
J’en étais persuadé, et voir cette production que j’avais regardée en streaming plusieurs fois le confirme : il est clair que voir l’opéra en salle change complètement les perspectives de mise en scène et bien entendu les observations qu’on peut faire sur la direction musicale, où en plus en vidéo, Covid oblige, l’orchestre était à effectif réduit avec des arrangements dans une version musicale de Eberhard Kloke.
Ce n’était pas inintéressant d’ailleurs, mais revoir le grand orchestre, et cette production dans la grande salle, avec un œil libre de se balader dans tous les recoins de la scène change totalement la perspective, confirmant d’ailleurs que c’est une production-maîtresse de l’œuvre, mais en élargissant les perspectives. Alors, vu que les salles ont des difficultés à se remplir, cher lecteur ou cher futur spectateur, allez au théâtre : l’expérience est irremplaçable et n’importe quelle vidéo, la mieux réalisée avec le meilleur son, ne rendra que partiellement les effets visuels et sonores de la salle. Précipitez-vous donc en salle, où que vous soyez, si un opéra, un théâtre, un cinéma sont proches de chez-vous.
La première observation générale est que Barrie Kosky joue sur plusieurs notes de clavier : le rêve, l’imaginaire enfantin, les fantasmes, la jeunesse, et plus conventionnel, le théâtre dans le théâtre (au troisième acte), comme pour nous dire : c’est tout ça, le théâtre. Car le troisième acte montre une réalité toute aussi trompeuse que le carrosse su deuxième ou que la valse des cloisons du premier. Tout cela est livre d’images du temps qui passe et temps rêvé, rythmé par une horloge murale, un réveil ou un coucou. En cela, cette histoire et cette mise en scène nous concernent tous directement, nous qui vieillissons…
Barrie Kosky réussit aussi à proposer une production durable, au sens où elle dit des choses qui ne sont pas fixées dans un temps, finalement très abstraites, même si les personnages sont vêtus comme à l’époque de la création. Elle est à l’opposé de la mise en scène d’Otto Schenk qui surjouait de manière géniale le XVIIIe tel qu’on se l’imagine dans des décors inspirés ou copiés du palais de Nymphenburg dans les deux premiers actes, et revenait dans un monde plus « terrestre » au troisième (Kosky reprend d’ailleurs l’idée de rupture entre actes I et II, et acte III).
Mais comme celle de Schenk, elle pourrait durer des années, par ses effets strictement théâtraux, sans vidéo, dans laser, sans autre magie que celle de la machinerie scénique traditionnelle.

Si Schenk avait un côté réaliste, Kosky fait rêver de manière souriante et ironique avec cet amour vieillard (quand l’imagerie propose des Chérubins) qui sert à tout, et notamment à effacer les risques de Blackface (Mohammed…) : il est le serviteur discret du Baudelaire de la Mort des amants ((Fleurs du Mal, Poème CI)):
Et plus tard un Ange, entrouvrant les portes
Viendra ranimer, fidèle et joyeux
Les miroirs ternis et les flammes mortes.
Barrie Kosky a décidé de raconter une histoire au fond ordinaire, que l’imaginaire embellit. IL ne se perd pas dans le détail, préférant un travail plus conceptuel, plus épuré. Au premier acte, dans ce ballet de décor et de cloisons qui glissent laissant des lueurs et des reflets, des plantes maniées par des machinistes qui sont plantes de théâtre, il plante un décor pour une succession d’ambiances comédie à la Feydeau, mélancolie, comédie discrètement érotisée, comédie dramatique, avec un rythme époustouflant, parce qu’on passe, on glisse pourrait-on dire sans cesse de l’un à l’autre.

Et au milieu, ce qui fait tout basculer et qu’on ne rélisait pas tant à la vidéo, l’intervention du chanteur italien, dans un typique décor baroque de théâtre à l’italienne avec sa perspective, qui vient glisser à la Maréchale des paroles qui lui révèlent qu’elle aime vraiment et qu’elle n’est pas dans un jeu.
contro amor mi ribellai,
ma fui vinto in un baleno
Ce qui en même temps lui fait voir en face sa situation et d’une certaine manière, l’impasse dans laquelle elle se trouve.
C’est l’intervention très théâtrale du chanteur, comme une sorte de révélation « ex machina » baroque qui lui révèle ce qu’elle éprouve et va motiver la mélancolie finale de l’acte et l’incompréhension avec Octavian. Moment clé qui va justifier le troisième acte et sa mise en scène de l’Adieu.
Kosky prend appui sur des situations théâtrales, variées, pour montrer comment le théâtre montre, dit la vérité, est vérité.

De même le deuxième acte n’est pas plus réaliste, avec cette apparition de carrosse de contes de fées qui déclenche, fait incroyable à Munich, des applaudissements à scène ouverte.
Le deuxième acte, dans un salon qui n’est pas un salon, mais une sorte de galerie (j’avais évoqué L’enseigne de Gersaint de Watteau) de tableaux de scènes de satyres, de légendes érotiques, de Dieux égarés dans un monde pastoral, rempli de bergers qui ne sont en fait que poursuites érotiques.

On retrouve d’ailleurs au lieu des valets de Ochs totalement déchaînés le cortège dyonisiaque le Komos que Kosky va réintroduire dans sa vision de Don Giovanni à Vienne au final du premier acte. L’idée est celle d’un monde qui respire le désir, où le désir circule partout, y compris chez Faninal qui lutine un peu ce qui lui passe à portée de main (ce n’est pas un hasard si les cornes de satyre lui poussent).
De cette circulation du désir, Kosky fait la norme, une norme vue au total de manière assez souriante et jamais pesante, avec d’un côté un carrosse de contes de fées plus vrai plus argenté, plus fou que nature et de l’autre un lit où tous les personnages vont passer. Ce lit, assez incongru si ‘lon y pense dans la situation, est celui où Sophie et Octavian se découvrent, celui où Ochs est étendu et celui où Sophie le fait rageusement disparaître tant elle ne veut pas en entendre parler.
Au milieu de ce monde totalement irréel ou fantasmé, les personnages sont somme toute normaux : Ochs n’a rien de la vulgarité paysanne dont on l’affuble quelquefois, Sophie est une jeune fille fraiche qui rêve de prince charmant, et qui ne veut pas vivre ce qu’on lui propose, et Octavian découvre à son tour ce qu’est l’amour, après l’avoir déclaré au premier acte à la Maréchale.
Ainsi la découverte de l’amour est ce que partagent les trois principaux personnages à la fin du deuxième acte.
Il reste à la maréchale de théâtraliser son départ et sa renonciation.
C’est pourquoi le troisième acte est une mise en scène, plus qu’une « farce » selon les paroles mêmes de la Maréchale. Kosky n’abuse pas des effets de trappes et de monstres de carnaval, il introduit l’idée que peut-être Ochs abuse de l’alcool (il voit son double, triple etc… partout), mais s’il y a la table, il n’y a pas de lit, et le poulet central est un authentique accessoire de théâtre, très visible : on joue et Kosky fait surjouer tous les personnages, Octavian en premier, pour isoler Ochs de plus en plus pitoyable. Et Ochs est sans doute ici plus raillé, plus détruit que dans d’autres mises en scène, notamment lors de son départ sous les huées et les lazzis, métaphore aussi des mauvais chanteurs chassés par un public avide.
Habilement, Kosky fait de la scène le pivot de deux salles de théâtre, la nôtre, et celle qui remplit la scène pleine d’un public de figurants et de mannequins, comme si la solution ne pouvait émerger que du théâtre.
Au bout du compte, plus de théâtre et une scène nue sous un ciel étoilé, le couple s’élève dans les airs pour vivre son amour un peu comme dans les opéras baroques, ciel nocturne et duo entre ciel et terre, « les amoureux sont seuls au monde » en quelque sorte, tandis que chacun de leur côté Faninal et la Maréchale s’en vont, seuls, face à eux-mêmes.
Il y a évidemment une fin qui efface tout pittoresque (plus de Mohammed, plus de mouchoir), une fin presque cinématographique de conte de fées, et en même temps abstraite, qui souligne les lois du temps, les anciens s’effacent et les jeunes vivent à leur tour leur amour : rien que de très ordinaire, mais pour les amoureux, c’est l’extraordinaire qui est le réel du moment. Tandis que l’amour, arrache une aiguille de la pendule pour en faire la flèche de l’amour. Le temps, là aussi, fera son œuvre.
C’est un travail éminemment sensible et juste, mais aussi particulièrement abstrait que Barrie Kosky signe là, parce qu’il dit le réel, mais dans une ambiance complètement décalée, qui oscille entre fantasme, conte de fées, théâtre sans jamais que les choses ne se heurtent ou perdent leur logique. Tout est d’une grande fluidité, jamais brutal, sans mauvais goût, y compris au troisième acte où il est facile de déraper. Ce travail rigoureux et construit donne sa vérité à l’œuvre sous une lumière différente, avec des personnages plus proches, plus attachants peut-être que dans d’autres mises en scène : Faninal par exemple nous semble plus proche de nous, moins « parvenu », moins raide. Sophie est aussi traitée comme une jeune fille fraiche, simple, sans affectation, qui réagit sur le moment, sans plan pré établis.
Ochs également n’est jamais une caricature, tandis que la maréchale évolue très vite et bascule de l’inconscience de l’eros à la conscience de l’impossibilité de son histoire avec Octavian, avant même que n’apparaisse Sophie.
Quant à Octavian, c’est peut-être le personnage le plus « traditionnel », que les événements conduisent plus qu’il ne les conduit.
Un ensemble d’une grande profondeur et particulièrement habile.
La distribution, pour les principaux personnages les mêmes qu’à la création est de celles qui triomphent et qui emportent une salle. Tous ont su mettre en œuvre ce théâtre de conversation qui est l’apanage de la comédie, avec une vivacité, une fraicheur et un naturel confondants qui donne à l’ensemble une très grande singularité.
Il y a d’abord tous les personnages secondaires, tous magnifiquement tenus, embres de la troupe (Martin Snell en Polizeikommissar ou Ulrich Reß en Valzcchi, beaucoupo de membres du studio (les enfants), Galeano Salas vraiment excellent en chanteur italien, avec une ligne de chant, des passages à l’aigu assurés et un très joli timbre : la voix s’est affermie en quelques années et la prestation est remarquable.
Excellente aussi Daniela Köhler en Marianne Jungfer Leitmetzerin, énergique, présente, qui ne crie jamais (le danger quelquefois pour ce rôle), tout comme l’Annina protéiforme de Ursula Hasse von der Steinen.
Johannes Martin Kränzle est comme toujours un chanteur exemplaire : son Faninal existe, jamais masqué par Ochs, il joue un personnage et sans les ridicules habituels mais ambigu, qui vend gentiment sa fille, avec ses petites faiblesses, avec sa voix chaude, sa diction impeccable, son sens de la conversation éminent. Quel beau chanteur.

Il en va de même avec le Ochs de Christof Fischesser, jamais exagéré, jamais caricatural, et même un peu pitoyable au troisième acte. Son Ochs entre dans une sorte de normalité. C’est vraiment une piste nouvelle pour le personnage, moins sûr de lui d’un Groissböck, plus humain, plus « sympathique » en quelque sorte. Vocalement il est largement à la hauteur de l’enjeu, avec une diction impeccable, un sens aigu des accents et de la couleur si nécessaires dans le personnage et une vraie présence. Un de ses meilleurs rôles.

Elle remplace Katharina Konradi, c’est la petite nouvelle : Liv Redpath est une Sophie très fraiche et très séduisante. Elle a le format physique de Konradi, elle en a la vivacité et la présence. Il lui manque un peu de corps dans la voix, notamment dans le registre central et les graves, mais les passages à l’aigu, la tenue sur le souffle sont remarquables et particulièrement prenant et émouvants. La voix est donc petite, mais dès qu’elle passe à l’aigu, c’est d’une sûreté étonnante et d’une grande beauté. À suivre.

Samantha Hankey est un Octavian de grande classe, c’est d’abord un personnage très vif, très masculin au départ (les premières scènes sont étonnantes), elle soigne beaucoup la diction et le phrasé, si importants pour le rôle, mais elle a surtout une présence vocale et une puissance qui la classent immédiatement dans les chevaliers de grand niveau. C’est une voix forte, un volume large, mais toujours maitrisé et contrôlé avec une présence scénique très affirmée : en bref un des meilleurs chevaliers entendus.

Il reste Marlis Petersen.
On connaît l’artiste et le soin avec lequel elle dit le texte, l’infinie recherche de la couleur, la recherche de l’expressivité : c’est par sa science du mot, sa manière de projeter qu’elle est absolument unique. C’est une actrice éblouissante, dans une mise en scène où on lui demande plusieurs facettes, de la légèreté au départ, à la mélancolie ensuite et à l’autorité enfin. On reste fasciné par ce port, cette manière de respirer la scène, ces gestes toujours mesurés qui semblent éminemment naturels, comme venus du cœur. Et la voix dans son monologue du premier acte est un exemple de jeu interprétatif, où chaque mot fait sens avec une sorte de mélancolie communicative. De même dans le trio final, où elle est bouleversante. C’est la Maréchale du moment, sans aucun doute

Singularité également dans la fosse. On avait beaucoup aimé l’approche avec un orchestre réduit, retrouver l’orchestre habituel donne à ce Rosenkavalier dirigé par Vladimir Jurowski une saveur particulière, l’idée de quelque chose d’autre…
Entendons-nous : nous avons été gavés par Kirill Petrenko dans cette fosse et avec cet orchestre, sa transparence, sa vivacité, sa manière incroyable de suivre tout ce qui se disait/passait en scène. Et L’orchestre n’est pas encore accoutumé à son chef qui finalement l’a peu dirigé encore.
Ici la couleur est différente : le tempo d’abord, plus retenu, moins allant, qui soigne la couleur de la masse orchestrale, plus que le détail de l’instrumentation, avec un sens « symphonique » plus marqué, sans doute aussi moins d’ironie et de saveur et plus de sérieux… Ayant sous la main un cast impeccable, il se consacre peut-être plus à l’orchestre, aux couleurs du son, avec un son presque tchaïkovskien. Aucune lourdeur, une grande attention aux couleurs, une grande attention à la délicatesse des cordes, sans jamais abuser des jeux de volume, en essayant de soigner la cohérence d’ensemble plus que la luminosité ; plus que la limpidité. Cela donne un Rosenkavalier très différent de l’habitude, qui a aussi ses attraits et ses surprises, moins immédiatement théâtral, moins spontané moins « viennois » dira-t-on, peut-être aussi moins raffiné mais plus plus compact. À chacun sa vérité.
