https://www.arte.tv/fr/videos/099633–000‑A/hippolyte-et-aricie-de-rameau-a-l-opera-comique/
Cet Hippolyte et Aricie fait décidément figure de rescapé au cœur de la crise qui touche le spectacle vivant de plein fouet : initialement programmé pour sept dates au mois de novembre, l’Opéra Comique avait d’abord modifié jours et horaires afin de répondre au couvre-feu instauré par le gouvernement, avant de se voir contraint d’annuler purement et simplement les représentations une fois le reconfinement annoncé. Mais c’était sans compter sur la magie du streaming, qui avait déjà consolé de son mieux maint mélomane malheureux en temps de covid et permis aux artistes de garder, à défaut d’un contact direct, un contact virtuel avec leurs collègues et le public.
C’est donc filmé en direct de la salle Favart que se fait entendre le chef d’œuvre de Jean-Philippe Rameau – premier essai du compositeur dans le genre de la tragédie lyrique, rappelons-le, et pourtant déjà un coup de maître – servi par la mise en scène de Jeanne Candel, tout en oppositions entre des codes classiques et des éléments plus contemporains. Ainsi, lorsque le rideau s’ouvre sur le premier acte (la version de 1757, c’est-à-dire sans prologue, ayant été préférée), on retrouve chasseurs et toile peinte ; mais la chasse s’apparente ici plutôt à une partie de paintball tandis que la toile se couvre de taches de peinture à la Tirs de Niki de Saint-Phalle.
Le contraste est plus grand encore à partir de l’acte II où les dorures encadrant la scène s’ouvrent sur un décor industriel figurant les Enfers, tout en escaliers sinistres, véritable dédale où se trouve plongé Thésée comme s’il devait réitérer l’exploit de s’échapper du labyrinthe avant de plonger dans les abîmes – au moyen d’un ascenseur. Etrange catabase que celle-ci, où les Parques et Tisiphone ont l’apparence d’employés de bureau en costume-cravate, et où Pluton, sorte de grand patron cynique, maltraite son personnel ! Même décor sert pour le palais de l’acte III, Jeanne Candel et Lisa Navarro ayant appliqué littéralement la prédiction des Parques « Tu quittes l’infernal empire, / Pour trouver les enfers chez toi », puis pour le reste de l’ouvrage. Le plateau se verra seulement agrémenté de nuages en carton-pâte et d’arbres artificiels à l’acte IV, avant de se transformer en morgue tout à fait sinistre à l’acte V. Autant ce décor fonctionne extrêmement bien à l’acte II, autant il perd en intérêt par la suite et propose, finalement, assez peu de nouvelles possibilités de jeu.
L’opposition entre une forme de tradition et la modernité s’illustre également dans les costumes, puisque seuls Phèdre, Thésée, Hippolyte, Aricie, Oenone et Arcas sont vêtus de costumes d’inspiration classique, aux matières nobles, chatoyantes, et agrémentés d’éléments plus orientalisants – des bijoux notamment ; le chœur et tous les autres personnages, y compris les dieux, portent quant à eux des vêtements contemporains. Cela met à l’écart la famille royale et rappelle, outre son rang social, son caractère éminemment tragique et qui s’inscrit dans une longue tradition théâtrale et artistique ; rappelle aussi, sans doute, que ses membres appartiennent à toute une lignée frappée, génération après génération, par le destin.
C’est intelligemment pensé, de même que l’irruption récurrente du grotesque au cœur du tragique – qu’on pense à la scène des marins ou à celle de la chasse. Mais certains passages tombent un peu à l’eau, comme Hippolyte, au début de l’acte IV, chantant son amour malheureux appuyé à un faux arbre déraciné, ou encore le « lit de gazon » où Aricie s’éveille à l’acte V, devenu un brancard dans une morgue. Il manque surtout, à de nombreux moments, d’une véritable direction d’acteurs, les chanteurs étant bien souvent livrés à eux-mêmes dans une position statique, sans gestes ou mouvements venant révéler ou trahir les sentiments des personnages. La sphère du sentiment et la complexité des protagonistes et des situations sont finalement assez peu explorées par la mise en scène : un moment aussi frappant, par exemple, que la révélation par Phèdre de son amour à Hippolyte tient plus ici à l’engagement dramatique et musical de ses interprètes qu’à la direction d’acteurs.
Ce n’est pas si grave, peut-être, avec une Phèdre aussi somptueuse que Sylvie Brunet-Grupposo et qui a tout du personnage : beauté du timbre, autorité vocale, implication dans le texte, incarnation de l’héroïne tragique avec ses excès et ses fragilités ; elle est indéniablement, au milieu d’une distribution pourtant remarquable, la figure phare de cette représentation. Hippolyte et Aricie peut-être, mais comme Phèdre aurait été un titre adéquat avec une telle interprète, pour un rôle que Rameau a si particulièrement soigné et auquel il a donné une si belle profondeur tragique !
Face à elle, Stéphane Degout est un formidable Thésée, sombre, sensible et dont la voix est aussi superbe que la diction. Son « Puissant maître des flots », alors que l’orchestre déploie des vagues sonores à l’évocation de Neptune, est touchant parce qu’incarné par l’interprète, physiquement et vocalement, avec sérieux mais sans outrance. Un Thésée dont on sent le passé héroïque, mais réduit à n’être plus que l’objet du destin.
L’Hippolyte de Reinoud van Mechelen et l’Aricie d’Elsa Benoit forment un très beau couple, avec davantage d’ampleur et de stature vocale que ce qu’on entend souvent pour ces rôles. Reinoud van Mechelen, en plus d’une diction impeccable, montre une fois encore qu’il se situe dans la plus pure tradition du haute-contre à la française. Elsa Benoit quant à elle est une Aricie volontaire et déterminée qui donne de l’épaisseur à un rôle qui manque souvent, servi par d’autres interprètes, de relief.
Arnaud Richard incarne un Pluton cynique mais au chant extrêmement élégant, possédant à la fois des graves assurés et des aigus clairs, tandis que les autres divinités – la Diane d’Eugénie Lefebvre et le Mercure de Guillaume Gutierrez – sont convaincantes sans vraiment tirer leur épingle du jeu. Même remarque vaut pour l’Oenone de Séraphine Cotrez, bien qu’elle se montre touchante à la fin du premier acte. On retiendra davantage la Tisiphone d’Edwin Fardini et, surtout, la prestation de Léa Desandre qui cumule les rôles de Prêtresse de Diane, Chasseresse, Matelote et Bergère avec toujours le même raffinement, notamment dans les ornements, ce que prouve mieux que tout autre l’air final (« Rossignol amoureux ») dont les vocalises sont doublées par le violon et la flûte solo.
La partition de Rameau regorge en effet d’atmosphères et de figuralismes dont l’ensemble Pygmalion s’empare par touches, mais sans toujours les exploiter totalement. On apprécie chez Raphaël Pichon sa capacité à donner, à chaque acte, une couleur particulière, à mettre en valeur par exemple les occurrences des cuivres ou à trouver dans l’acte II un jeu plus percussif. Mais l’orchestre surprend un peu avec un son très homogène et où les aspérités de la partition ne ressortent pas avec éclat. Les vagues par exemple, figuralisme utilisé quand est question de Neptune, sont bien calmes ; ou encore les modulations les plus audacieuses, par leur fréquence ou parce que dans des tons très éloignés, ne choquent pas vraiment l’oreille : on pense, bien évidemment, au second trio des Parques avec son emploi frappant pour l’époque de Rameau du chromatisme et de l’enharmonie. Mais cette percée dans un terrain tonal glissant est finalement assez limpide à écouter. Peut-être est-ce une bonne chose de ne pas tomber dans l’excès d’informations et de privilégier une lecture souple et unifiée ; mais on passe parfois à côté des détails et innovations propres à l’écriture de Rameau, et d’effets dramatiques qui auraient pu renforcer encore l’action.
En visionnant cette production, on se dit en tout cas qu’il aurait été dommage qu’elle soit totalement sacrifiée aux contraintes de la crise sanitaire, et on se réjouit qu’elle reste disponible, pour plusieurs mois encore, en streaming.