Amilcare Ponchielli (1834–1886)
La Gioconda (1876)
Melodramma in quattro atti
Livret de Tobia Gorrio (Arrigo Boito)  d'après « Angelo, tyran de Padoue », de Victor Hugo
Création : Milan, Teatro alla Scala le 8 avril 1876

Direction musicale : Roberto Rizzi-Brignoli
Mise en scène : Olivier Py
Jean-François Kessler : collaborateur artistique
Pierre-André Weitz : décors et costumes
Bertrand Killy : lumières

La Gioconda : Béatrice Uria-Monzon
La Cieca : Agostina Smimmero
Alvise Badoero : Roberto Scandiuzzi
Laura : Judit Kutasi
Enzo Grimaldo : Ramón Vargas
Barnaba : Pierre-Yves Pruvot
Isepo : Roberto Covatta
Un Pilote : Sulkhan Jaiani Zuane
Un chanteur : Hugo Santos Barnaboto

Direction des chœurs : Alfonso Caiani
Orchestre national du Capitole Chœur et Maîtrise du Capitole

 

26 septembre 2021 au Théâtre du Capitole à Toulouse, 15h

Opéra de tous les excès au confluent du romantisme et du vérisme, La Gioconda de Ponchielli mis en scène par Olivier Py rassemble tous les éléments dramaturgiques d'un authentique film noir. Le livret d'Arrigo Boito tire d'"Angelo, tyran de Padoue" de Victor Hugo, de puissants éléments dramatiques qui augmentent la tension et l'urgence de la partition. En reprenant cette belle Gioconda montée en 2010 au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, le directeur du Capitole, Christophe Ghristi, frappe un grand coup sur la scène toulousaine. Béatrice Uria-Monzon brille dans le rôle-titre et Ramón Vargas qui fait ses débuts dans le rôle d'Enzo. L'Orchestre national du Capitole, le chœur et la Maîtrise du Capitole sont placés sous la baguette véhémente et inspirée de Roberto Rizzi-Brignoli.

Agostina Smimmero (La Cieca), Roberto Covatta (Isepo)

Après l'Opéra de Paris en 2012 seulement, c'est au tour du Théâtre du Capitole de célébrer l'entrée à son répertoire La Gioconda d'Amilcare Ponchielli. Né en 1834 près de Crémone, il écrivit une dizaine d'ouvrages mais doit surtout sa renommée au fait qu'il fut le professeur de Puccini. La Gioconda est une œuvre inclassable, à mi route entre modernité et convention, héritière de Verdi et annonciatrice du vérisme. Ponchielli se passionne pour les adaptations littéraires, à commencer par Victor Hugo dont l'"Angelo, tyran de Padoue" sert de trame au livret qu'Arrigo Boito écrivit pour la Gioconda. Il retournera à Hugo pour Marion Delorme, son dernier opéra créé en 1885 à la Scala de Milan.

La trame reprend l'indication de Victor Hugo dans sa préface à Angelo : "Deux graves et douloureuses figures, la femme dans la société, la femme hors de la société (…) deux hommes, le mari et l’amant, le souverain et le proscrit". Laura est la femme d'Alvise,  grand inquisiteur de la République de Venise, tandis que Gioconda est une populaire chanteuse des rues. Aimé par les deux femmes, Enzo est ce banni revenu d'exil dissimulé sous les traits d'un marin. Le drame se noue autour de l'action de Barnaba, espion à la solde de l'Inquisition, dont les avances sont repoussées par la Gioconda et qui trouvera le moyen de se venger en exerçant un odieux chantage sur elle et sur Laura dont il connait la relation qu'elle a avec Enzo.

Sos la plume de Boito, les personnages ont changé de noms, l’action a été déplacée de Padoue à Venise et la charge politique bien atténuée. En quatre actes au lieu de trois "journées", le drame est réduit à la dimension d'une intrigue digne d'un film noir ou d'une pièce psychologique, loin de la charge politique de la pièce d'Hugo. Olivier Py et Pierre-André Weitz placent l'action dans un univers interlope, dont l'obscurité géométrique et le sol inondé d'eau évoquent ici les carceri d'invenzione de Piranesi et les "plombs" de Venise. Ces éléments de décor ont déjà bien éprouvé par le passé : Trovatore, Ariane et Barbe-Bleue, Pénélope… pour ne citer que quelques spectacles. Ils composent un ensemble d'une surprenante puissance évocatoire et psychologique, avec ces lignes de fuite qui converge vers un unique point central – métaphore du suicide inexorable comme unique issue désignée dès le lever de rideau. Se joint à cet ensemble, la figure récurrente du Joker – bouffon dont la grimace et la tête disproportionnée glace d'effroi.

Pierre-Yves Pruvot (Barnaba)

Sous ce masque se dissimule Barnaba, cette âme damnée dont l'omniprésence joue avec un effet dramaturgique stroboscopique sur l'ensemble de l'œuvre comme pour imiter le fait que c'est lui, le bouffon tragique, qui tire toutes les ficelles. Prédateur sexuel et intrigant politique, Barnaba arbore le brassard du Conseil des Dix (CX), organe et bras armé de la République de Venise chargé de la sûreté d'Etat. Doté des pleins pouvoirs exécutifs et judiciaires, ce Conseil est ici mis en scène avec des références explicites à une milice fasciste toute de noire vêtue, avec Barnaba à sa tête. Incarnation du mal et de la tyrannie, il n'hésite pas à accuser de sorcellerie et mettre à mort la Cieca, la vieille mère aveugle de Gioconda – également protégée par Laura. On peut voir dans ce personnage un double de Iago, à l'instar du personnage d'Enzo sur lequel plane l'ombre portée d'Otello – cet étranger contre lequel se fomente un complot avec pour seule victime ici, Gioconda l'innocente chanteuse de rue.

La mise en scène d'Olivier Py traite l'opéra de Ponchielli avec la simplicité et la rudesse d'un tréteau de théâtre de rue ou d'un Mystère médiéval. On peut trouver de la Passion du Christ dans le personnage tragique de Gioconda, dont le grandiloquent sacrifice final atteint une dimension quasi expiatoire. Le vérisme des détails guide le spectateur au fil d'un parcours mélodramatique jalonné de symboles qui servent de titre aux quatre actes : La bocca del leone, Il rosario, Il narcotico o la Ca' d'Oro, Il canal orfano. On lit facilement dans cette symbolique la présence des thèmes et des personnages de l'opéra : La bouche du lion ou le Conseil des Dix et l'autorité de la république de Venise, le rosaire qui passe de la Cieca à Laura, le poison et le philtre donnant l'apparence de la mort (en écho au philtre que Lorenzo donne à Giulietta dans Capuleti e Montecchi), et le Canal Orfano, lieu du crime avec le symbole du poignard qui circule de main en main et finira par percer le cœur de Gioconda.

Spectacle total et incandescent, Gioconda convoque un chœur et six rôles solistes de premier plan ainsi qu'un corps de ballet que la mise en scène utilise fort à propos. C'est le cas par exemple dans des pantomimes complexes comme ce simulacre (et prémonitoire) sacrifice d'un innocent lors d'une cérémonie satanique où un faux prêtre répand le sang d'un enfant sur des acolytes masculins et féminins dont la nudité et les bas résilles portent la "signature" Olivier Py. Étonnante également, la célèbre Danza delle Ore, très éloignée de son horripilant parfum fleur bleue et chargée ici d'une noirceur et d'une angoissante référence au viol que projette Barnaba sur sa proie désignée. On notera aussi la présence du chœur au dernier acte, déguisé et multipliant la présence d'un Joker dont la figure rencontre celle d'un crâne humain, autre élément cher au metteur en scène. Le masque du clown sinistre occupe toute la dernière scène, Barnaba surgissant de l'œil, littéralement comme un diable hors de sa boîte – l'incarnation du mal faisant "tomber" le masque.

Pierre-Yves Pruvot (Barnaba), Béatrice Uria-Monzon (La Gioconda)

L'ouvrage exige du plateau vocal un niveau et un engagement qui puisse rendre à la dramaturgie toute sa dimension exponentielle. Après Bruxelles il y a deux ans, l'interprétation de Béatrice Uria-Monzon assure au personnage de Gioconda une carrure et une présence remarquables. On passera sur les scories purement techniques qui dénaturent certains changements de registres et empêchent de goûter pleinement à des graves charnus et pleins. On vit grâce à elle un moment d'opéra absolu dans le célèbre Suicidio ! où l'interprète se livre intégralement, sans fard ni détours. Moins sanguin et moins fauve, Ramón Vargas réussit toutefois sa prise du rôle en offrant au personnage d'Enzo les reliefs d'un timbre véhément et âpre. La belle ligne de Cielo e mar conjugue une endurance et une couleur que la difficulté d'exécution ne parvient pas à amoindrir. Remplaçant Varduhi Abrahamyan initialement prévue, Judit Kutasi est une remarquable Laura, capable dans Morir, morir è troppo orribile ! de briller au-delà du terne Alvise de Roberto Scandiuzzi – remplaçant également au pied levé Marco Spotti, mais sans faire oublier le grand Jean Teitgen dans les représentations bruxelloises. Le Barnaba de Pierre-Yves Pruvot est en revanche une belle réussite, d'une ampleur sonore et dense sur tous les registres, avec un jeu d'acteur et une projection au cordeau dans un O monumento, qui n'est pas sans évoquer le Credo de Iago. Agostina Smimmero dans le rôle de la Cieca et Roberto Covatta en Isepo complète de belle manière cette distribution. Préparés par Alfonso Caiani, le Chœur et la Maîtrise du Capitole se couvrent d'une gloire dont peu de maisons françaises peuvent s'enorgueillir.

 

L'orchestre national du Capitole se plie à la rutilance et aux élans que lui imprime la direction très autoritaire et sans concession de Roberto Rizzi-Brignoli. Le chef italien conduit cette musique à bride abattue, avec une urgence qui manque parfois faire se décaler le chœur. L'assise naturelle des cuivres et de la petite harmonie fait merveille tout autant dans les passages où guipures et ornements forment l'écrin instrumental des duos d'amour, que dans les accès de fureur et les scènes où le contraste dramatique exige une lumière plus crue. Ouvertement mélodramatique, cette vision se satisfait d'un impact et d'une émotion qui saisissent le spectateur à bras-le-corps, au risque de ne pas en sortir indemne…

Béatrice Uria-Monzon (La Gioconda), Ramón Vargas (Enzo)

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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