Philharmonie Berlin, 29 Octobre 2020
Berliner Philharmoniker
Direction : Kirill Petrenko

Andrew Norman (1955):
Sabina. version pour orchestre à cordes (Commission de la Fondation Berliner Philharmoniker)
Richard Strauss (1864–1949):
Metamorphosen
Dmitri Chostakovitch (1906–1975):
Symphonie n° 9 op.70

Berlin, Philharmonie, jeudi 29 octobre 2020, 20h

Les nuages s’amoncellent, il fait froid sur Berlin, le Coronavirus court, et dès le 2 novembre, théâtres et salles de concerts devront fermer. Dernier programme avant la fermeture, pour quatre concerts des Berliner Philharmoniker (aux trois soirées traditionnelles des jeudi, vendredi et samedi s’ajoute un concert le samedi à 11h) au programme plutôt original, Andrew Norman (né en 1979, il aura 41 ans le 31 octobre), „leading american composer“ selon le New York Times, Richard Strauss, Dimitri Chostakovitch dans des œuvres moins connues, moins jouées, mais qui tissent ici des fils singuliers entre elles. Il en est résulté un moment d’exception, qui a visiblement ému le public par force clairsemé de la Philharmonie

Ce qui frappe dans ce programme, c’est d’abord sa construction, c’est l’art de penser des œuvres qui vont construire entre elles un système d’échos à des niveaux très divers. Sabina d’Andrew Norman est une œuvre pour ensemble à cordes, une version originellement pour trio arrangée pour ensemble. Metamorphosen de Richard Strauss est aussi écrite pour orchestre à cordes (pour 23 musiciens), même si cette concomitance de deux œuvres pour cordes n’était pas attendue au départ. La Symphonie n°9 de Chostakovitch remonte, tout comme Metamorphosen à 1945, et toutes deux sont des œuvres à durée comparable, un peu moins de trente minutes et toutes deux directement inspirées de la Guerre. D’autres liens aussi dans ce programme montrent que ce qui prévaut ici, c’est, outre la faculté de trouver des œuvres dimensionnées aux exigences du Covid , des appariements entre les œuvres, deux pour orchestre à cordes et une symphonie à la distribution instrumentale plus légère que d’habitude chez Chostakovitch, deux visions opposées de la fin de la guerre etc… Ce concert dont les œuvres sont tressées entre elles, non pas ces grosses tresses un peu grossières ou évidentes, mais une infinité de fils ténus, musicaux, descriptifs, historiques qui donnent à l’ensemble du programme une véritable harmonie formelle et culturelle tissée par l’intelligence : le triomphe final ne trompe pas, si la symphonie de Chostakovitch a été extraordinairement interprétée, ce n’est pas seulement cette symphonie qui vaut l’explosion finale, mais l’ensemble d’un concert aux couleurs miroitantes, aux ambiances si différentes et pourtant si proches : Dit la force de la musique, pour paraphraser Eluard ((Dit la force de l’amour est un poème qui par bien des vers pourrait s’appliquer ici )).
Et il est essentiel en cette période sinistre de nous rappeler la puissance de l’art sur les âmes qui se laissent emporter. Les trois œuvres nous donnent aussi, chacune à sa place, l’idée d’une réponse de l’art face au monde, et notamment aux événements qui le détruisent. Nous sommes de plain-pied dans cette situation. Elles nous accompagnent chacune pour résister.

 

Andrew Norman, Sabina

La Fondation Berliner Philharmoniker avait commissionné une grande œuvre orchestrale à Andrew Norman en prévision de la tournée aux USA qui n’a pas eu lieu pour les raisons qu’on connaît. Avec les règles de distanciation Covid d’alors, l’œuvre ne pouvait entrer dans la programmation des concerts berlinois. Alors, pour la programmation « ordinaire » des concerts à Berlin, Norman a créé cette année même un « arrangement » pour orchestre à cordes à partir d’un trio  qui fait partie d’un cycle « The companion guide to Rome », cycle de neuf miniatures inspirées par neuf églises de Rome. Sabina est consacré à l’église Sainte Sabine sur l’Aventin.

Intérieur de la basilique Sainte Sabine

L’œuvre de Norman, souvent inspirée par les œuvres d’art et notamment par l’architecture est une miniature descriptive du lever de soleil sur cette église, une basilique paléochrétienne du Ve siècle. Elle témoigne d’une authentique correspondance Baudelairienne, où les sons répondent aux reflets infinis des couleurs qui rencontrent le soleil entrant par les grandes fenêtres (une spécificité de cette basilique) sur le sol et les murs, ainsi peut-être que les restes des mosaïques qui probablement la décoraient.
Le soleil parcourt l’église, et il révèle les détails de chaque élément et que ce soit le sol et les murs, et, les visiteurs le savent, lorsqu’il accroche une mosaïque, le rayon accroche l’irrégularité des tesselles qui donne une vie à la mosaïque avec des variations de couleur et d’éclat. Ceux qui s’intéressent à l’art byzantin savent par exemple que les mosaïques à fond d’or répondaient de manière variée à chaque soleil de la journée, celui du matin, du midi, du soir, donnant à l’œuvre un aspect à chaque moment différent.. Ce sont ces variations, infinies de la plus infime à la plus puissante, qu’il faut avoir en tête quand on entend la musique de Norman.
Du point de vue sonore, cette pièce est comme un exercice de style, très agréable à entendre, avec un jeu progressif sur un volume qui augmente à mesure que la lumière pénètre, mais aussi un jeu entre les solistes et l’ensemble, des sons à peine esquissés, à peine émergents, mais aussi un son général avec un système d’écho qui semble celui d’un écho prolongé dans la nef, puis s’éteint en symétrie avec le début de la pièce. Il y a là évidemment une façon d’exposer les cordes de l’orchestre, leurs qualités, avec des voix qui se reprennent les uns les autres, on reconnaît notamment le premier violon Daishin Kashimoto ou Ludwig Quandt au violoncelle : c’est un travail qui exige grande concentration car beaucoup de moments se situent entre le je-ne-sais-quoi et le presque rien cher à Jankélévitch, d’un extrême raffinement, invitant à la concentration.

Sainte Sabine, vue extérieure

Petrenko veille à respecter les différences de volumes jusqu’à l’infime, et en même temps par des gestes d’une grande netteté, organise les différentes strates musicales superposées, juxtaposées ou en rupture. Un travail de mosaïque sonore qui exalte à la fois une architecture progressivement léchée par la lumière, les murs et les mosaïques : il y a là un travail extraordinaire sur la couleur musicale qui traduit la couleur du soleil au jour naissant, le jeu d’ombre et de lumière qui est le caractère de l’ambiance d’une église. Dans l’église, tout est organisé pour entrer en correspondance, avec Dieu entre les choses ou entre les hommes : les images, les œuvres, l’architecture et aussi les sons, comme dans ce qu’on appelle communément « la musique d’église ». C’est cette relation à l’art qui est ici célébrée, la traduction sonore de la vision d’un rayon de soleil qui transfigure l’objet effleuré. On va ici de l’effleurement et de l’esquisse sonore au son plein, de l’instrument singulier aux tutti, de l’individuel au global, de l’analytique de l’extrême au synthétique de l’ensemble.  Une œuvre très esthétisante et au souci formel serré, qui fascine à l’audition parce qu’elle donne l’impression « d’écouter la lumière » et son côté méditatif place l’auditeur en position de disponibilité pour la suite du programme.

 

Richard Strauss, Metamorphosen, Studie für 23 Solostreicher

Il est admis que le titre « Metamorphosen » a été choisi en référence au poème de Goethe (qui dans la tradition des Lumières se piquait de science et de botanique) « Metamorphose der Pflanzen », poème élégiaque publié en 1799 dans le « Musenalmanach » (Almanach des Muses) de Schiller. Le texte, à partir d’un jardin décrit par Goethe à l’intention de l’être aimé ((v1 : Dich verwirret, Geliebte, die tausendfältige Mischung
Dieses Blumengewühls ueber dem Garten umher ; /Mon aimée, ce mélange de fleurs aux milles reflets de ce jardin vous chavire)) décrit les métamorphoses de la nature de la graine à la floraison et fait un parallèle métaphorique avec l’éclosion de l’amour ((Still entfaltend, Natur unsern Gefühlen geliehn/ Se déroulant en silence la nature se prête à nos sentiments)).
C’est un poème de genre, dont nos poètes de la Renaissance ont aussi usé (souvenons-nous de Ronsard Mignonne allons voir si la rose…) et évidemment dans la tradition de la poésie élégiaque antique, les Alexandrins et à Rome entre autres Horace : Strauss était aussi passionné de culture grecque. Mais ce n’est pas là l’intérêt essentiel de la genèse de l’œuvre.
Cette œuvre écrite en 1945 (comme la Symphonie n°9 de Chostakovitch qui va suivre et qui sera créée avant la pièce de Strauss) est achevée le 12 avril 1945, à peine un mois avant la capitulation du Troisième Reich ; elle est écrite en référence à la destruction totale de tout ce que représente la culture allemande, bombardement de Dresde, la Florence allemande, et encore plus proche de Strauss, le bombardement et la destruction du Nationaltheater de Munich en 1943. Il avait d’abord d’ailleurs pensé à une pièce intitulée « Trauer für München » ((Deuil pour Munich)). On est donc loin de l’élégie d’amour Goethéenne.

Ce qui lacère Strauss, au crépuscule de son existence, c’est l’anéantissement de tout ce qui marque la culture allemande. Et cette œuvre est d’abord œuvre de deuil, une création composée en un mois du 13 mars (hasard terrible, le 12 mars la Wiener Staatsoper était bombardée et presque complètement détruite) au 12 avril 1945, qui peut-être presque assimilée à un travail d’atelier, comme le laisse supposer le titre « Studie » (étude), comme si la situation empêchait de construire une œuvre, de la parachever, mais qu’elle ne permettait que d’esquisser. Une étude sonne comme provisoire, comme dans une Allemagne où l’on ne pouvait voir un avenir. Une musique année zéro pour Allemagne année zéro.
Dans une telle situation, à quoi se raccrocher ? Souvenons-nous de cette citation de Thomas Mann ((Wagner et notre temps, Souffrances et grandeur de Richard Wagner, Livre de Poche p.121)) qui titillait Goethe pour son absence de patriotisme ((Ibid, p. 121 « Au fond il [[Richard Wagner] pouvait penser comme celui qui avait été le plus grand dans son absence de patriotisme »)) et reprenait à la réponse de Goethe à un reproche de Ludwig Börne((Écrivain, journaliste et critique allemand, né en 1786 à Francfort sur le Main et mort à Paris en 1837)) :
« Les allemands, que veulent-ils de plus ? Ils m'ont déjà moi »
Cette citation orgueilleuse est significative du mouvement de Strauss vers Goethe. Quand tout est perdu, quand plus rien ne reste, il reste quand même Goethe.
Tout repartirait de Goethe, non dans cette élégie convenue et optimiste, ouverte vers le monde et le futur que nous avons évoquée plus haut, mais Goethe, comme dernier rocher auquel on s’accroche, pour pouvoir encore créer, et donc projeter. Strauss part du travail de Goethe qui décrit le tissage de la nature et ses développements multiples, qui chez Goethe ouvre sur l’amour, pour décrire en un tissage de notes, des ramifications et développements musicaux qui aboutissent au néant et à la destruction. En un certain sens, le travail « descriptif » de l’œuvre précédente se retrouve ici dans une description formelle qui conduit au constat de la déchéance, de la chute. Au moment où il composait, il écrivait à Wolfgang Golther début avril 1945 : « En un moment où le monde s’écroule matériellement et spirituellement, seulement ce qui est indestructible peut nous sauver ».

La deuxième remarque qui court est cette citation finale de la Trauermarsch de l’Eroica de Beethoven, qui pourrait ainsi établir une passerelle  Goethe-Beethoven (on sait qu’ils s’étaient connus, mais que de ce contact rien n’était vraiment sorti): ce n’est pas l’anecdote qui intéresse ici, mais le sentiment de ces deux masses granitiques qui restent quand tout est perdu. Et Beethoven pour le musicien Strauss représente évidemment un autre monument.
On pourrait gloser sur une citation de l’Eroica, sur un héros à la Napoléon, sur la guerre : il y a là matière à développements, que Kirill Petrenko écarte.
Dans l’interview qu’il donne à la violoniste Eva-Maria Tomasi sur le site de la Digital Concert Hall (où il fait précéder chaque concert qu’il donne d’une conversation- ici d’une vingtaine de minutes- qui éclaire sa démarche), Petrenko précise que Strauss indique que ce motif en "rythme lombard" s’est trouvé là au moment où il composait la première version de son œuvre, et que loin d’avoir prévu de l’insérer au départ, Strauss a repéré alors le rapport avec l’Eroica, post-composition : alors, il a simplement écrit dans la partition « in memoriam », indiquant ainsi que cette phrase pouvait être une allusion à la fin de la musique, la fin de cette musique que Strauss vénérait. La fin de l’art en quelque sorte. Il souligne que ce n’est pas là une allusion à une personne en particulier (comme Beethoven et Napoléon) – et on imagine de quelle personne il pourrait s’agir…- mais plutôt, je reprends son expression un Requiem à la culture détruite. Pensons par exemple au troisième acte de Parsifal, c’est la même situation.
Alors évidemment l’exécution est d’une rare noirceur, semble ne pas avoir d’issue, avec un soin particulier aux voix qu’il faut mettre en exergue, avec un regard acéré sur les équilibres, pour tirer de cette œuvre en perpétuel développement, presque sans respiration, une ligne directrice, un fil qui permette à l’ensemble de dessiner une vision. Au milieu de ces volutes, de ces développements, il réussit à faire entendre la voix centrale, la ligne, sans jamais laisser de côté la lisibilité et la clarté de l’exécution. De cette étude d’étude, il fait entendre une voix, une respiration, un soupir, un « reste de chaleur tout prêt à s’exhaler » ((Racine, Phèdre, Acte I sc.III)) sans jamais sortir d’une position « médiane », au sens où encore une fois il ne crée pas d’accents démonstratifs, il ne surligne rien, mais garde une attention jalouse à n’exécuter, avec quelle perfection, que ce qui est écrit, dans un respect jaloux de la partition, lui donnant ce rythme funèbre, faisant de ces Metamorphosen les funérailles d’un Monde, à savoir la culture et le monde artistique de Strauss, la génération de Strauss, finissante elle aussi, et c’est bouleversant.
Strauss refuse de donner à ce morceau une forme, c’est bien le sens du mot « Étude », on aurait pu y voir un programme, on aurait pu entendre un poème, avec ses moments, ces contrastes, ses reliefs : on a un entrelacs où la forme n’existe pas parce qu’en cette année 1945, tout forme est détruite et domine l’absence de toute forme. On y entend certes les lignes aux cordes d’un Strauss désormais lointain qui enchantait l’oreille, des réminiscences du Rosenkavalier, ou de ses poèmes symphoniques, on y entend des réminiscences d’un passé qui semble s’enfoncer, s’éloigner, disparaître, mais à l’inverse de la IXe symphonie de Mahler qui se termine presque en paroles émergeant péniblement d’une souffle qui disparaît, comme des spasmes sans forces qui perdraient peu à peu toute énergie, le discours est ici continu, il vit et persiste jusqu’à la fin comme ces dernières mesures aux notes graves et aux contrebasses qui semblent être un ensevelissement de quelque chose qui malgré tout continue à vivre. Et Petrenko conformément à son habitude ne laisse aucune place au pathos, il laisse simplement le jeu musical aller, jusqu’à son terme.
C’est Strauss lui-même qui avait noté sur un Carnet au titre Deutschland 1945 peu-après la fin de la guerre cette citation de Luther : So ist der Leib zwar tot/Der Geist aber ist das Leben. (Le corps est donc mort, mais l'Esprit est la vie.)

Chostakovitch, Symphonie n°9 op. 70 (1945)

Si les Metamorphosen sont nées du côté des vaincus, la même année, quelques mois après était créée à Leningrad la Symphonie n°9 de Chostakovitch, qui devait célébrer la victoire. On avait même susurré à Chostakovitch de faire une sorte de Neuvième de Beethoven-bis (les deux œuvres portent le même numéro), avec chœur, solistes et dans le gigantisme qui avait prévalu à ses symphonies précédentes évoquant la guerre.
En fait de gigantisme, la symphonie durait dans son ensemble à peine le temps du premier mouvement de la symphonie n°8. Bref, une gifle en regard des attentes. Cinq moments-mouvements qui sont autant de miniatures, et avec un orchestre plus réduit que d’habitude.
Chostakovitch avait bien commencé à travailler sa symphonie probablement dans le sens « voulu », et puis il s'était interrompu, et avait repris le travail dans un sens complètement différent. Il l’a payé en étant interdit de production jusqu’en 1953, mort de Staline, et a failli y laisser la vie.
Ainsi, c’est une symphonie en forme de pied de nez qui est produite et créée à Leningrad le 3 novembre 1945 et successivement à Moscou le 20, toutes deux sous la direction d’Evgueni Mravinski, qui d’ailleurs n’aimait pas trop cette œuvre qu’il n’a plus dirigée après.
Chostakovitch expliquait le ton « léger » de l’œuvre comme « souffle de soulagement après une lugubre course à l'espoir pour l'avenir ».


En réalité, il y a dans ce travail évidemment une sorte de joie simple et populaire (avec des échos de musique de cirque) sans doute devant la fin d’une guerre si épouvantable pour les russes, mais Chostakovitch ne pouvait se contenter de cette explication. Il était considéré comme l’un des trois plus grands compositeurs russes avec Prokofiev – (resté que très partiellement en Russie) et Stravinsky (depuis longtemps aux États Unis), il était le seul à vivre au quotidien la Russie stalinienne. Il connaissait trop bien le régime (pour l‘avoir éprouvé au moment de Lady Macbeth de Mzensk une dizaine d’années auparavant, pour ne pas sentir que sa symphonie serait critiquée. Mais peut-être se pensait-il protégé par une réputation qui avait désormais très largement dépassé les frontières (dès 1946, on le verra Koussevitzky créait la Symphonie n°9 à Tanglewood).
Il y a en réalité dans cette œuvre une légèreté presque « exagérée » au sens où Thomas Bernhard parle de l’exagération dans l’art dans deux pages magistrales de son dernier roman « Extinction » (1986): « le peintre qui n’exagère pas est un mauvais peintre, le musicien qui n’exagère pas est un mauvais musicien » ((Thomas Bernhard, Extinction, Coll. L’imaginaire, Gallimard, Paris, p.479)). C’est tout à fait notable dans le premier mouvement, dirigé par Petrenko avec l’allant, la joie, la manière virevoltante d’une opérette (après tout, Chostakovitch a écrit une opérette et des musiques légères), avec l’utilisation très ironique du dialogue entre la flûte piccolo (Egor Egorkin, étourdissant) et autres bois et d’un autre côté les cuivres circassiens et les cordes, avec une circulation fort rapide de thèmes en un rythme étourdissant qui m’a rappelé un peu l’ambiance de l’ouverture du Candide de Bernstein et notamment les dernières mesures. Difficile de vérifier cette intuition, mais je note que Bernstein a été l’assistant de Koussevitzky créateur de la symphonie aux USA, certes jusqu’à 1943, mais qu’il était chaque année à Tanglewood, et qu’il a dirigé dès le début des années soixante cette Symphonie n°9 avec « son » New York Philharmonic.
C’est peut-être anecdotique, mais montre aussi vers quoi cette musique nous oriente au départ, tellement elle étonne par sa rupture de ton. Il y a deux thèmes fort gais et fort légers qui forment en ce premier mouvement des entrelacs. Cette légèreté est-elle une manière de se moquer des maîtres comme lors de Saturnales romaines : est-ce une joie simple de la victoire, vue d’en bas et non pas vue avec la fausse grandeur d’en haut ? Ce n’est pas le lieu d’en discuter, mais l’orchestre semble s’amuser, avec un brio d’ailleurs inégalable et une énergie à revendre. Après la terrible couleur des Metamorphosen, il y a là la même année et par rapport à la même guerre, un si violent contraste qu’il ne saurait être innocent dans les intentions de ce programme. Chostakovitch exalte le cirque, comme s’il voyait ce monde de paix revenue non comme un apaisement, mais comme une nouvelle phase de l’ironie de l’histoire : Staline vainqueur serait encore plus dangereux que celui d’avant-guerre. Humour, certes, mais peut-être humour grinçant. Un humour à la Gogol, ce qui irait parfaitement à celui qui composa « Le Nez ». Et là encore Petrenko n’exagère pas, la musique s’en charge, comme une caricature, avec en même temps une étonnante jeunesse et un sacré sourire. Il est clair qu’un tel mouvement à la place d’une pompeuse célébration de la victoire a dû faire frémir les spectateurs des premières exécutions. D’autant que Chostakovitch a allégé l’orchestration, penchant plus vers le XVIIIe (Haydn, Mozart) que le XIXe ou ses propres symphonies. C’est tellement virevoltant que le public reprend sa respiration pendant la courte pause.
Le deuxième mouvement est moins débridé et plus lyrique, comme son nom l’indique, moderato-adagio. La volonté de clarté de Petrenko et l’incroyable lisibilité donnent en sus une impression de simplicité. Ce mouvement commence par un solo à la clarinette : ni Fuchs, ni Ottensamer, mais Kilian Herold, un des meilleurs clarinettistes d’Allemagne, ex-Deutsche Kammerphilharmonie, ex-SWR Baden-Baden-Freiburg et Professeur à la Musikhochschule de Freiburg l’un des grands conservatoires allemands, solo bientôt rejoint et accompagné par hautbois (Albrecht Mayer), flûte (Martin Defour) et Basson (Stefan Schweigert), à l’ensemble des bois correspond une atmosphère retenue, intime, presque chambriste qui change complètement du mouvement précédent selon un art du contraste évidemment calculé.
Élément commun aux trois pièces du concert, la couleur : nous avons l’exemple dans ce moment d’un véritable exposé, où chaque instrument soliste donne un soin tout particulier à la couleur de ses interventions, comme des variations, donnant cette impression d’un lyrisme discret ; après l’exposition symphonique un peu circassienne, on rentre dans un cercle moins démonstratif. L’attaque des cordes change de nouveau la couleur, avec un rythme plus dansant, une sorte de début de valse aux couleurs ravéliennes d’où bientôt émergent d’un côté les cors (Sarah Willis et Stefan Dohr) et une exposition plutôt aiguë du hautbois, avec une couleur plus tendue, ou peu après, un joli dialogue où la flûte est reprise par le cor avec en fond les cordes dans leur épaisseur. Rien de dramatique ici, mais une tension perceptible, un lyrisme soutenu et l’expression d’une sorte de rêve non dépourvu de tendresse. C’est sans doute le sommet mélodique de la symphonie, un véritable moment suspendu où l’entente musicien chef est à son sommet. Dans la partie finale, la mélodie initiale du mouvement est reprise par la flûte puis la clarinette sur fonds de pizzicati, qui rythment le moment, tenu dans les dernières mesures par la stupéfiante flûte piccolo de Egor Egorkin qui tient la note jusqu’à ce que ton s’éteigne en scansion avec les cordes : moment suspendu, inouï.
Les trois derniers mouvement, presto, largo, allegretto sont joués d’affilée, et constituent à eux trois un petit drame contrasté, avec un largo, de très loin le moment le plus dramatique de la partition, coincé entre deux mouvements rapides et renouant avec la joie du mouvement initial.
Le presto (scherzo) peut rappeler par certains côtés sa sixième symphonie, c’est un mouvement très court, qui surprend après le précédent, avec son attaque virevoltante aux bois, flûtes, clarinette et bassons, repris par les cordes sur un rythme effréné, très rapide, où Killian Herold dans sa reprise à la clarinette est étourdissant. Tout semble ici prendre un tour endiablé, avec un rythme scandé par les timbales et où pointent des solos de trompettes. On n’y trouve cependant pas la joie de vivre un peu carnavalesque du premier mouvement ; cette danse endiablée (et Petrenko entraîne l’orchestre à un rythme fulgurant) a plutôt la couleur d’une danse macabre. Comme si le message était que si la guerre était finie, ce n’était pas le cas du reste : la manière dont les cuivres dans leur ensemble sonnent comme un avertissement et que le son passe à la sourdine pour laisser émerger le formidable solo de basson (Stefan Schweigert absolument fabuleux) nous montre que le presto sonnait presque comme une course à l’abîme avec en final des avertissements presque wagnériens.

Le Largo s’ouvre donc par une longue méditation au basson, avec cette couleur grave, inquiétante, désolée dans laquelle Stefan Schweigert s’est montré incroyable. On a changé d’univers, et pourtant l’enchaînement n’est pas rupture ; le presto avait quelque chose d’inquiétant.
Le Largo n’est pas non plus un mouvement long, C’est le plus bref après le presto : et c’est un ton, une couleur qui change complètement la perspective de la symphonie. Les cuivres prennent le relais, annonciateurs de drame, puissants et prophétiques : Petrenko ménage un léger silence entre basson et cuivres, comme pour une rupture de construction entre l’inquiétude désolée du basson et l’effrayante sonnerie des cuivres, continuant un peu l’impression de la fin du presto, avertissement aux échos wagnériens conclu aux cymbales et avec l’orchestre répondant en sourdine.
C’est un autre « moment » de la symphonie, inquiétant et menaçant, relayé de nouveau par le basson, comme solitaire face à l’ensemble, avec une sourdine époustouflante de retenue par l’orchestre. C’est un moment où la théâtralisation est extrême et le climat sinistre : le basson clôt le mouvement sur cette note inquiétante et solitaire, mais, comme si on tournait brutalement une page, ce même basson enchaîne l’inquiétant, l’angoissant largo par une mélodie dansante et rassurante au début de l’allegretto final, un mouvement dont la longueur égale à peu près le mouvement initial.
On passe donc par des moments alternés tension/détente, menace/apaisement qui ne sont pas évidemment construits par hasard. Chostakovitch par cette brève symphonie nous dit en quelque sorte qu’il ne faut pas s’attarder sur la célébration ronflante d'une paix qui ne va pas rendre l’Union Soviétique stalinienne plus respirable et plus sereine, mais étouffante encore : les moments de joie sont des interstices, il faut donc les prendre dans la totalité explosive, mais sous la joie sont les braises du drame. On se brûle au soleil stalinien. Alors il faut se réfugier dans la joie « exagérée », ou l’ironie, c’est à mon avis la tonalité dominante de cet allegretto. Après le basson initial, plus rythmé mais pas vraiment joyeux, la reprise des cordes, fluides, légèrement dansantes.
C’est bien la fluidité qui domine ici, plus que dans le mouvement initial plus heurté. Les reprises par les bois (hautbois, clarinette) s’insèrent dans une sorte de discours continu, presque sans aspérités. « Il faut tenter de vivre » dirait Valéry. Les bois tous ensemble, hautbois flûte, clarinette, basson, piccolo sonnent comme dans un « pezzo chiuso », dans un ensemble presque fermé, presque un solo de formation de chambre, mais les cordes reprennent le discours qui se déroule dans sa continuité discursive et légère, ou faussement légère.
C’est une conversation instrumentale où chacun prend la parole, de manière plus ou moins ironique, ou satyrique, sur un rythme continu, comme si l’expression de chacun à son tour donnait une parole à la fois globale (tout l’orchestre est interpellé) et à la fois singulière (le hautbois par exemple), c’est un agencement très savant, et en même temps apparemment plus « classique » par moments, comme si on était dans un (faux) retour à la normalité. De fait la mélodie reste tendue, c’est un moment en premier plan plutôt léger et joyeux, mais les accords des contrebasses, quelques interventions des percussions laissent planer une ambiance qui n’est pas si détendue ou joyeuse. L’allegretto est cette suite du largo dramatique, et cette vie apparente est toujours une vie suspendue : on danse sur le fil du rasoir, sur l’incertitude. Aucun avenir radieux en tous cas, sans doute tout le contraire de ce que les hiérarques auraient voulu entendre.
L’accélération finale n’a pas ce désordre joyeux du premier mouvement allegro, et elle débouche sur une sorte de marche grotesque qui rappelle les phrases auto-ironiques d’un Mahler et cette marche finale sonne terriblement faux, terriblement moqueuse. Le final en triomphe est tourné en dérision, confirmé par le galop final étourdissant stoppé net, comme en arrêt… Au bord du gouffre.

Cette symphonie peu jouée aujourd’hui m’est apparue particulièrement riche, parce que son aspect très ramassé laisse malgré tout s’exprimer une incroyable variété d’expressions et de couleurs, une série de moments contrastés dont la puissance naît aussi de la concision. En trente minute, Chostakovitch dessine ce qu’est la paix soviétique, la joie, certes mais très vite la danse devient macabre et dramatique, du fait même de ce que réserve un futur fait de tension et de violence. Le mouvement dramatique, le largo vaut avertissement, et l’allegretto final n’a rien d’une joie au premier degré, c’est tout un discours de sarcasme, dont Chostakovitch sait user. Il a voulu souligner simplement que la paix ne concluait rien, ne résolvait rien. Cette symphonie est un à suivre… qui suivra huit ans après…

Au bout de ce concert, qui a sans doute été l’un des plus intelligents, l’un des mieux composés et l’un des plus réussis et l’un des plus enthousiasmants de la jeune ère Petrenko à Berlin, il y avait le parfum de l’inattendu, de la joie de jouer, de l’émotion indicible… Et de la fin des concerts.
Les musiciens visiblement heureux de jouer, se donnaient avec une joie visible, et Petrenko était détendu, malicieux, en osmose avec « son » orchestre. Dans un programme que certains, quelle erreur, n’ont pas trouvé attirant, parce que les trois œuvres qui a priori n’attiraient pas forcément, les Berlinois tous ensemble, mais aussi dans la singularité de chacun des solistes, et leur chef ont livré l’un des plus grands moments musicaux de ces dernières années. Que ce moment soit le dernier avant la fermeture le rendait encore plus émouvant, et le bis donné le samedi, 4’33’’ de John Cage, ces minutes silencieuses ont "sonné" de manière terrible comme un glas silencieux.

Les curieux, les mélomanes peuvent regarder ce concert sur la Digital Concert Hall
https://www.digitalconcerthall.com/en/concert/53117# sans oublier d’écouter la conversation de Kirill Petrenko et d’Eva-Maria Tomasi, violoniste du rang.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
Crédits photo : © Frederike van der Straeten
© DR (Sainte Sabine)

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1 COMMENTAIRE

  1. Merci, pour les impressions revécues en vous lisant ! Après la 8ème qui a suivi « sans public », je me suis dit que ,souvent, j’avais admiré les Berliner, mais que Kirill Pétrenko
    me les faisait aimer… quel rage de vivre la musique, comme quand choriste à Lyon ,il nous menait à l’excellence dans Tristan où les trois Tchaikovsky…

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