Les décors de Gary McCann révèlent assez clairement les intentions de la scénographie de ce Simon Boccanegra dont on suit le destin à travers la série des lieux qu'il traverse, que ce soient des espaces imaginaires ou concrets. Ainsi, ce non lever de rideau où le regard est cueilli à froid par la grande toile peinte montrant l'infini horizon maritime, allégorie psychologique de ce corsaire qui hésite à troquer ses navires contre la fonction de doge à laquelle le pousse le perfide Paolo. Puis cette longue série de lieux officiels, palais et salles de réceptions tantôt suggérés par des cloisons amovibles à claires voies dont les lignes se prolongent par les éclairages de John Bishop, tantôt élevant jusqu'aux cintres de hautes et massives dimensions dans une rencontre étonnante entre art décoratif et architecture classique.
Ainsi cette "danse" de Bourdelle, dont le bas-relief d'origine prend ici la dimension d'un palais mussolinien, ou bien ces atlantes-candélabres qui succèdent aux iconiques lions posant leur griffe sur un globe. Ce vocabulaire architectural convoque un catalogue de représentations du pouvoir politique, avec tout ce qu'il peut avoir parfois d'impressionnant et d'écrasant. Par opposition, la direction d'acteur semble d'une discrétion et d'une minceur confondantes – effet conjugué du contraste entre la taille des décors et la gamme assez faible des gestes et des poses. Ainsi l'héroïsme des épées qui se dressent dans les aigus, la fiancée joignant ses blanches mains ou les yeux qui roulent pour feindre l'agonie… toute une série de codes qui tient à la fois de la statuaire animée et de l'image d'Épinal.
Les pesants costumes de Fernand Ruiz soulignent une vision du drame souvent hors d'âge, en particulier dans l'affrontement entre patriciens et plébéiens, ou bien ces figurants lourdement équipés par un attirail de casques et de lances qu'on pensait remisés au placard depuis belle lurette… On le redit, le principal intérêt de cette esthétique est de ne jamais percuter frontalement une trame narrative déjà aux limites de l'improbable et dont on garde ici prudemment les ambiguïtés et les arrière-fonds psychologiques par devers soi comme un joueur d'échecs qui se contenterait de défendre en dissimulant une stratégie dont il ne pourrait pas assumer l'ambition. Cette lecture de Simon Boccanegra reste au milieu du gué, sans trancher entre une approche franchement psychologique ou politique – pierre d'achoppement et écueil redoutable quand il s'agit de monter une œuvre mêlant la noirceur et l'espoir tantôt à travers la dimension historique des personnages, tantôt les relations beaucoup plus intimistes. L'idée assez premier degré de recourir à une figurante pour montrer Marie qui vient emporter Simon dans la mort à la toute fin, ruine la possibilité de travailler sur l'importance de ce double mère-fille et par-delà, la relation entre Fiesco et Simon, opposés et réunis par la thématique de la paternité. De la même manière, le traitement de Paolo en méchant monobloc ou la façon dont Gabriele hérite du pouvoir ne permet pas de dégager les nuances qui auraient permis d'inscrire la lecture de l'œuvre dans toute sa complexité.
Peu contraints par une scénographie aux abonnés absents, les interprètes peuvent donner le meilleur d'eux-mêmes, chantant la plupart du temps face au public interrompus par l'alternance des entrées et des sorties de scène. George Petean débute dans un rôle-titre qu'il interprètera bientôt à Berlin et Hambourg. Si comparativement à des Tézier ou Cappuccilli, l'expression et le relief peuvent sembler un peu neutres, la voix trouve une carrure naturelle qui surmonte toutes les difficultés techniques du rôle. À aucun moment, il ne cherche à outrepasser les contours d'un personnage paradoxalement au centre des enjeux dramaturgiques mais que l'écriture prive de réelle sollicitation et de bravoure sur le strict plan des qualités vocales. Son Plebe ! Patrizi ! tempère la véhémence dans une douceur presque polie où la blessure du père passe après l'apaisement politique. L'Amelia de Frederica Lombardi possède quant à elle de beaux atouts, notamment dans la projection et le volume, pour pouvoir percer dans des ensembles toujours problématiques, comme le final All'armi, all'armi, o Liguri. Le timbre est dense, corsé mais limité par une expression assez droite qui fait entendre la ligne avant la couleur (Come in quest'ora bruna). Freinés dans leur élan par une direction d'acteur trop courte, les échanges avec Adorno tournent à la démonstration et la scène de la révélation au I ne tourne jamais au coup de théâtre, la faute à une émotion fabriquée où la concentration empêche de libérer complètement les montées à l'aigu.
Riccardo Zanellato campe un Fiesco austère et tourmenté, usant de ressources et d'habileté pour contourner les faiblesses intrinsèques d'une voix qui n'est plus à son meilleur mais qui fait entendre dans Il Lacerato Spirito un caractère et une authenticité de premier plan. Marc Laho (Gabriele Adorno) a pour lui le fait de jouer à domicile devant une salle conquise par avance et qui le porte à des prouesses audibles dans Sento avvampar nell'anima. La ligne laisse percer des aigus resserrés et raccourcis qui trahissent une sollicitation de toute évidence excessive, malgré la vaillance. Plus endurant et dominateur, le Paolo de Lionel Lhote n'a aucun mal à passer la rampe et rejoindre le panthéon des méchants. La palette d'affects est variée et puissante, passant en un tournemain de la perfidie douceâtre du XXX à l'aveu vitupérant. Notons également les belles prestations de Roger Joakim en Pietro et Xavier Petihan en capitaine.
Le Chœur de Opéra Royal de Wallonie-Liège et celui de l'IMEP (Institut royal supérieur de musique et de pédagogie) démontrent tout au long de la soirée une belle énergie, soulevés par le geste sûr et volontaire de Speranza Scappucci qui souligne les accents et les tenues. L'orchestre n'est pas en reste, avec un volume et une précision à tous les pupitres qui offrent au drame verdien un écrin expressif de tout premier plan. Cette lecture possède le caractère et le brio qui assurent à ce Boccanegra un succès bien mérité, en forme de belle promesse pour l'avenir.