C’est la fête devant le Teatro Donizetti, une fanfare joue les thèmes les plus fameux de l’opéra, sous les arcades qui lui font face devant le fameux café Balzer, né en 1850 au centre de cette « Bergamo bassa » du XIXe réaménagée notamment par l’architecte romain Marcello Piacentini et ses fameuses arcades. Le public arrive, traine en cet après-midi dominical avant de pénétrer dans le théâtre restauré.
L’Elisir d’amore a ouvert le festival Donizetti 2021 une semaine auparavant. Et sans doute la production de Frederic Wake-Walker répond-elle à un contexte particulier. Après la période très noire de la pandémie, qui fut comme on le sait très noire pour Bergame, il faut marquer l’ouverture du Festival comme le moment d’une renaissance pour le festival et évidemment pour la ville, d’où une production qui va mettre au centre le Teatro Donizetti, rouvert après de longues années de travaux, qui devient du même coup symbole du retour à la normalité d’une ville qui paya un lourd tribut à la maladie.
Toutes proportions gardées, la réouverture de la Scala par Toscanini en 1946 est de même devenue l’emblème d’une Italie qui se relève, de la paix revenue, de la fin du fascisme, et la date du 11 mai 1946 reste encore aujourd’hui un symbole de renaissance après la deuxième guerre mondiale pour l’Italie.
La réouverture du théâtre comme symbole de renaissance après deux ans de cauchemars, c’est la signification que veut cette production bergamasque de l’Elisir d’amore.
Alors, on demande au public sa participation, distribution de petits fanions aux couleurs de Bergame et arrivée sur scène d’un « Monsieur Loyal » « Maestro delle Cerimonie », Manuel Ferreira qui va demander au public de participer, de chanter le chœur fameux du début du deuxième acte Cantiamo facciam brindisi en agitant les fanions, et qui, avant le début de l’opéra, fait un peu répéter la salle qui s’exécute de très bonne grâce. On comprend qu’une telle ouverture ait pu lancer le Festival dans la gaîté et la bonne humeur. Il est vrai qu’à la deuxième représentation le 18 novembre, qui vient en troisième position après les deux autres œuvres au programme, ce n’est plus une ouverture de Festival alla grande, mais il reste que tout le public a le sourire aux lèvres.
Quand l’opéra commence, le décor (de Federica Parolini) représente un lieu bien connu des bergamasques, au fond la façade du théâtre et au premier plan la cour et les arcades qui lui font face, cette promenade conçue par Marcello Piacentini que nous évoquions plus haut, avec un café au centre qui est clairement ce Balzer dont nous parlions et dont Adina est la propriétaire et Gianetta la « cameriere ». Ce décor unique marque une distance avec la vision traditionnelle de L’Elisir d’amore comme histoire paysanne. Point de fermiers ici, point de campagne, point de « pays basque », lointain et si « lombard ». Nous sommes au cœur de la ville et au cœur de Bergame, avec tous les symboles : usage des marionnettes bergamasques (les « burattini bergamaschi ») qui sont une tradition locale vive et ancienne, avec des personnages de commedia dell’arte comme Arlequin et Brighella, mais aussi la transformation de Nemorino en un Arlecchino (Arlequin) à la gabardine large, au gilet à losanges et muni du fameux chapeau. Arlequin amoureux, voilà la thématique choisie par Frederic Wake-Walker, pour illustrer l’un des opéras les plus connus de Donizetti, l’enfant du pays.
En dehors de ces choix, le chœur et les personnages restent assez « sages », y compris Belcore et surtout Dulcamara, moins « comique » que dans d’autres productions, malgré son entrée en fanfare de la salle.
En effet, au-delà de l’idée centrale de l’hommage à Bergame, il ne se passe pas grand-chose d’original, ni du point de vue de la conduite d’acteurs, ni des idées, en dehors de costumes très colorés des principaux personnages (mais pas du chœur) (signés Daniela Cernigliaro) ainsi qu’un usage réussi des marionnettes (de Daniele Cortesi) qui eût pu être mené plus loin.
Tout se passe comme si on n’avait pas osé aller jusqu’au bout, en respectant une certaine convention, sans jamais « casser la baraque ». c’est gentil, sympathique, met tout le monde de très bonne humeur, mais reste au fond très superficiel, au-delà d’un hommage à Bergame légitime qui transpose l’action, mais qui n’essaie pas de trouver d’autres clefs : car l’histoire de Nemorino, pauvre paysan timide qui devient riche par héritage sur fond de classe sociale défavorisée qu’avait connue Donizetti dans sa jeunesse, la vision d’une Adina bourgeoise et d’une œuvre fondée sur les naïvetés villageoises face aux classes possédantes, tout cela disparaît sans être remplacé par d’autres possibles de mise en scène. D’où l’impression de platitude, d’où un manque de relief, et donc une certaine déception après un début « en fanfare » (au propre et au figuré).
Il en va de même on va le voir, pour les caractères des personnages, peu marqués, avec le Nemorino « arlequiné » et un peu clown triste, un Dulcamara roublard mais pas trop, une Adina énergique, mais pas très fouillée.
Les aspects musicaux sont bien plus passionnants, dans la mesure où cet Elisir d’amore n’est pas la version ordinaire que bien des théâtres ont affiché pour attirer le public en cette période post-covidienne (hélas de courte durée, comme nous le savons désormais). L’Elisir d’amore est en effet un must de l’opéra de répertoire et de routine.
Or, voilà que le Festival Donizetti, fidèle à sa tradition critique, propose l’édition critique d’Alberto Zedda, qui ne s’est pas seulement occupé de Rossini, avec de nombreux ajouts dont l’immense air final d’Adina bien plus abrupt que d’habitude, dans une version pour instruments anciens (c’est l’orchestre « Gli originali » qui est dans la fosse) avec de véritables instruments d’époque et non des copies et au diapason 432, qui était le diapason ordinaire en usage. Cela change le son, les rythmes, les couleurs, et donne aux voix des facilités plus grandes à cause d’un diapason plus bas qu’aujourd’hui. L’usage des instruments anciens induit un son moins plus rond, moins de volume notamment en ce qui concerne les cuivres, et comme le précise Riccardo Frizza lui-même ; et ainsi il confère un son plus doux et plus léger aux cordes. Les rendus des timbres sont très différents, et c’est effectivement un son très différent qui émane de la fosse. Il s’agit donc d’un accompagnement orchestral moins imposant et Riccardo Frizza révèle par sa direction des constructions instrumentales différentes, des raffinements inconnus, et qui rend justice à un Donizetti grand orchestrateur, qui savait apparier parfaitement les sons et surtout leur donner une valeur aussi bien timbrique que dramaturgique : on entend encore mieux combien Donizetti a su entendre Rossini sans jamais l’imiter à ce stade de la carrière . On est loin du Donizetti routinier et plat qu’on entend trop souvent. Et il faut noter cet accompagnement particulier qui donne à l’ensemble des couleurs complètement différentes et nouvelles dont le continuo au pianoforte (Daniela Pellegrino) donne aussi une respiration autre et vraiment singulière.
Le chœur Donizetti Opera dirigé par Fabio Tartari s’en sort avec tous les honneurs, même si ses mouvements scéniques restent, à cause de la mise en scène, assez frustes. Mais la diction est claire, le phrasé soigné, les rythmes bien marqués dans les « morceaux de bravoure ». Une jolie prestation.
La distribution dans l’ensemble a montré une très belle homogénéité et un engagement vocal notable, à commencer par la Giannetta affirmée de Anais Mejias, plutôt vive, à la voix bien projetée.
Le Belcore de Florian Sempey, qui revient à Bergame après avoir triomphé dans « L’Ange de Nisida », démontre encore une fois par la couleur, la projection, l’impeccable phrasé, le rythme, la présence scénique et aussi une certaine élégance du chant qu’il se profile bien comme un second Ludovic Tézier. Voilà une voix qui sait fasciner et qui a un vrai futur dans ce répertoire.
Face à lui, le premier Dulcamara de Roberto Frontali, dont l’entrée dans la salle est assez spectaculaire, mais qui réserve une vraie surprise dans ce Dulcamara plus subtil qu’à l’ordinaire, sans le comique grossier, mais avec beaucoup d’élégance, un phrasé impeccable, une manière de dire, de sentir le texte et de le dominer en finesse et aussi avec une certaine douceur qui fait ressentir le côté positif et bon du personnage au-delà de sa roublardise. Frontali est un très grand baryton, un magnifique technicien, qui habite de manière particulière ses personnages grâce à son sens de dire, et du texte et il inaugure là un Dulcamara inhabituel et plutôt séduisant.
Javier Camarena inaugure le rôle de Nemorino dans cette série et on connaît les qualités éminentes du chanteur, la suavité du timbre, les aigus qui peuvent être stratosphériques, la poésie qu’il sait donner aussi à son chant qui est si nécessaire dans Nemorino. Il n’était sans doute pas au meilleur de sa forme en ce dimanche, mais il reste que son chant est un modèle d’interprétation et d’intelligence, jamais exagéré, travaillant à maintenir une ligne cohérente, l’apparente simplicité, l’émotion et la sympathie. On adhère immédiatement à son Nemorino-Arlecchino qui est toute tendresse, toute retenue, toute mélancolie aussi. Il sait communiquer « entre les lignes ». En ce sens sa furtiva lagrima, est un chef d’œuvre du non-dit et de pudeur. Même si du point de vue de la stricte exécution vocale il pourra sans doute faire mieux, il y a dans ce chant une générosité intrinsèque et une douceur qui restent stupéfiantes.
Et puis il y a l’Adina de Caterina Sala, tout jeune soprano dans sa 22e année, qui comme dit l’autre « a tout d’une grande ». Dans l’absence relative de direction d’acteur, il y a dans son Adina la sûreté, l’affirmation de la femme qui sait ce qu’elle veut, mais aussi un peu de rouerie, un peu de tendresse, et une vraie fraîcheur. Cette fraîcheur, elle explose dans son air final Prendi per me sei libero et notamment la cabalette Ah ! fu con te verace, devenue dans l’édition Zedda d’une difficulté singulière, beaucoup plus que dans la version traditionnelle, avec des aigus stratosphériques, des ruptures, des scalette, bref, une somme de pièges dont elle se sort non seulement avec brio, mais avec énergie, cran, et une voix au volume étonnant qui ne semble pas atteinte par la fatigue, même si le registre central méritera un peu plus de rondeur. Si elle reste prudente et sait bien mener sa carrière, on tient là une voix d’exception.
Le public ne s’y est pas trompé qui l’a saluée de manière délirante et prolongée après son air final. C’est elle qui à l’applaudimètre final fait exploser le cadran : c’est mérité, amplement. On attend impatiemment de la voir dans d’autres rôles donizettiens.
Au total, malgré une mise en scène un peu décevante, sans doute la moins stimulante des trois productions vues à Bergame cette année, nous nous trouvons devant une réalisation musicale de très haut niveau, qui renouvelle vraiment l’écoute de l’œuvre et Micheli a réussi là un pari, de proposer une œuvre très/trop rebattue dans une version qui la rend neuve, qui la rend passionnante, qui évidemment confirme combien Donizetti mérite toute notre attention quand il est proposé avec ces atouts-là.