Ludwig van Beethoven (1770–1827)
Fidelio (1814)
Singspiel en deux actes
Livret de Joseph Sonnleithner revu par Georg Friedrich Treitschke d'après "Léonore ou l'amour conjugal" de Claude Nicolas Bouilly.
Création  de la version définitive le 23 mai 1814 au Thetaer an der Wien, Vienne
Dialogues réécrits par Andriy Zholdak

Direction musicale Andrés Orozco Estrada
Mise en scène, décors et éclairages Andriy Zholdak
Conception des costumes Andriy Zholdak et Simon Machabeli
Conception des décors Andriy Zholdak et Daniel Zholdak
Conception vidéo Etienne Guiol
Conception vidéo associée Malo Lacroix
Conception sonore Juan Verdaguer
Dramaturgie Luc Joosten

Don Fernando Mark Kurmanbayev*
Florestan Eric Cutler
Rocco James Creswell
Don Pizarro Nicholas Brownlee
Leonore Jacquelyn Wagner
Marzelline Anna El-Khashem
Jaquino Linard Vrielink
Erster Gefangener Stefan Kennedy
Zweiter Gefangener Peter Arink

*Studio de l'Opéra national néerlandais

Chœur du Dutch National Opera
Chef de chœur Edward Ananian-Cooper

Koninklijk Concertgebouworkest/Orchestre royal du Concertgebouw

Holland Festival

Amsterdam, De Nationale Opera, mercredi 5 juin 2024, 19h30

Fidelio n’est pas le plus évident des opéras à monter, et si la plupart des mises en scène en sont oubliées aussitôt produites, les grands metteurs en scène depuis la fin de la deuxième guerre mondiale en s’y attaquant quelquefois ont rencontré l’échec, je pense à Giorgio Strehler. Dans ma mémoire surnage le travail de Wernicke à Salzbourg, peut-être plus récemment celui de Bieito à Munich, mais qui se souvient par exemple à Paris de David Walsh en 1982 ou même de Johan Simons en 2008, ou de Deborah Warner (2018) et Werner Herzog (1999) à la Scala. Se souvient-on qu’en 2008 une jeune Anja Kampe à Baden-Baden sous la baguette d’un Abbado lumineux évoluait dans une mise en scène grinçante du cinéaste Chris Kraus, tombé sous les oubliettes de l’histoire… et ainsi de suite.
L’histoire de la création de l’œuvre qui s’étend sur une dizaine d’années montre quelques nœuds dès les origines dans une œuvre née un peu hybride, comme la nette différence d’ambiance entre un premier acte très référencé à l’opéra-comique, et un deuxième acte très hétéroclite, mais à la musique plus mélodramatique, à la respiration quasiment épique et se terminant en une explosion chorale annonçant la Neuvième. Tout cela crée un problème d’homogénéité stylistique à laquelle se heurte tout metteur en scène. Quand enfin on en considère la stricte difficulté vocale, notamment pour les rôles de Florestan et Leonore, on comprend que l’entreprise est toujours risquée pour un théâtre.
L’Opéra d’Amsterdam, a décidé de monter
Fidelio, comme production inaugurale du Holland Festival 2024, et de la confier à Andriy Zholdak, que les français connaissent pour L’Enchanteresse de Tchaïkovski, qui avait connu un vrai succès et Le Château de Barbe-Bleue, de Bartók, une production pour moi référentielle,  toutes deux à Lyon alors à l’initiative d’un Serge Dorny particulièrement inspiré. Et à Amsterdam Zholdak a décidé de relever crânement le défi en proposant une vision très personnelle, qui peut désorienter, en gardant la problématique de la libération, mais en ignorant le livret (qui n’est pas un chef d’œuvre) et en créant un tout autre contexte, sorte de fresque mentale personnelle. Un « Fidelio c’est moi », comme Flaubert disait « Madame Bovary c’est moi ». Scandale sur l’Amstel, mais aussi vrai regard très contemporain, très fort et très personnel sur les possibles de l’œuvre de Beethoven. 

 

Le contexte de composition

Il faut toujours rappeler quelques éléments de base lorsque l’on évoque Fidelio dont le premier déjà amorcé ci-dessus est l’hétérogénéité de style de l’œuvre, séparée en deux parties bien distinctes et la lecture moderne qui en est faite.
La plupart du temps, aujourd’hui, nous ne retenons essentiellement du sens de l’opéra que le chant de grâce qui ponctue le second acte, c’est-à-dire la victoire de la lumière (des Lumières au sens XVIIIe du terme) sur les ténèbres, de la liberté sur l’oppression, dans un élan humaniste bien dans la veine du compositeur qui regardait la révolution française et Bonaparte avec une certaine sympathie (au moins au départ) et qui en plus est l’auteur de la neuvième symphonie, ô combien symbolique.
Mais Beethoven connaissait aussi la vogue de l’opéra-comique qui avait marqué en France les temps révolutionnaires, parce qu’elle faisait le tour de l’Europe musicale dont le plus grand succès est Lodoïska, de Cherubini, en 1791 au Théâtre Feydeau, avec 200 représentations durant la période révolutionnaire. Beethoven admirait Cherubini, au point aussi de lui emprunter quelques notes, et Cherubini était devenu un maître du genre. N’oublions pas que son chef d’œuvre Médée (1797) est aussi un opéra-comique, contrairement à ce qu’on croit aujourd’hui et lui aussi créé tout comme Lodoïska au Théâtre Feydeau.

Pourquoi insister sur Lodoïska ?
D’abord parce que cette histoire a inspiré de nombreux compositeurs de la période, impressionnés par le succès de Cherubini, à commencer par Mayr et puis par Rossini (Torvaldo et Dorliska en 1815) et en passant par Kreutzer, le dernier avatar de l’œuvre, signé Alessandro Curmi, datant de 1845… sans compter en outre trois ballets.
La raison ? C’est l’exemple même de la « pièce à sauvetage », un genre très à la mode à la fin du XVIIIe, ici inspiré d’un roman à succès de 1786, Une année de la vie et des amours du chevalier de Faublas de jean Baptiste Louvet de Couvray : pour faire simple, une jeune fille, Lodoïska est enfermée par un méchant très méchant dans une tour au fond d’un sombre château caché dans une forêt profonde et elle est sauvée par son fiancé, le comte Floreski… On perçoit immédiatement la ressemblance entre les noms Floreski et Florestan

Beethoven et son librettiste Joseph Sonnleithner vont pour leur opéra s’inspirer de très près d’une autre « pièce à sauvetage », œuvre récente, de Jean-Nicolas Bouilly, Leonore ou l’amour conjugal, créée en 1798 comme pièce mêlée de chants (musique de Pierre Gaveaux), et créée encore une fois… au fameux Théâtre Feydeau… La pièce est inspirée d’un fait divers authentique où une femme déguisée en homme s’était fait engager comme geôlier pour libérer son mari de la prison de Tours sous la Révolution.
C’est une « pièce à sauvetage » au schéma inversé puisque c’est l’homme qui est enfermé et la femme qui libère, brave épouse, comme le célèbre le chœur final de Fidelio.
Beethoven veut donc capter le public en écrivant un ouvrage à la mode, dans le style de l’époque, tout en célébrant en même temps puissamment ses idéaux de liberté et de résistance à l’oppression.
L’œuvre a été créée au Theater an der Wien, de construction récente (1801) (qui verra aussi la création de plusieurs symphonies de Beethoven dont la troisième, la cinquième et la sixième) mais elle y fut présentée plusieurs fois avant la version définitive de 1814, signe de la difficulté à lui donner une véritable armature dramaturgique.
C’est pourquoi Fidelio n’est pas en soi un monument théâtral intouchable, ses déséquilibres et maladresses en témoignent, même si c’est un monument musical.

Mais, même musicalement, les représentations modernes varient, notamment en ce qui concerne l’insertion ou non de l’ouverture Leonore III, introduite par Gustav Mahler, reprise par certains chefs et refusée par d’autres aujourd’hui dans le tissu de l’acte II. À Munich, elle est jouée dans la production Calixto Bieito comme ouverture de l’opéra tandis qu’au deuxième acte, Bieito introduit l’interprétation par un quatuor de l’adagio (raccourci) de l’op.132 en la mineur, qui constitue d’ailleurs un des grands moments du spectacle.
Comme on le voit, Fidelio est l’exemple même d’œuvre « ouverte », scéniquement, dramaturgiquement et aussi musicalement, et pas seulement à l’initiative de méchants metteurs en scène, mais aussi de musiciens, et pas n’importe lesquels (Mahler).
En outre, il s’agit d’un Singspiel, une sorte de version germanique de l’opéra-comique, une pièce avec dialogues parlés, à l’instar d’autres œuvres de l’époque ou un peu antérieures, comme Die Zauberflöte ou Die Entführung aus dem Serail. La nature de ces œuvres a permis à des metteurs en scène d’aujourd’hui d’intervenir sur les dialogues pour les modifier partiellement ou complètement, on pense par exemple au travail de Wajdi Mouawad sur Die Entführung aus dem Serail, à l’opéra de Lyon en 2016, mais on peut signaler aussi les dialogues parlés réécrits par Dmitry Tcherniakov dans l’opéra-comique par excellence, Carmen, à Aix en 2017.

Il est plus facile en effet d’intervenir sur des dialogues que sur des récitatifs, pour des raisons musicales, et intervenir sur les dialogues peut avoir des motivations dramaturgiques, mais aussi des raisons d’accessibilité au sens, tout en gardant les numéros musicaux. Les exemples sont fréquents par exemple les dialogues réadaptés par Agathe Mélinand des opéras-bouffes d’Offenbach mis en scène par Laurent Pelly (à cause des allusions mythologiques dans ses œuvres, difficiles à saisir pour un public d’aujourd’hui…), qui ne font jamais l’objet de remarques.


Rien de neuf sous le soleil : depuis 1953, on intervient régulièrement sur les dialogues dans les mises en scène de
Fidelio.

Ainsi, quand Andriy Zholdak s’empare de l’œuvre pour en offrir une version singulière, violemment accueillie par le public d’Amsterdam, il n’innove pas, mais se place dans une tradition installée depuis de nombreuses années. Faut-il rappeler qu’en 1953, à Stuttgart, une production de Fidelio fit scandale et fut violemment huée parce qu’elle se permettait d’intervertir des airs, et de réécrire des dialogues, mais aussi de les faire résumer au proscenium par un récitant. Le metteur en scène sacrilège s’appelait Wieland Wagner…

En fait Fidelio, pour les nombreuses raisons évoquées plus haut, est un cas à part dans les grands standards internationaux de l’opéra. C’est un opéra-comique, mais aussi un mélodrame, c’est une œuvre remplie de ruptures de ton, de l’opéra bouffe à l’ambiance la plus sombre, de manière juxtaposée, et dont l’élaboration est remplie de modifications, de remords, de versions successives… Elle se prête donc à la fois aux réécritures, aux restructurations (et l’histoire de l’œuvre en est riche, scéniquement et musicalement) si toutefois la ligne générale du sens en est toujours gardée.

Le travail d’Andriy Zholdak de réécriture des dialogues (en anglais, sans doute plus facile à apprendre par une distribution très largement anglophone) n’a donc rien de neuf ni rien de révolutionnaire dans la philosophie de la démarche dans la mesure où l’image finale est bien cette image chorale voulue par Beethoven, où solistes et chœur chantent ensemble la partie finale, une partie résolutive, une image d’espoir et d’ouverture, en pleine cohérence avec le sens de l’œuvre, qui referme dans une sorte d’ordre éternel qui dépasse l’anecdotique, entendu comme tout ce que les spectateurs ont vu auparavant et qui a semblé les perturber quelque peu.

 

Le parcours de Andriy Zholdak dans Fidelio

Le premier point à souligner, c’est que Zholdak garde la ligne essentielle, née de Bouilly : une femme libère son mari enfermé au fond de sa prison.
Si on s’en tient à l’œuvre, et à sa dramaturgie propre, Leonore-Fidelio propose à la fin du premier acte la sortie des prisonniers pour vérifier parmi eux la présence de son mari.
Mais, comme Elisabeth cherchant Tannhäuser au retour des pélerins de Rome, elle ne le trouve pas. Il n’est pas un prisonnier « ordinaire », Florestan est dans un « au-delà » de la prison, dans un lieu qui s’apparenterait presque à la tombe d’Aida et Radamès, un lieu secret, inaccessible, un non-lieu, pour un homme qui, le texte le souligne, se déshumanise, Florestan est dans un monde séparé de l’humain. Il s’agit pour Pïzarro de le vider de son humanité, de d’animaliser, de le réduire à l’informe dans un lieu de passage entre la cellule et la tombe. « Der unten stirbt », celui qui est en dessous est en train de mourir. Ce que Rocco doit faire, c’est creuser une tombe dans la tombe… Florestan est dans le noir du monde.

Jacquelyn Wagner (Leonore conférencière)

De ces éléments de la narration, un prisonnier au-delà de la prison voire au seuil de l’au-delà, dans un enfer, u pouvoir d’un Pizarro qui est dans l’œuvre la figure du méchant absolu, le traitre qui serait aussi maître des ténèbres (comme le sont les méchants des pièces à sauvetage ou des contes de fées), et une femme désireuse de le libérer, Zholdak construit une histoire d’aujourd’hui, marquée par les angoisses de notre temps et une histoire personnelle, marquée par ses propres angoisses. Mais il en fait aussi un long cauchemar pratiquement de bout en bout qui commence dans une chambre à coucher et se termine dans la même chambre à coucher, dans cette circularité où au réveil on se demande ce qu’on a vécu.

Jacquelyn Wagner (Leonore), Eric Cutler (Florestan), chambre à coucher…et miroir fatal

La question que Zholdak pose, c’est celle de la nature de cette prison, c’est la fonction symbolique qu’elle peut avoir, y compris dans la manière dont elle est traduite dans l’œuvre et comment cela peut nous parler aujourd’hui. Bien entendu, il y aujourd’hui de terribles prisons, Kolima, Abou Graïb, Guantanamo etc… la liste n’en est pas exhaustive et l’imagination en la matière est au pouvoir. Mais ces prisons sont des indices singuliers d’un dérèglement du monde, que Zholdak place au niveau cosmique. Zholdak pose d’emblée une cosmologie du désordre, dès la première scène, et il fait de Leonore la théoricienne de la noyade du monde dans la matière noire.
Zholdak expose donc auparavant un contexte, Leonore est une chercheuse en cosmologie, qui expose dans un congrès le futur apocalyptique de la matière, de la matière noire évidemment qui va aspirer le monde sans doute plus vite qu’on ne le pensait. Il y a quelque chose de menaçant, une nourriture pour les collapsologues, qui plane en ce début. Et l’histoire de Fidelio semble d’une part écartelée entre le cosmique menaçant et le refuge dans la foi, puisqu’en sortant de son congrès cette Leonore avant de rejoindre son Florestan passe dans une église… S’il y a Enfer, il y a forcément son opposé, s’il y a derrière le miroir, il y a forcément le monde devant.
Dans le livret original, Leonore-Fidelio vit dans la première partie une sorte de faux bonheur simple, une promesse, puisque Marzelline est amoureuse de lui-elle, elle vit dans cet étrange monde de la prison où il y a les prisonniers mais qu’on ne voit pas au départ. Et il y a l’au-delà infernal où git Florestan.
Il y a donc la vie familiale simple où tout semble suivre une douce ligne, Marzelline est amoureuse de Fidelio et Rocco le père consentirait à cette union… à cela près que Jaquino son ex-promis est écarté… un triangle amoureux très conformiste et tout en faux semblants, que Zholdak très subtilement va utiliser dans son histoire.
Le monde de la norme chez Zholdak est celui d’un Florestan et d’une Leonore mariés, ce qu’ils sont, qui s’aiment, dans une sorte de quotidien bourgeois d’aujourd’hui. Telles sont les données. Il y a le monde sous la lumière, et il y a le monde noir, comme dans le livret, mais pas dans le même contexte.
Zholdak construit donc une sorte d’Alice-Leonore au pays de l’Enfer, une Alice-Leonore qui passe derrière le miroir par où est passé Florestan entraîné par le Malin – aux traits de Karl Lagerfeld, le créateur noir, le créateur du Nadir…

Le monde de Zholdak est un monde tendu, angoissé, un monde qui représente aussi l’homme tiraillé entre bien et mal, où bien et mal coexistent et se reprennent la main tour à tout.

Eric Cutler (Florestan)

Florestan est à un moment masqué d'un masque de loup qui le fait ressembler à la Bête du film de Cocteau, le laid qui masque le bien, le monstre qui est bon, comme le silène socratique. Comme si l’homme n’était que métonymie du monde. Lorsque je l’ai vu brandir aux saluts le drapeau ukrainien, j’ai d’abord cru à une captatio benevolentiae, pour atténuer l’agressivité du public ; puis je me suis dit que cette vision écartelée, bouillonnante, terriblement pessimiste qu’il affichait dans sa production avait sans doute aussi quelque chose à voir avec sa propre situation, la propre situation de son pays d’origine, d’une certaine manière passé derrière le miroir le 24 février 2022, passé d’une normalité, d’un ordinaire insatisfaisant peut-être, mais dont on s’accommode, à une a‑normalité, ab normis. Nous ne cessons, nous citoyens lointains et préservés, à souligner que la guerre est à nos portes : l’Ukraine est passée derrière un miroir, dans un monde régi par les lois de la guerre, aux portes de l’enfer. Zholdak n’évoque en rien directement cette situation, mais son monde écartelé entre Dante et Jérôme Bosch, un jardin de délices empoisonnés, est un monde qui mène à l’abîme, et nous ne pouvons nier en nous-mêmes que nous craignons aussi cet abîme-là…

Leonore endormie vit ce cauchemar de l’enlèvement de Florestan par le Diable, dans une course à l’abîme qui  a tous les aspects méphistophéliques d’une course faustienne : d’une certaine manière, Leonore est une Marguerite qui sauverait son Faust, et la scène finale dans son retour à la normalité dont nous parlions plus haut serait alors une sorte d’apothéose de la foi proche de l’apothéose faustienne, monté au Ciel au nez et à la barbe d’un Méphistophélès qui n’en peut mais et qui repasse rageusement derrière son miroir, le feu en main… le mal est toujours là. Le passage par le rêve est évidemment pour Zholdak une facilité.

Zholdak aborde la question Fidelio non sous l’angle illuministe ou politique, mais sous l’angle métaphysique, nourri par l’art, peinture et cinéma et la littérature, d’où l’abondance des références. Pour lui, Florestan est parti entrainé par le Diable-Mephisto dans ce monde sans l’avoir voulu, au contraire de Faust : Florestan c’est Faust sans le pacte, et donc la victime du mal absolu sans foi ni loi ni pacte. Comme d’une certaine manière dans le livret : c’est chez Zholdak comme chez Sonnleithner, le règne de l’arbitraire, qui est l’opposé de la liberté et de la morale.

 

Beethoven est mort
Dans le « pitch » du programme de salle, la première parole est Beethoven est mort.
Cette expression est un au-delà du fait, comme Florestan est dans un au-delà de la prison. Beethoven, c’est une musique qui sans cesse raconte quelque chose d’un monde à rêver, où la dimension religieuse et métaphysique est toujours présente, une musique qui travaille sur les contrastes, lumières, harmonie, beauté face à obscurité, désordre, laideur, mais qui à la fin célèbre toujours l’harmonie retrouvée et l’ordre juste, comme dans Fidelio, la victoire de la Lumière, mais en un combat toujours à faire, toujours recommencé et toujours vainqueur. Zholdak confie être parti non du livret, mais de la musique de Beethoven et de ce qu’elle exprimait pour lui. Beethoven est évidemment au-delà du théâtre, au-delà du genre de l’opéra-comique, du mélodrame même. Bien évidemment, c’est une manière pour Zholdak de se soustraire au diktat du livret, pour explorer un ailleurs qu’il puisse relier à la nature profonde de la musique de Beethoven, et à sa nature profonde en disant la signification ultime, sans passer par les fourches caudines d’un livret mal fagoté. On peut même se demander si Beethoven construisant une opposition musicale nette entre premier et deuxième acte (même si abscheulicher ! et le chœur des prisonniers constituent dans l’acte I des incursions du mélodrame dans l’opéra-comique) ne considère pas ce premier acte un peu traditionnel, conformiste avec son triangle amoureux détourné et cette vie ordinaire et familiale dans le contexte d’une prison ne nous envoie pas non plus un indice que ce monde prétendument ordinaire est un désordre quand de l’autre côté du mur des gens croupissent, et l’attitude ambiguë de Rocco brave type un peu lâche, en est un autre indice : quand la liberté est étouffée et que l’on continue à vivre normalement avec ses petites amours et ses petites lâchetés, quelque chose ne va pas.

Cercle enflammé, cercle infernal

Alors, Zholdak visualise frontalement dans sa mise en scène le combat de l’ombre et la lumière sans passer par l’anecdotique du livret, un livret dont par ailleurs il a parfaitement compris le ressort dramaturgique du premier acte. Par exemple, en faisant de Rocco, Jaquino, Marzelline des adjuvants du Diable, des outils destinés à diluer et perdre Leonore, il est parfaitement en cohérence avec le livret original, où Leonore-Fidelio au premier acte est empêtrée dans son affaire avec Marzelline, où elle est l’objet de la méfiance voire de la haine de Jaquino, et où tout l’anecdotique vise au fond à la détourner du seul but qui compte pour elle, la libération de Florestan. Comment s’étonner alors qu’il fasse à un moment de Rocco le double (pâle) de Pizarro, vêtu lui aussi en Lagerfeld. Tout cela a évidemment du sens, ce sont en termes de schéma narratif, des éléments perturbateurs. 

 

 

Mobilisation de l’imaginaire

La quête : Jacquelyn Wagner (Leonore) face à l'image surgie de Florestan

Alors pour ce voyage dans l’infra-monde, Zholdak va mobiliser un imaginaire visuel qui peut sembler hétéroclite, mais qui par ailleurs garde une grande cohérence, si on pense à Faust-Méphisto, à Dante, mais aussi à tout un imaginaire fortement religieux, avec des thèmes récurrents (l’ange blanc/l’ange noir, le serpent…) tout en proposant des images clairement référencées à l’aujourd’hui, un aujourd’hui surchargé de vidéos, d’effets qui font quelquefois penser à l’Heroic-Fantasy, à toute une imagerie qui envahit l’imaginaire des générations d’aujourd’hui
Sans revenir dans le détail d’une profusion  étonnante, qui a le désordre des images oniriques, aux proportions élastiques, frappantes par leur côté répétitif, mais avec une indéniable beauté plastique, nous frappe un rythme haletant, bien plus haletant que dans le livret original, comme si la quête primait sur l’anecdote, comme s’il y avait une recherche désespérée, voire tragique, d’aller à la quintessence beethovénienne en faisant fi de l’inutile, osant sembler insensé pour donner du poids au seul sens qui vaille, le refus d’être aspiré dans le noir, dans cet au-delà de la prison dont il était question, qui est au-delà de la vie, qui l’aspire et la phagocyte dans un mouvement qui semble irréversible.

C’est toute l’angoisse de Zholdak ici exposée, d’une vie intellectuelle, artistique scientifique, dévorée peu à peu par l’obscur, l’informe, ce qui est en-dessous (infernus/Inferno) l’enfer étymologique, l’en-dessous de Florestan dans sa prison, l’en-dessous du monde de la lumière, celui de la lumière noire, du Nadir.
Nous sommes au seuil de l’évocation de Victor Hugo dans La Légende des siècles :
Voici l’heure des feux sans nombre ;
L’heure où, vu du nadir, ce globe semble, ayant
Son large cône obscur sous lui se déployant,
Une énorme comète d’ombre
.[1]

C’est cette comète d’ombre qu’explore Zholdak, comète, symbole de passage, de vitesse, d’élément récurrent aussi dans le Ciel, et ici de présence dévorante qui je pense est aussi expression d’une angoisse existentielle du metteur en scène.

JAcquelyn Wagner (Leonore) entre lumière et miroir

La lumière de Leonore, qui est lumière de Beethoven, celle qui reste alors qu’il s’est éteint (Beethoven est mort…) réussira-t-elle à s’imposer ? Voilà l’enjeu du rêve un peu fou dans lequel le metteur en scène entraine le public.

Alors sans entrer dans le détail il faut évidemment essayer d’identifier, de décrypter, ou d’évoquer les symboles récurrents de ce travail.

  • L’opposition réalisme/onirique :
    Le spectacle commence comme une succession de données initiales « réalistes », qui jouent sur le théâtre et les images filmiques. Ces données s’enchâssent créant évidemment un trouble singulier sans musique, la conférence « International cosmic day, Space conférence, Amsterdam, 5 June 2024 » , Journée internationale du cosmos, conférence sur l’espace,   avec toutes les ambiguïtés sur les mots cosmic et space si on se met à les référer à un cosmos philosophique, beethovenien, et à l’espace théâtral, d’autant que la date porte celle de la Première, le 5 juin, et que le lieu est Amsterdam, évidemment voulu à la fois comme clin d’œil, mais aussi comme point de départ de la situation du spectateur, ainsi inclus dans cette quête, ainsi impliqué. Une manière de décentrer de l’attendu (le livret) pour recentrer sur notre monde, en un Hic et nunc un peu au bord du gouffre. Cela commence en théâtre, pupitre, conférencière, spectateurs, puis on passe au film, la conférencière laissant le congrès pour se précipiter dans un taxi (avec un étrange chauffeur un peu medium qui se révèle être Pizarro-Diable) pour aller dans une église, cierges, fleurs, puis passer brutalement de nouveau au théâtre, dans un confortable décor de chambre à coucher où elle rejoint son Florestan (on suppose que c’est lui). La musique a commencé, et alors avec la musique tout se déglingue, un Karl Lagerfeld brandit un serpent, et on voit immédiatement l’allusion et va entrainer Florestan derrière le miroir.
  • Pizarro (Nicholas Brownlee) et le serpent…
  • Le mal a fait son œuvre. Le symbole biblique du serpent, mais aussi le symbole orphique, pour aller visiter l’Enfer en musique. Les symboles sont multipolaires…
    L’alternance entre le réalisme du film, le théâtre qui commence lui aussi comme un élément réaliste, qui bascule dans l’onirique, l’irrationnel, avec la disparition de Florestan tout de blanc vêtu mais avec des ailes d’ange noir, entrainé par un Diable sous les traits bien connus de Lagerfeld ne peut que désarçonner…
    La chambre initiale porte dans son décor des éléments récurrents : une ampoule allumée, petite au départ puis gigantesque, comme la lumière à poursuivre, allumée, suspendue, puis couchée, défaite, face à une sorte de lustre, immense tromblon suspendu, motif presque d’une Lumière « autre », 

    Dans l'au-delà le temps et l'espace ne signifient rien, rencontre de Florestan (Eric Cutler) avec l'enfantce déjà angélique…lumière et miroir déformant

    qu’on reverra à terre mais toujours éclairé dans une scène où l’on remémore l’enfance de Florestan, où ce tromblon se reflète dans un miroir déformant. On sent bien que la lumière est un élément permanent, sans qu’on sache toujours si c’est la Lumière que nous cherchons ou l’antilumière diabolique.

  • La lumière est partout dans ce spectacle, lumière d’ampoule géante (à la fin éteinte, à terre) mais lumière aveuglante d’anneaux (une image splendide) qui renvoient aussi bien à l’alliance (anneau de mariage, histoire de Marzelline et Fidelio ou Jaquino) mais que je ne peux séparer vu le contexte aussi des cercles infernaux, , notamment quand l’anneau s’enflamme, comme s’enflamment successivement sous l’action du diable des images de Leonore . 

    Jacquelyn Wagner (Leonore) et Nicholas Brownlee (Pizarro)

    La lumière est de diverses sources, elle est flamme (cela commence par les cierges de l’église) elle est arc électrique, elle est projection aussi lorsque le sol semble reproduire le trait lumineux d’une horloge solaire.

  • Rai de lumière sorte d'horloge solaire entre deux "Lagerfeld": Nicholas Brownlee (Pizarro) et James Creswell (Rocco)

    Elle est donc présence permanente, et objet de lutte et de poursuite, elle brille dans l’obscurité, comme un antidote ou quelquefois un piège manié par le malin, comme la comète dans le noir…

  • Météorite ou vaisseau ?
  • Plusieurs fois apparaît aussi une sorte d’objet volant non identifié, vaisseau ou pierre (on pense à la Météorite du Lohengrin de Mundruczo à Munich) ajoutant un élément supplémentaire à un récit d'un cosmos mystérieux aux frontières de la BD, aux frontières de la Science-fiction, qui jongle avec les désordres de la Fantasy
  • Le Malin (Pizarro)a les traits, nous l’avons évoqué, de Karl Lagerfeld, une figure universellement connue et immédiatement identifiable, surgissant de l’Enfer, ou de l’au-delà puisque lui aussi est mort.
    Un journaliste[2] interviewant Lagerfeld en a donné une définition qui m’est apparue assez bien correspondre à la figure ici évoquée : « Le gourou derrière ses lunettes noires, pour essayer de faire le tri entre ce qui relevait du mythe et ce qui était réel. Finalement, après avoir passé du temps avec monsieur Lagerfeld, il me semble, autant que je puisse en juger, que l’homme est vraiment un mythe. Fruit d’une étrange alchimie, la personne qui descend les escaliers de la maison Lagerfeld, multipliée à l’infini par les miroirs, a réussi à transcender son enveloppe mortelle pour devenir une pure créature de créativité. ». Mythe, miroirs, gourou, créature de créativité : voilà qui pourrait définir l’univers de ce spectacle rempli de miroirs qui s’ouvrent et se ferment, comme autant d’accès vers un monde autre, mais aussi définir un « créateur noir », caché derrière ses lunettes noires, reconnaissable et non reconnaissable, qui s’offre à la vue et qui s’y soustrait en même temps, comme une figure avant d’être un homme. Habiller le diable en Lagerfeld, n’est pas montrer que le vrai Lagerfeld est le diable personnifié, mais l’inverse : montrer comment le diable peut emprunter une figure mythique (et disparue) de la création, objet d’admiration, et montrer qu’il est lui aussi un créateur d’univers, une manière de tromper son monde. Le diable est partout, et en Lagerfeld, il est le maître du noir, redingote, lunettes, immédiatement identifiable comme un maître, comme « autorité ». En même temps, de manière plus indirecte, plus oblique, je ne peux aussi que voir un autre clin d’œil de Zholdak dans cette lutte de Leonore, la femme, contre Lagerfeld, celui qui habille une femme-objet, une lutte de la femme-sujet contre celui qui veut la réduire à femme-objet.
  • Dans ce monde noir, ce monde infernal, la communication est autre et le langage commun n’existe plus. Souvenons-nous du monde des démons vu par Berlioz dans la Damnation de Faust
    Tradioun Marexil fir trudinxé burrudixé !
    Fory my dinkorlitz.
    O mérikariu ! O mévixé ! Méri kariba !
    O mérikariu ! O midara caraibo lakinda, merondor dinkorlitz, merondor
    Le langage berliozien est incompréhensible, mais lisible et articulé, peut-être traduisible, mais ici le langage diabolique est celui des chiffres, l’antilangage, au sens propre indéchiffrable, non sans la malice de Zholdak. 

    Eric Cutler (Florestan), Nicolas Brownlee (Pizarro) et les chiffres

    Les chiffres renvoient évidemment à la Mathématique, à la science, à ces défilés de chiffres informatiques, aux équations… Et il voit ce monde où tout langage est transformé en chiffre interdits aux plus grand nombre, comme une menace d’aujourd’hui très claire de deshumanisation (algorithmes, intelligence artificielle etc…) c’est-à-dire un monde dominant impossible à maîtriser par le commun des mortels, par l’humanité ordinaire. On sent bien par-là que Zholdak essaie de réunir symboliquement pour un public d’aujourd’hui les éléments qui nous plongent dans le noir infernal, un Enfer déjà en nous ou parmi nous, et que l’entrainement de Florestan dans ce monde-là est littéralement la fin du nôtre. Zholdak nous évoque un Pandemonium. Il fait de Fidelio Alice-Leonore au pays des anti-merveilles

  • Enfin, quelques images indiquent la puissance universelle du monde noir souterrain sur le monde, par une image vidéo très simple, une caméra fixe qui montre le métro de Shanghaï qui défile, mais habilement, le métro passe de celui de Shanghaï à celui de New York, avec le même cadrage, comme si d’une part Pizarro-Diable embrassait le monde en un instant, et que ce monde, dans sa différence, était le même, mécanisé et automatique, l’enfer souterrain de Pizarro était métaphorisé par le métro, vision d’un Enfer moderne populeux, mécanique, et universel.
  • Au milieu de cette agitation, entre lumière et lumière noire, entre Pizarro-Diable et Leonore-Alice, entre anneaux d’alliance et cercles infernaux, il y a aussi des images plus traditionnelles, comme celle qui nous poursuit tout on long du spectacle de l’ange noir, l’ange exterminateur en quelque sorte et l’ange blanc, le diabolique et l’angélique, ces ailes noires ou blanches se repassent de main en main (ou de dos en dos), dont Florestan est un symbole de blanc vêtu mais revêtu d’ailes noires par Pizarro, dans ce parcours fortement marqué par le mythe de Faust (le Faust I date de 1808…). 

    L'ange noir

    C’est un motif récurrent, comme si la lutte du bien contre le mal se traduisait par ce passage du noir au blanc, des ailes blanches aux ailes noires… Certains diront, c’est une naïveté, d’autres affirmeront que c’est un symbole trop proche du cliché, mais cela fait partie aussi d’un univers où Zholdak mélange les esthétiques, les symboles, les profils dans un désordre calculé, où le cryptique et l’évident se mélangent et se confrontent dans un maelstrom qui est celui du monde, tout en assumant les naïvetés, qui en font aussi partie

  • Dans ce monde, il y a aussi des rappels, des évocations, des contextes qui tranchent : par exemple la relation Jaquino/Marzelline, qui dans le livret originel est évidemment difficile. On peut même dire que dans l’histoire de Fidelio, Marzelline est celle qui perd tout, Jaquino au début et Fidelio à la fin, exemple même de « l’utilité » au sens cynique du terme, comme Pizarro-le Diable utilise Rocco Marzelline et Jaquino comme obstacles sur le chemin de Leonore. Zholdak construit des images pourtant à la fois traditionnelles, poétiques et terriblement cyniques aussi, comme cette vision de forêt, avec au premier plan un puits au pied duquel gît le couple Jaquino-Marzelline, un puits de décor XIXème, de carton-pâte qui tranche avec l’univers d’ensemble, comme un reste de théâtre traditionnel qui s’exhale, un reste de cliché romantique, qui m’a aussi évoqué de loin Pelléas et Mélisande.

    Anna El-Khashem (Marzelline) , Linard Vrielink 5jaquino) au bord du vrai puits de théâtre

Dans la même veine, ce théâtre lumineux, cinématographique, feux et flammes, lumières et miroirs, porte au premier plan sur le proscenium deux entrées de grotte, dans des rochers tout aussi cartonnés, tout aussi digne d’un théâtre d’antan, vision du faux auquel ne pas croire pour nous rappeler sans cesse que nous sommes au théâtre, qui représente le monde, où l’on joue avec le réel, le représenté, la réalité et les ombres : sur le proscenium, deux cavernes de Platon se font face. Le théâtre depuis l’époque baroque est fils de la Caverne…

Alors, je puis saisir que ce désordre, que cette accumulation puisse agacer ou désarçonner, qu’on puisse aussi ne pas en comprendre tous les signes. Je maintiens que ce n’est pas essentiel de tout comprendre au théâtre. On ne comprend pas plus toutes les allusions et références de Raphaël dans un tableau comme L’École d’Athènes, ou pas plus un tableau de Jackson Pollock, on ne comprend pas plus certains passages de Joyce, de Proust, que pourtant on admire.
Ce spectacle montre surtout une sorte d’angoisse universelle, un portrait métaphorique des angoisses du monde, au prisme de celles personnelles d’Andriy Zholdak, qui s’est interrogé sur la signification de ce Florestan au fond d’un trou noir, poursuivi on ne sait pourquoi par un Pizarro criminel. Que faire face au mal pour le mal ? que faire quand le monde dérive ? La métaphore initiale d’un monde promis à l’absorption inexorable est une des clés : savoir, c’est aussi essayer de se défendre.
C’est pourquoi aussi Zholdak propose une double vision finale, d’une part, débarrassés de tous les oripeaux du théâtre, choristes et solistes, tous sortant des deux cavernes très platoniciennes du proscenium chantent l’harmonie et donc la Lumière retrouvées : Beethoven est de nouveau parmi nous, et de l’autre, sur le théâtre, l’irréductibilité de la présence de la matière noire, derrière le miroir, qui attend son heure.

Pizarro (Nicholas Brownlee)n'est pas mort… à suivre

Il n'y a pas de réconciliation ultime dans Beethoven ; il n'y a qu'une série de réconciliations utopiques mais elles sont toutes conditionnelles, unilatérales, temporaires. Chaque œuvre de la production globale de Beethoven fait partie d'un ensemble plus vaste, et chaque affirmation, chaque fin heureuse, attend une nouvelle lutte, de nouvelles agonies d'introspection, l'hiver, la mort et une nouvelle conclusion victorieuse. Les œuvres sont un cycle perpétuel de lutte, de mort et de renaissance. Chaque œuvre regarde à la fois vers l'arrière et vers l'avant, car dans l'œuvre, la fin heureuse reconnaît la douleur qui l'a précédée.  C’est ce qu’écrit Maynard Solomon, un des grands biographes de Beethoven[3], cité par le programme de salle, et c’est bien le sens de cette double fin que présente Zholdak.

 

Pour toutes ces raisons, cette production de Fidelio pose les angoisses de notre monde, et montre que Fidelio de Beethoven, au livret hétérogène, désordonné, si souvent retouché ou transformé, loin d’être un gentil opéra-comique débouchant sur un mélodrame qui se termine en harmonie universelle. C’est une œuvre d’inquiétude, de menace, car l’existence-même de l’au-delà noir où est Florestan montre l’instabilité structurelle du monde. Ainsi l’accueil réservé du public d’Asmterdam est-il aussi peut-être un refus de voir cette évidence là sur le théâtre, qu’on veut distraction, et donc illusion.

 

Les aspects musicaux : musique et mise en scène

Les débats sur l’approche scénique ont déteint sur l’approche musicale, et sur les orientations générales. Si les dialogues originaux ont été remplacés par le texte de Zholdak, les numéros musicaux sont là et se déroulent plus ou moins dans l’ordre, avec les problèmes dramaturgiques qui peuvent s’y relier. Par exemple, le premier acte se termine par Abscheulicher ! l’air de Leonore, qui est un final puissant pour un acte, sans doute parce que dans sa construction dramaturgique Zholdak avait un problème avec le chœur des prisonniers, proposé en début de second acte, et pas toujours à vue. Il y a là un problème de liaison : le chœur des prisonniers a une fonction précise dans le livret original, qui est d’abord de montrer qu’on est dans une prison, ce qu’on pourrait oublier pendant bonne partie du premier acte, et ensuite de montrer une bascule dramaturgique vers le monde noir de Pizarro. Il y a là un problème qui n’a pas été résolu et qui tient à la mise en scène qui au fond, ne savait pas trop quoi en faire par rapport au « story board » qui remplaçait le livret. c’est pour moi la seule faille où la mise en scène refuse à la musique une vraie présence, dans un des morceaux les plus emblématiques de l’œuvre. Mais c’est l’indice d’une faille plus générale du spectacle, moins rigoureux et maîtrisé au deuxième acte.
D’autres ont critiqué l’insertion de la marche funèbre de l’Eroica à un moment de changement de scène : dans la mesure où d’autres mises en scène ont introduit des musiques de Beethoven (nous évoquions l’op.132 et Bieito à Munich), et que Mahler lui-même a introduit l’ouverture Leonore III comme scansion dramatique de l’acte II, que des chefs reprennent et d’autres refusent, la discussion est un peu byzantine dans la mesure où cela ne nuit pas à l’ensemble. Mais reconnaissons que si la vision de Zholdak est assez cohérente dans le premier acte, le second apparaît plus désordonné, moins construit : l’ouverture Leonore III survient certes, mais d’une manière plus lâche, en fin de parcours, comme retour à Beethoven après toutes les aventures. C’est moins convaincant que lors d’une exécution traditionnelle parce qu’il est clair qu’avec son option de départ, l’intervention du ministre apparaît incongrue dans la mesure où la résolution, c’est Leonore et non le ministre Don Fernando qui ne peut avoir le rôle de Deus ex machina que lui réserve le livret original et que l’ouverture Leonore III perd sa fonction dramaturgique pour devenir quasiment illustrative

Alors, il est possible que les chanteurs aient été un peu désarçonnés par cette approche où ils ont eu du mal à retrouver leurs marques, avec qui plus est un décor ouvert peu réverbérant qui a pu aussi avoir un effet sur la projection et la dilution des voix dans la salle.

 

Les voix

Malgré les problèmes évoqués plus haut sur la dramaturgie entourant le chœur des prisonniers, essentiellement dans la fosse, les voix des deux prisonniers solistes s’entendent avec netteté, avec deux timbres qui fonctionnent bien ensemble (Stefan Kennedy et Peter Arink), très clairement projetés.
Mark Kurmanbayev, le ministre Don Fernando, a très peu à chanter à cause des questions dramaturgiques évoquées plus haut, mais on a pu quand même distinguer un timbre de basse vraiment séduisant et marqué et un beau phrasé.
De toute la distribution, le couple Marzelline (Anna El-Khashem) et Jaquino (Linard Vrielink) fonctionne vocalement, avec pour Anna El-Khashem une vraie poésie, une belle projection vocale et une diction impeccable. Nous la connaissons depuis qu’elle a été en troupe à Munich et c’est une voix claire, affirmée, toujours soucieuse de la couleur. Dans la mesure où la mise en scène ne leur propose pas trop de décalage par rapport aux rôles habituels, on la sent très présente, très en phase, avec beaucoup de raffinement et d’élégance. Linard Vrielink, Jaquino, nous le connaissons aussi pour sa magnifique prestation en Asle dans Sleepless de Eötvös à Berlin et Genève, mais aussi à Berlin dans Die Lustigen Weiber von Windsor où encore membre du studio local, il chantait un très vivant Junker Spärlich. À chaque fois nous avons noté à la fois des qualités notables de présence scénique, mais aussi un chant très dessiné, au beau phrasé, avec un souci très affirmé du poids des mots. Nous retrouvons ces qualités ici, une langue claire, des mots parfaitement prononcés, une présence scénique notable, même si épisodique.
James Creswell en Rocco, dont l’air Hat man nicht auch Gold beineben est ici supprimé (comme dans la version jouée par Mahler en 1904) est un peu pâle scéniquement, sa fonction étant dramaturgiquement réduite au rôle d’adjuvant de Pizarro, la voix porte, mais reste relativement peu colorée, et le personnage apparaît complètement dilué, inexistant, comme s’il n’avait plus aucune fonction, un outil. Et cela se ressent évidemment.

Pizarro(Nicholas Brownlee) entre ange blanc et ange noir

Nicholas Brownlee, qui est dans le film initial le chauffeur de taxi étrange – on comprend pourquoi après, chante Pizarro, c’est-à-dire le diable dans cette production Méphistophélique. Scéniquement il est bluffant en Karl Lagerfeld des enfers, maniant le serpent, les flammes, les ampoules et les ailes d’ange avec une maestria peu commune, et remplissant vraiment la scène ; ce futur Wotan de la production du Ring de Tobias Kratzer à Munich a de plus un beau phrasé et un timbre qui n’est pas vraiment noir comme on a pu en entendre ici ou là, mais au contraire velouté, et assez raffiné. C’est un Pizarro élégant, Lagerfeld oblige… La voix est bien projetée, la diction impeccable et il se sort de l’air Ha ! Welch ein Augenblick qui bien que supprimé par Mahler, est ici chanté (impossible de supprimer le grand air de Mephisto-Pizarro dans une production aussi méphistophélique) avec conviction. C’est un chanteur attentif à la couleur et à l’intelligence du texte. Et sans nul doute le plus à l’aise de tous dans cette vision de l’œuvre de Beethoven. Ce qui n’est sans doute pas un hasard, c’est le personnage que soigne le plus Zholdak dans sa mise en scène.

Eric Cutler a perdu au change dans ce Fidelio. Le rôle, bien que redoutable, est limité dans le temps, un air (il est vrai impossible), un beau duo, et un ensemble final. Avec Zholdak, il ne quitte pas la scène et traverse tout le premier acte, angélique ou déchu, sans cesse entrainé par Pizarro, croisant de-ci de-là l’épouse adorée. Nous connaissons ce chanteur de qualité, entendu à Bayreuth et ailleurs dans des rôles de plus en plus lourds. La nature hybride de Florestan, fort ténor, mais en même temps héritier d’un Tito ou d’un Belmonte mozartiens, mais en même temps annonçant des ténors de grand opéra, ou même des voix wagnériennes, est une sorte de quadrature d’un cercle proprement infernal, sans mauvais jeu de mot sur la mise en scène. Aujourd’hui, Jonas Kaufmann en a fait une carte de visite grâce à un Gott initial comme venu du fond des fonds du son, hier c’était Ben Heppner, magnifique d’urgence, qui fut et Tito et Tristan, et avant-hier, Jon Vickers, qui pouvait tout.

Le problème d’Eric Cutler, c’est d’abord un manque d’engagement dans l’interprétation, le manque d’intériorité, qui ne donne pas de vrai corps à cette voix. Sans doute est-il désarçonné par la mise en scène parce que son chant m’a donné l’impression d’être un peu désorienté, son Gott n’est pas contrôlé, sans vraie ligne et l’air reste correct mais sans incarnation ni vibration, comme s’il n’entrait pas dans Florestan, ou au moins ce Florestan-là.

Jacquelyn Wagner (Leonore) à l'écran

Jacquelyn Wagner n’est pas plus convaincante en Leonore. Effet acoustique ? Leurs deux voix passent mal la rampe et celle de Jacquelyn Wagner semble mal projetée, sans la force de conviction ni la rage intérieure qu’on entend chez d’autres interprètes du rôle (son Abscheulicher !), pourtant, elle est plus engagée que Cutler scéniquement, et compose un personnage assez attachant, mais vocalement, elle reste pour mon goût indifférente. Elle possède d’indéniables qualités techniques, de phrasé ou d’émission, mais jamais transcendées par la couleur, par les accents : elle n’est jamais émouvante et nous laisse extérieure dans une mise en scène où elle est sans cesse au premier plan. C’est un paradoxe, mais l’interprète est plus présente dans les films initiaux que sur scène, sans aller au cœur du rôle ni au fond de notre cœur. Pour être honnête, elle ne m’a jamais vraiment convaincu (je me souviens de sa comtesse dans les Nozze de Lotte de Beer à Aix, où elle était pourtant scéniquement plus délurée), et sa Leonore confirme cette impression d’une Leonore de grande série, loin d’être scandaleuse, mais sans aucune singularité ni personnalité vocale.

Même si les voix solistes sont un peu contrastées et en deçà de l’attente dans cette œuvre, il reste que les forces musicales à Amsterdam garantissent un niveau enviable, avec en fosse, le Royal Concertgebouw Orchestra, l’une des meilleures phalanges européennes, voire mondiales.
Et le chœur ne déçoit pas. Si, pour le chœur des prisonniers, la mise en scène pour les raisons évoquées plus haut, le place en fosse, en « accompagnateur » au même titre que l’orchestre, faisant de cette intervention non pas une clef dramaturgique comme dans le livret original, mais un élément « d’ambiance » en quelque sorte, il reste musicalement impeccable, expressif, avec un phrasé clair et pleinement présent ; on peut seulement regretter que ce chœur qui aime être à la scène et jouer, n’en ait pas eu l’occasion dans cette soirée.
Quant au chœur final, il commence au quatuor d’actions de grâce à Dieu repris par le chœur, un des moments musicaux les plus sublimes, pour se terminer par le chœur de réjouissance fêtant la victoire de l’épouse qui a libéré l’époux : le texte ferme donc l’opéra-comique célébrant Leonore et « l’amour conjugal » , mais la musique dépasse ici l’anecdotique et célèbre bien autre chose que la libération de Florestan, mais plutôt une sorte de libération en absolu, c’est en quoi ce final a quelque chose de sublime, y compris tel qu’il est proposé, dans sa simplicité qui tranche avec la profusion des scènes précédentes, ou chœur et solistes à rideau fermé sur le proscenium s’adressent au public dans une sorte d’abstraction céleste. Et le chœur est ici exceptionnel, même si son intervention est brève.

Image finale : retour à Beethven

L’orchestre royal du Concertgebouw une fois par an descend dans la fosse de l’opéra à l’occasion du début du Holland Festival, et c’est toujours un événement. Aucune scorie, un son d’une diaphane pureté, une sûreté à toute épreuve : il répond parfaitement aux sollicitations du chef, notamment dans la dernière partie, conçue par Zholdak comme un retour à Beethoven et cumulant ouverture Leonore III et scène finale pratiquement enchaînées. L’ouverture Leonore III, pièce orchestrale bien connue, souvent donnée en bis de concerts, est une pièce où l’orchestre expose toute la palette de ses couleurs, son sens du rythme, sa dynamique et son sens du drame : c’est évidemment une réussite, et quel que soit le chef, avec un tel orchestre, elle l’aurait été. Mais ce n’est pas l’enthousiasme décoiffant qu’on a pu entendre à d’autres occasions. La raison en est qu’Andrés Oroczo-Estrada propose une direction précise, très attentive à soutenir les voix des chanteurs dans les conditions acoustiques déjà évoquées, bien cadrée, sans fioriture, avec un soin et une application évidentes : c’est net, propre et sans bavures, correct mais sans magie.
Or on a entendu cet orchestre autrement emporté, autrement impliqué, autrement opératique, avec Jansons, avec Gatti par exemple.
Est-ce l’effet de la production qui déplace quand même un certain nombre d’habitudes ? On pourrait le penser, même si les grandes parties strictement musicales, comme l’ouverture, ou certains moments du premier acte, ne répondent pas à la force dramatique voulue par la mise en scène, créant entre ce qu’on voit et ce qu’on entend comme un fossé. Il y a pourtant des moments très réussis, comme le quatuor "mir ist so wunderbar" du premier acte Jaquino, Leonore, Marzelline, Rocco, porté par les voix et l’image assez sublime (voir ci-dessous l’extrait Youtube).

Il y en a d’autres plus indifférents, qui, sans distiller l’ennui, restent passables et sans aspérités ni caractère, comme si l’essentiel était de veiller à tout tenir ensemble correctement et rien de plus.
Certes, la neutralité générale de l’approche pouvait rassurer des spectateurs effrayés ou perdus de ce qu’ils voyaient, mais ne répondait en rien à l’esprit de la production, pour le dire en termes wagnériens, on n’était pas dans une Gesamtkunstwerk.

Ainsi, Amsterdam a osé un Fidelio hors des sentiers battus, pour certains sans doute hors de tout sentier. Une production qui peut faire date par une audace qu’on pourrait concevoir pour un Festival décoiffant ; en ce sens, cette production est assez conforme à l’esprit novateur de la maison. Andriy Zholdak a insisté sur la couleur très personnelle de son travail dans une sorte de "Fidelio c’est moi" déjà évoqué. Mais cette couleur personnelle avec ses goûts, ses références, son regard est aussi un reflet de nos angoisses, de nos désordres, de nos écartèlements, de ce monde qui semble aujourd’hui courir à l’abîme en générant des peurs très largement partagées par l’humanité. En ce sens, ce "Fidelio, c’est nous".
Mais sans doute préfère-t-on voir le petit Fidelio des familles qui dit tout de même la même chose mais plus « gentiment » : un monde où la partie noire existe malgré tout, au-dessus de laquelle nous vivons et espérons, comme le premier acte nous le dit, dans une danse étourdie non sur un volcan qui peut s’éteindre, mais sur un trou noir qui nous dévore, sans échappatoire. Devant cette perspective, mieux vaut fermer les yeux, comme certains spectateurs ont dû le faire en regardant le travail de Zholdak.

[1] Victor Hugo, La Légende des siècles, II, Plein Ciel

[2] Bruce LaBruce dans Vice.com https://www.vice.com/fr/article/bnqvb5/karl-lagerfeld-369-v4n4

[3] Maynard Solomon, Beethoven, Fayard, 2003

Les 17, 19, 23, 26, 29 juin au National Opera & Ballet, Amsterdam, Billets ici.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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