Pour quelle raison le diable a‑t‑il connu un tel succès sur les scènes lyriques du XIXe siècle (et jusqu’au milieu du XXe, si l’on inclut le Nick Shadow du Rake’s Progress) ? C’est en partie la faute de Goethe, dont le Méphistophélès compte au moins trois grandes incarnations lyriques, entre Berlioz, Gounod et Boito. Auxquels il convient d’ajouter d’autres Méphisto, celui de Busoni dans Doktor Faust ou même, plus récemment, ceux de Philippe Fénelon d’après Lenau et de Pascal Dusapin d’après Marlowe. Avant eux, on pourrait au moins songer au diabolique Samiel du Freischütz et, forcément, au Bertram de Robert le diable. Et on laisse de côté les différentes incarnations de Lucifer depuis longtemps convoquées par l’oratorio.
Parmi tous ces émules de Satan, il en est un dont la physionomie se détache, non par son ironie sarcastique, car elle est commune à bien d’autres diables, mais plutôt par sa bonhomie, « un diable très bon enfant » selon ses propres dires et, pourrait-on ajouter, par son humanité : un diable qui, curieusement n’a pas de nom, mais qui est affublé d’une épouse acariâtre et jalouse. C’est ce diable qui est le personnage principal de la Grisélidis de Massenet, « conte lyrique » que l’on n’a plus vu sur les scènes de France depuis plusieurs décennies (les dernières représentations dans notre pays pourraient bien remonter à 1986, à l’Opéra du Rhin). Et vu l’incroyable engouement dont fait l’objet l’autre opéra féerique conçu à la même époque par le père de Manon, on se dit que Grisélidis aurait tout pour revenir également dans les théâtres de France et d’Europe.
Tout… peut-être pas, car le livret présente quelques aspects qui le rendent plus difficile à avaler pour les esprits modernes. Il y a bien sûr le miracle final : comme dans Le Jongleur de Notre-Dame, qui fut créé moins d’un an après, Grisélidis fait intervenir le surnaturel chrétien, avec une statue de sainte Agnès qui disparaît d’un triptyque pour y reparaître in extremis, tout comme la Vierge en personne agit pour sauver Jean le jongleur. On ne donne pratiquement plus jamais ledit Jongleur qui connut pourtant un succès durable. Grisélidis fut plus vite oubliée, et un autre obstacle à surmonter pour la tirer de son sommeil, c’est le personnage même de cette héroïne soumise et heureuse de l’être. Par chance, son époux le Marquis est ici bien moins sexiste que dans le conte de Boccace qui fut à l’origine d’un mythe connu dans toute l’Europe. Il faudra donc faire confiance à un metteur en scène inspiré pour gommer tous ces détails embarrassants si l’on veut que ce Massenet-là nous revienne.
En attendant, reste le concert : c’est l’option qu’avait retenue le festival de Saint-Etienne en 1992, et c’est aussi celle qu’a privilégié le Palazzetto Bru Zane. Après Thérèse et surtout Le Mage en 2012, le Centre de musique romantique française avait un peu délaissé le Stéphanois, pour mieux y revenir en 2023 et combler d’autres lacunes de la discographie avec Ariane et le Werther pour baryton. De Grisélidis n’existaient jusqu’ici que trois enregistrements : le premier, de 1959, était le reflet d’un de ces concerts que la radio française montait jadis, avec hélas une équipe loin de l’idéal, malgré la Grisélidis majestueuse campée par Geneviève Moizan ; de 1987 datait la captation en provenance du festival de Wexford avec une distribution pas du tout francophone ; et de 1992, la version du festival Massenet, la plus respectable par la qualité de ses interprètes et de son chef.
La nouvelle version se recommande d’abord par l’excellence de l’Orchestre national Montpellier Occitanie, à la tête duquel Jean-Marie Zeitouni met en valeur tout le raffinement de cette partition et tous les traits d’esprit que le compositeur y a glissés, l’une des rares à développer sa veine comique (on pourrait en dire autant de certains passages de Cendrillon, autour du personnage de la marâtre et de ses deux filles, et du très oublié Panurge, « haulte farce musicale » créée à titre posthume en 1913). Le chœur est très peu sollicité dans Grisélidis, mais les forces de l’Opéra de Montpellier font très bien le peu qu’elles ont à faire.
Pour le diable, là où Saint-Etienne avait fait appel à la truculente basse Jean-Philippe Courtis, le PBZ a misé sur un chanteur auquel il a très souvent recours, Tassis Christoyannis, tant pour les pères nobles que pour les tyrans, mais qui a récemment été le Werther baryton, et dont on se souviendra qu’il avait déjà été un brillant diable pour rire dans Le Timbre d’argent de Saint-Saëns. Tassis Christoyannis est ici particulièrement déchaîné, acteur irrésistible et, on le suppose, digne successeur de ce Lucien Fugère qui créa pour Massenet plus d’un personnage haut en couleurs.
En 1901, le rôle-titre avait été créé par la très wagnérienne Lucienne Bréval. Cette fois, le pari est fait de confier la très vertueuse épouse à une voix moins lourde que celles que l’on a pu entendre par la suite, ce qui a pour effet bienvenu de rajeunir sérieusement l’héroïne, moins engoncée dans son inattaquable sainteté. Vannina Santoni trouve en Grisélidis l’occasion de déployer les facettes de son talent, la pureté de son timbre mais aussi la sensualité d’accents dont elle est capable lorsque la dame est bien près de fauter, un moment tentée par le beau berger Alain.
Julien Dran est idéal d’ardeur et de romantisme dans ce personnage par qui le pire est bien près de se produire – c’est un autre « inconvénient » de Grisélidis : il y faut un (bon) ténor, là où Cendrillon se dispense entièrement de cette tessiture. Antoinette Dennefeld est une gourmande épouse du diable, Thomas Dolié un marquis droit dans ses bottes mais heureusement capable d’émotion (Dufranne, le créateur, serait Golaud six mois plus tard) et Adèle Charvet s’acquitte avec distinction de sa chanson qui ouvre le premier acte. Adrien Fournaison et Thibault de Damas complètent adéquatement cette distribution soignée. Détail qui ne gâte rien : la version livre-disque reproduit à peu près toutes les photographies d’époque qui immortalisèrent la création de ce spectacle, donné à l’Opéra-Comique dans des décors de Jusseaume (comme pour Pelléas) et des costumes de Charles Bétout.