Traditionnellement dans son programme, le Festival Verdi se transporte à Busseto, à quelques dizaines de kilomètres au nord de Parme, et à deux pas de Roncole Verdi, où est né le compositeur. C’est tout près aussi que Verdi s’est installé, à Sant’Agata, dès 1851 et c’est enfin à Busseto que Verdi a vécu entre 1823 et 1839. Nous nous trouvons dans cette Emilie-Romagne (près de Piacenza) riche et agricole qui est le cœur du pays verdien.
Il est donc pleinement légitime d’associer Busseto aux festivités verdiennes annuelles, d’autant que Busseto est le siège de l’Accademia Verdiana, et le lieu du Concorso Internazionale Voci Verdiane “Città di Busseto” fondé en 1961 et d’où sont sorties de grandes voix comme Rita Orlandi-Malaspina, Jaime Aragall, Deborah Voigt ou Aprile Millo et plus récemment Irina Lungu ou George Gagnidze.
Quant au Teatro Verdi, il a été inauguré en 1868 malgré les réserves de Verdi, qui néanmoins a donné une forte somme pour sa construction, mais qui n'y a jamais mis les pieds je crois.
Déclaré inutilisable en 1987, pour des raisons de stabilité du bâtiment historique qui l’abrite, il a été réouvert à l’opéra en janvier 2001, par Riccardo Muti et l’orchestra del Teatro alla Scala, qui y représentèrent Falstaff et l'Aida mise en scène par Franco Zeffirelli, célébrant en même temps le centenaire de la mort de Verdi.
C’est cette production devenue mythique qui est reprise cette année. C’était un défi en effet que d’afficher Aida dans un théâtre de 307 places, certes doté de fosse et d’équipement scéniques, là où tout le monde pense qu’Aida est un opéra à grand spectacle réservé aux grands théâtres, à Caracalla et à Vérone, dont il est le titre symbole. Et Zeffirelli, qui l’a mis en scène si souvent ailleurs, répondit au défi, sans renoncer en rien à sa conception historiciste, ni à sa scrupuleuse volonté d’exactitude, héritée de son maître Luchino Visconti.
Il montre qu’Aida fonctionne très bien dans ce petit espace, pourvu qu’on comprenne enfin qu’Aida est un opéra intimiste : le théâtre de la création, l’opéra Khédival du Caire, n’était d’ailleurs pas une immense salle non plus (850 places).
Quand la reprise a été décidée, en 2018, Zeffirelli était vivant et sa mort il y a quelques mois a fait des représentations, reprises ici par Stefano Trespidi, un hommage au grand metteur en scène disparu. Quoi de plus bel hommage que la reprise d’un des plus réussis et emblématiques de ses spectacles.
Aida est un opéra intimiste où dominent les scènes à deux ou trois personnages, avec la seule scène du triomphe assez spectaculaire, dont on a fait le symbole un peu discutable d’une œuvrea qui n’a pas cette couleur pompeuse. D’ailleurs, les troisième et quatrième actes particulièrement sombres ne comportent plus aucune scène spectaculaire.
Aida supporte donc bien le passage de Vérone (15000 places) à Busseto (300). Les décors de Zeffirelli, égyptiens en diable, avec statues gigantesques et murs couverts de hiéroglyphes, et les costumes (Anna Anni) reproduisent scrupuleusement ce qu’on voit sur les fresques ou dans la statuaire, mais en même temps, Zeffirelli nous montre le théâtre dans son jeu des apparences, nous contraignant à croire au carton-pâte parce que nous sommes pratiquement dedans, Zeffirelli nous rend non plus spectateurs, mais presque protagonistes immergés dans une illusion enchanteresse, presque parties du décor dans un théâtre qui lui-même semble une maison de poupée. Seuls la plupart des intermèdes chorégraphiques (restes du Grand-Opéra) sont coupés, ce qui contribue à accentuer la focalisation sur le drame.
Ce qui frappe dans l’approche de Zeffirelli (à qui l’on doit entre autres, la merveilleuse production de 1963 à la Scala, dans des décors peints par Lila De Nobili) c’est le souci de visualiser les situations dramatiques : Aida est vêtue très différemment des autres personnages, comme une fille du désert, couverte d’un voile, pieds nus (hautement symbolique de sa situation) et – aujourd’hui ce serait impossible- blackface, un maquillage si bien fait qu’on s’y tromperait. Maria Teresa Leva, qui chantait ce soir-là l’héroïne éthiopienne très menue, affichant clairement sa soumission physique, a incarné une Aida incroyablement crédible. Sa seule présence sur scène montrait le tragique de la situation face à la triomphante Amneris. Dans un si petit espace suffisent pour qu'on y croie une économie de gestes, avec une visualisation nette des situations, des illuminations subtiles ou des visions élargies par des jeux de perspective réussis, sans oublier des trucs de théâtre, comme des personnages dans l’ombre au proscenium qui augmentent par leur seule présence la perspective scénique. Et le tour est joué.
Pour la scène du triomphe, Zeffirelli s’en tire sans artifice ni vidéo (qu’on emploierait aujourd’hui sans nul doute), plaçant la focale non sur le défilé, mais sur la foule qui y assiste : on devine en arrière plan ou on imagine les soldats qui défilent, mais on est spectateur derrière la foule, essayant de deviner ce qui se passe, comme derrière la foule d’un défilé militaire de type 14 juillet. Et cela suffit à créer l’illusion théâtrale.
Quant aux deux derniers actes, ils ne diffèrent pas fondamentalement des mises en scènes qu’on voit ailleurs, puisqu’ils impliquent un chœur le plus souvent en coulisse et deux ou trois personnages au maximum sur scène. Et l’immense autel qui envahit l’acte IV est à la fois la menace (dans la première scène d’Amneris) et la figure de la mort imposante et envahissante, étouffante qui domine cet acte à l’image finale puissante.
Il en résulte un spectacle fascinant, qui gagne même en puissance parce qu’on se concentre sur la musique et les personnages sans être troublé par les éléphants ou les chevaux qu’on peut voir à Vérone ou Caracalla, ni par quatre cents figurants. Tout fonctionne à merveille, et confirme qu’Aida peut être représenté dans des petits théâtres, à condition qu’on ait un metteur en scène intelligent (ou génial).
Du point de vue musical, ce cast jeune (tous moins de 30 ans ou peu s’en faut) peut affronter Aida dans un théâtre aux dimensions aussi réduites, parce que les voix portent immédiatement. On peut avoir peut-être des doutes sur la capacité de certains à soutenir des rôles aussi lourds dans des salles ordinaires, mais à s’en tenir à ce que nous avons entendu, c’est vraiment un cast équilibré, vaillant, qui a servi avec sensibilité et justesse l’œuvre de Verdi.
À commencer par les rôles de complément : Chiara Mogini, primée au dernier concours Verdi, est une prêtresse sûre, à la belle ligne de chant. Manuel Rodriguez, messaggero, Renzo Ran, un roi au timbre profond et séduisant – même si un peu tendu à l’aigu- , tout comme le Ramfis de Dongho Kim.
Andrea Borghini, que nous connaissons bien par sa longue appartenance à la troupe de Munich, a indiscutablement une voix de baryton bien timbrée, mais il nous a semblé un peu excessif dans sa manière d’aborder le rôle, d’une manière un peu trop sauvage et échevelée. Amonasro est un Roi, redoutable guerrier, civilisé et non une sorte de mauvais sauvage sorti d’une jungle. Et là, il pousse un peu loin son incarnation, confondant énergie et sauvagerie, trop agité en scène. Les grands Amonasro sont justement des chanteurs qui montrent la subtilité du personnage et sa redoutable intelligence, par un chant maîtrisé : ici c’est trop fougueux et mal maîtrisé. C’est dommage parce que la voix est là.
Daria Chernii est une Amneris à la voix bien dominée, qui manque peut-être de rondeur, aux attaques brutales. Il faudrait sans doute atténuer une certaine rudesse, élimer les aspérités. Il manque à ce chant un peu de couleur et de subtilité. Mais l’ensemble est très respectable.
Le Radamès de Bumjoo Lee, vainqueur du concours Verdi 2015, nous est apparu plein de qualités. Un timbre clair, chaleureux, des aigus très bien maîtrisés et puissants, longuement tenus (« vicino al sol… »), une ligne de chant très homogène et une diction presque trop parfaite, trop didascalique, qui nuit quelquefois à la fluidité. Mais il maîtrise parfaitement les pièges du rôle, même s’il devrait peut-être travailler à aborder certaines notes piano et à colorer un peu plus. C’est un Radamès qui a du style, à qui il manque un peu d’aisance scénique mais c’est une très belle prestation.
Maria-Teresa Leva est une belle Aida, à la voix très lyrique et à la technique consommée qui permet d’adoucir les attaques, de chanter de beaux pianissimi, avec une émission claire et veillant à bien colorer le chant. Voilà une chanteuse qui a du style.
Il faudrait cependant l’entendre dans un cadre différent parce que la voix qui nous est apparue parfaite pour cet espace, pourrait avoir plus de difficultés dans de plus grands théâtre dans ce rôle. C’est pour nous un très beau lirico, pas si spinto. Mais son soin de la couleur, sa manière de moduler chaque mot en fait ce soir une très grande interprète : pour tout dire on y croit.
Bonne prestation du chœur du Teatro Comunale di Bologna préparé par Alberto Malazzi, d’autant que dans le petit espace il serait facile de saturer. Il n’en est rien et le volume reste contrôlé.
Ce qui n’est pas le cas de l’orchestre, orchestre du Teatro Comunale di Bologna qui n’a aucun problème technique avec une œuvre qu’il connaît bien, techniquement conduit par le chef Michelangelo Mazza, naguère premier violon solo de l’Orchestre du Regio de Parme. Mais seulement techniquement.
En effet, on n’entend pas une interprétation, ni même une adaptation du son à l’espace réduit du théâtre. C’est là qu’il aurait fallu du raffinement, de la rondeur, de la délicatesse. Rien de tout cela : c’est quelquefois si fort que le son de l’orchestre sature et étouffe le reste, aucune subtilité dans les attaques, aucune vraie couleur adaptée au drame. Exercice difficile que de travailler un tel opéra dans un tel espace, mais il ne semble pas qu’il y ait eu de véritable effort d’adaptation. C’est le maillon faible d’une soirée décidément séduisante : une fois de plus (et comme l’an dernier pour Un giorno di regno dans un style bien différent) la magie de Busseto a vaincu, et celle de Verdi avec, grâce à un immense Zeffirelli.