter te Nuyl

Chef de chœur : Hendrik Haas

Hoffmann : Attilio Glaser
Stella / Olympia / Antonia / Giulietta : Lenneke Ruiten
La Muse / Nicklausse : Floriane Hasler
La Mère d’Antonia : Bernadette Johns
Lindorf / Coppélius / Miracle / Dapertutto : Jean-Sébastien Bou
Andrès / Cochenille / Frantz / Pitichinaccio : Raphaël Brémard
Hermann / Schlémil : Pierre Gennaï
Crespel / Luther : Marc Barrard
Spalanzani / Nathanaël : Pierre Romainville

Chœur de l’Opéra national du Rhin
Orchestre philharmonique de Strasbourg

Strasbourg, Opéra National du Rhin, le lundi 20 janvier 2025 à 19h30

Coproduits par l'Opéra-Comique, l'Opéra de Reims et le Volksoper de Vienne qu'elle dirige depuis septembre 2022, ces Contes d'Hoffmann mis en scène par Lotte de Beer marquent ce début d'année à l'Opéra National du Rhin. Les idées dramaturgiques s'inscrivent dans un sillon thématique déjà bien fréquenté, avec de beaux effets visuels et une place affirmée autant qu'assumée au texte parlé entre le héros malheureux et sa Muse pour analyser et commenter l'action, mais avec pour corollaire de ralentir le flux de la narration. Le plateau est dominé par la belle prestation de Floriane Hasler et Lenneke Ruiten qui réussit le tour de force de chanter les trois rôles Olympia, Antonia et Giulietta selon le souhait d'Offenbach. Jean-Sébastien Bou est un méchant idéal là où Attilio Glaser peine à convaincre dans le rôle-titre. Au pupitre, Pierre Dumoussaud donne au Chœur de l'Opéra national du Rhin et à l'Orchestre philharmonique de Strasbourg une couleur monochrome qui limite parfois l'expression et le naturel. 

Attilio Glaser (Hoffmann)

Parler de version "originale" relève toujours de la gageure quand on s'attèle à monter les Contes d'Hoffmann d'Offenbach. La tâche est délicate et fait l'objet d'infinies discussions depuis la création de l'œuvre en 1881 à l'Opéra-Comique et ce, en raison du décès prématuré du compositeur et ses propres hésitations concernant l'ordre des trois actes, le maintien, l'ajout ou la suppression d'airs pourtant célèbres, dont la fameuse Barcarolle ou le le sublime (et apocryphe) "Scintille diamant" qu'une étrange tradition instaurée par Raoul Gunsbourg, directeur du théâtre de Monte Carlo, a intégré à l'œuvre vingt ans après la mort d'Offenbach en donnant des paroles à une de ses musiques de ballet (Le Royaume de Neptune). En tâchant de remettre un peu d'ordre et en s'appuyant pour cela sur le travail musicologique mené depuis des années par les Michael Kaye et Jean-Christophe Keck, l'Opéra National du Rhin a confié ses Contes d'Hoffmann à la metteure en scène Lotte de Beer.

La néerlandaise, dont on connait l'intérêt pour les questions sociétales et les débats autour de la question du genre, trouve ici matière à une lecture où la charge polémique n'emploie pas l'épaisseur des procédés à l'œuvre dans son Aida ou ses Noces de Figaro. Le résultat est un spectacle où les idées se combinent plutôt bien aux intentions – spectacle d'une belle force visuelle malgré un procédé dramaturgique qui nuit au déroulé naturel par l'intervention de dialogues parlés dus à la plume du fidèle Peter te Nuyl. Ces intermèdes entre Hoffmann et sa Muse ponctuent la trajectoire narrative de l'opéra, donnés sur le proscénium et rideau fermé. Sur le modèle d'une mise en abîme aux accents ironiques tantôt philosophiques ou psychanalytiques, Hoffmann discute avec ce mystérieux Nicklausse dont le nom se double du personnage fantasmatique de la Muse. C'est précisément le statut de ce "fantasme" (fantôme en italien) que Lotte de Beer et son dramaturge souhaitent mettre en avant. Véritable moteur de l'action, elle invective et elle analyse, à la fois Mentor mythologique et Loge de Wagner. Comme toutes les tentatives d'Hoffmann pour trouver la femme idéale débouchent sur une désillusion, l'idée de Lotte de Beer consiste à faire après chaque épisode ce que trivialement on appellerait un débriefing. Il y a certes le tourment amoureux mais aussi une quête existentielle plus profonde qui ancre cette thématique dans le parcours personnel d'Hoffmann.

Attilio Glaser (Hoffmann), Floriane Hasler (La Muse / Nicklausse)

Tel un Antoine Doinel ou un Frédéric Moreau, Hoffmann est un personnage complexe, souvent maladroit dans ses relations avec les femmes, mais constamment attiré par elles malgré l'évidence des obstacles : l'amour idéaliste et irréaliste (Olympia), l'amour passionné mais destructeur (Antonia), et l'amour charnel teinté de manipulation (Giulietta). A chaque fois, Hoffmann est confronté à une séquence dialoguée qui sert à la fois de bilan et de leçon : Lorsque la poupée mécanique Olympia est détruite, Hoffmann découvre l'amertume de l'amour basé uniquement sur l'apparence, l'amour passionné pour Antonia, bien que sublime, peut avoir des conséquences destructrices s'il n’est pas maîtrisé tandis que Giuletta incarne les dangers de l'amour intéressé et de la perte de soi-même dans une relation déséquilibrée.

Lotte de Beer tord ces trois perspectives pour exprimer le contemporain vague à l'âme d'un désir réduit au prurit d'une masculinité toxique où le séducteur serait finalement la victime d'une pulsion présentée comme systémique et prédatrice qui ne tient pas compte de son consentement. L'option repose sur un bon et un mauvais Hoffmann – le mauvais interprétant le rôle en scène et le bon (oserait-on dire le "déconstruit" ?) commentant ses péripéties avec sa Muse. Vêtu des mêmes artefacts traditionnels du poète Bohème fin de siècle (écharpe, chapeau mou et gabardine), son double sort du miroir et lui fait face – tout comme les choristes qui donnent une couleur hallucinée à la multiplication soudaine de ce perturbant reflet au moment d'entamer le célèbre épilogue "Des cendres de ton cœur réchauffent ton génie".

Attilio Glaser (Hoffmann), Lenneke Ruiten (Giulietta), Jean-Sébastien Bou (Dapertutto), Pierre Gennaï (Schlémil)

Plus convaincante, la scénographie de Christof Hetzer fait le pari d'un lieu dont le point de fuite rétréci vers le fond, rappelle celui que Bernhard Hammer avait imaginé pour le Trittico de Lotte de Beer à Munich et Barcelone. On pourrait croire ce décor unique à première vue mais il décline de délicates variations de perspectives et d'accessoires, grâce au plateau monté sur une tournette qui pivote latéralement pour permettre des changements rapides du décor. Les changements d'échelle participent à illustrer le trouble et les hallucinations d'Hoffmann, avec ces chaises et ces tables tantôt gigantesques, tantôt minuscules – allusions en filigrane au nain Kleinzach ou bien la poupée Olympia, dont la dimension fonctionne comme une métaphore du caractère principal. Réduit par les mésaventures qu'il subit à l'état d'un être misérable alternativement minuscule ou grotesque, Hoffmann suit un parcours comparable à celui d'Alice au pays des merveilles. Anecdotique et tout juste visible dans la scène de la taverne, la poupée prend à la fin du premier acte une taille gigantesque qui donne à son aspect de jouet une dimension quasi inquiétante. L'effet visuel est assez statique et doit se satisfaire d'un Hoffmann affublé de ses lunettes déformantes et d'une Olympia souvent hors champ là avec un Coppélius écho travesti de cette référence au jouet de petite fille. L'acte d'Antonia joue sur la multiplication d'une série de tableaux noirs avec le Docteur Miracle qui emporte sa victime dans la profondeur inquiétante de ces ténèbres-là où le dernier volet se contente de montrer Giulietta hyper sexualisée dans son corset et sa robe à corbeille. La morale de la soirée surgit en deux temps au moment où le rideau s'apprête à tomber. C'est d'abord la Femme aimée qui troque sa robe de marquise de marquise de contes de fées pour un moderne pantalon très "executive woman", puis la Muse qui abandonne ce pauvre Hoffmann à sa tristesse et quitte la scène ("On est grand par l'amour et surtout par les pleurs"). Échec de la thérapie ?

Lenneke Ruiten (Giulietta), Floriane Hasler (la Muse / Nicklausse)

La plateau vocal est dominé de la tête et des épaules par la jeune Floriane Hasler, donnant à ce personnage de Nicklausse et de Muse toute la grâce et l'engagement d'un mezzo long et racé. Confortable sur toute l'étendue des registres, la voix trouve dans un jeu très naturel une présence remarquable. Face à elle, Attilio Glaser peine à rivaliser ; la faute principalement à un phrasé encombré et une émission resserrée fait entendre des aigus artificiellement projetés et sans nuances. L'option de confier à une interprète unique les rôles d'Olympia, Antonia et Giulietta trouve en Lenneke Ruiten une forme d'aboutissement qui force le respect, malgré les inévitables limites qui se font jour, notamment dans la ligne colorature un rien durcie dans si métalliques Oiseaux dans la charmille. Mieux proportionnée et nuancée dans l'Acte II, elle profite de l'excellente présence et du timbre très coloré de Bernadette Johns en mère d'Antonia. Jean-François Bou aborde ses quatre rôles comme quatre facettes d'un même personnage maléfique, vocalement très convaincant par le caractère et le mordant qu'il lui apporte. Parmi les seconds rôles, Marc Barrard est excellent en Crespel et Luther, là où Pierre Romainville apporte à Nathanaël et Spalanzani une forme de satire bouffe. Quant à Raphaël Brémard, il use d'une pointe sèche pour dessiner à main levée une galerie Andrès, Cochenille, Frantz et Pitichinaccio à la façon d'un Honoré Daumier. Le Chœur de l'Opéra national du Rhin et l'Orchestre philharmonique de Strasbourg sont placés sous la direction de Pierre Dumoussaud. Les qualités et les intentions sont en partie dominée par une tendance à privilégier la carrure sur l'inspiration, laissant la phrase s'engager rythmiquement avant que la palette ne déploie ses couleurs. Quelques décalages et duretés rappellent que nous sommes un soir de première et que la ligne sans doute s'assouplira au fil des soirées.

Attilio Glaser (Hoffmann), Lenneke Ruiten (Giulietta), Floriane Hasler (la Muse / Nicklausse)
Avatar photo
Peter Verlack
Peter Verlack enseigne la musique en Suisse et c'est un amateur éclairé, notamment de musique du XXème siècle, mais pas seulement. Il collabore occasionnellement à Wanderer.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici