Wolfgang Amadé Mozart (1756–1791)
Idomeneo (1781)
Dramma per musica in tre atti K.366
Livret de Giambattista Varesco d’après Idoménée, livret d’Antoine Danchet (1712)
Création à Munich, CuvilliesTheater, le 29 janvier 1781

Direction musicale : Jakob Lehmann
Mise en scène : Lorenzo Ponte
Costumes : Giulia Rossena
Lumières : Emanuele Agliati
Scénographie : Alice Benazzi

Idomeneo : Toby Spence
Idamante : Héloïse Mas
Ilia : Siobhan Stagg
Elettra : Amanda Woodbury
Arbace : Léo Vermot-Desroches
Grand prêtre : Wook Kang
Voix de Neptune : Louis Morvan
Crétoises et Troyens : Inna Jeskova, Séverine Maquaire, Yongwoo Jung, Jinhyuck Kim
Méda : Rosabel Huguet

Orchestre et chœur de l’Opéra national de Lorraine

Nouvelle production Opéra de Lorraine en version semi-scénique

 

Nancy, Opéra National de Lorraine, vendredi 29 septembre 2023, 20h

Décevant Idomeneo donné à l'Opéra National de Lorraine sous la baguette véhémente d'un Jakob Lehmann n'hésitant pas à bousculer un plateau qui n'en méritait pas tant. Si la mise en scène de Lorenzo Ponte surmonte le strict obstacle d'une mise en espace due à des restrictions budgétaires, elle peine à imposer une vision cohérente à vouloir introduire au forceps l'idée de l'assassinat de l'épouse comme origine de la malédiction du roi de Crète. Le plateau vocal brille par la présence incandescente d'Héloïse Mas en Idamante et les belles prestations de Siobhan Stagg et Amanda Woodbury, respectivement Ilia et Elettra. Toby Spence échoue à donner au rôle-titre une carrure et une présence suffisante là où l'efficace Grand Prêtre de Wook Kang, l'Arbace de Léo Vermot-Desroches et surtout la voix de Neptune de Louis Morvan soulèvent d'enthousiasme.

Amanda Woodbury (Elettra)

Prévu à l'origine pour être mis en scène en version "complète" pour cette ouverture de saison 2023–24, cet Idomeneo nancéen a finalement dû passer sous les fourches caudines des contrôleurs financiers qui l'ont réduit à une astucieuse version semi-scénique signée Lorenzo Ponte. Découvert par Matthieu Dussouillez lors de l’European Opera-Directing Prize 2022 à Copenhague, le jeune metteur en scène italien aborde ce projet avec une rigueur d'expression qui ne fait pas l'économie des idées. Lancées à foison, toutes ne sont pas forcément nécessaires mais traduisent une démarche où l'ambition ne cède pas devant l'ampleur de la tâche consistant à faire du mieux possible avec des décors et des costumes recyclés (Alice Benazzi et Giulia Rossena).

On retrouve les péripéties du crétois Idomeneo qui s'est porté avec ses navires aux côtés des grecs dans la guerre contre Troie. La malédiction qui le frappe à son retour est le résultat d'une longue série de dissensions qui opposent Neptune à la Crète. Le vœu qu'il forme au moment où il croit être perdu au fond des flots scelle paradoxalement son destin. Le dieu marin lui offre un salut en forme de malédiction puisqu'il le contraint à lui sacrifier la première personne qu'il croisera au moment d'accoster au rivage, et que cette personne n'est autre que son fils Idamante. Lorenzo Ponte déplace l'action dans la société italienne, avec des références très clairement orientées par le cinéma néoréaliste des années 1950–60. L'effet de contraste joue sur la transposition habile de la fatalité orchestrée par Neptune avec l'influence de la morale catholique sur la société italienne de cette époque-là.

L'opéra s'ouvre avec un monologue d'Ilia en forme de déploration funèbre, dans l'espace sombre d'une salle où trône le portrait du Roi que tout le monde croit disparu et dont on célèbre les louanges. Prisonnière des grecs, la fille de Priam est déchirée entre un destin qui l'accable et l'amour qu'elle porte à Idamante, le fils de son ravisseur. Également amoureuse de lui, Electre se pose en rivale déchire le portrait d'Idomeneo. Lorenzo Ponte se refuse à suivre la linéarité des fils narratifs qui se tressent autour d'un sentiment amoureux que l'on partage ou que l'on refuse. L'enjeu pour lui est de placer le retour d'Idomeneo sous l'angle d'un double méfait inavouable qui justifie le sort qui l'accable. Le premier est ce meurtre de Meda que deux figurants rejouent en ombres chinoises à l'arrière-scène. Meda est l'épouse d'Idomeneo – une épouse dont on ne sait quasiment rien sinon ce que nous en dit Robert Graves dans son incontournable Les Mythes grecs (Fayard, 1967, p. 1081) : "[prétextant auprès des femmes grecques que leurs maris vainqueurs ramenaient une princesse troyenne pour en faire leurs épouses], Nauplios avait également persuadé Méda, la femme d'Idoménée, de lui être infidèle. Elle prit pour amant un certain Leucos, mais il ne tarda pas à la chasser du palais ainsi que la fille d'Idoménée, Cleisithyra, et les assassina l'une et l'autre dans le temple où elles s'étaient réfugiées. Puis Leucos détourna dix villes de l'allégeance à leur roi légitime et usurpa le trône. Pris dans une tempête au cours du voyage vers la Crète, Idoménée fit le vœu d'offrir à Poséidon la première personne qu'il rencontrerait. Ce fut son propre fils, ou, d'après certains, une de ses filles ; il était sur le point d'exécuter sa promesse lorsque la peste s'abattit sur la ville et interrompit le sacrifice. Leucos avait à présent une bonne raison pour bannir Idoménée qui émigra dans la région de Sallente, en Calabre ; il y vécut jusqu'à la fin de sa vie."

Toby Spence (Idomeneo), Héloïse Mas (Idamante), Siobhan Stagg (Ilia), Amanda Woodbury (Elettra)

Lorenzo Ponte change cet adultère aux conséquences malheureuse en meurtre (on dira "féminicide") de l'épouse par son mari jaloux. Idomeneo est donc dans cette mise en scène coupable de la mort d'une épouse qui (apparemment) voulait protéger Idamante de la quête de pouvoir du père et Ilia d'une tentative d'appropriation mâtinée d'un parfum incestueux. Ce fil rouge filandreux ne suffit pas à faire tenir une intrigue au livret par ailleurs déjà très complexe. En réinventant un sort imaginaire à un personnage déjà quasi absent de tous les ouvrages spécialisés, Lorenzo Ponte ne facilite pas vraiment la tâche de l'exégète et du spectateur et ce, malgré les références symboliques très appuyées dans l'acte II. Les éléments du décor qui serviront par la suite à la scène montrant la famille recomposée un soir de Noël (1962 nous dit la mention manuscrite), manquent cruellement de lisibilité. A commencer par cet inutile renversement qui rappelle le décor de la Rusalka de Robert Carsen, qui descend à l'envers des cintres et que les techniciens retournent durant l'intermède musical au début de l'acte II.

Coupable de chercher le pouvoir à tout prix, sans réprimer ses tendances incestueuses, Idomeneo est perçu comme celui dont la tête est mise à prix et dont le statut royal doit finir. Les scènes le montrant affaibli et contraint à se déplacer en chaise roulante accréditent la thèse d'une perte de contrôle et d'une position de pouvoir qui vacille. Moins commode à situer dans cette scénographie, le véritable statut d'Electre se change en conjectures, montrée tantôt en gouvernante veillant à l'éducation des enfants Idamante et Ilia, tantôt en mystérieuse enquêtrice occupée à fouiller parmi les photos de famille et découvrant la damnatio memoriae de Méda dont le visage a été découpé (on imagine par Idomeneo). C'est en femme amoureuse et délirante qu'elle se consume assez inutilement à la toute fin sans autre forme de procès… avec le fantôme de la mère assassinée qui réapparaît tel un Commandeur dans une cuve en marbre aux allures de tombeau antique.

Amanda Woodbury (Elettra), Rosabel Huguet (Méda)

Ces bémols pèsent sur une soirée déjà réduite visuellement à une ellipse des décors et des symboles qui paradoxalement, surligne les éléments déjà complexes de la narration comme en témoigne l'assez grand-guignolesque sacrifice d'Idamante avec le Grand Prêtre de Neptune en blouse blanche cherchant à planter une seringue empoisonnée dans le cou de sa pauvre victime. Idomeneo ne voyait d'inconvénient à sacrifier son fils pourvu de garder le pouvoir ; le voici à présent contraint par la voix invisible de Neptune (Dieu) de devoir abdiquer en sa faveur pour avoir la vie sauve. Cette scène maladroite est plombée par l'ultime intention de montrer Idamante fils préférant l'amour d'Ilia à ce pouvoir paternel et jetant à terre sa nomination officielle. Doublement coupable, Idomeneo est donc doublement puni, victime de son orgueil et de sa concupiscence.

La distribution met en valeur l'Idamante exceptionnel d'Héloïse Mas. La mezzosoprano met au service du jeune prince les précieuses nuances d'un timbre et d'une projection qui place le reste du plateau quasiment hors-concours et ce, dès le Non ho colpa. Peu servi par une intrigue qui en limite l'impact dramaturgique, le rôle trouve grâce à l'interprète une carrure et un relief étonnants. L'Ilia de Siobhan Stagg ne démérite pas, trouvant dans la vaillance des changements de registres et une belle longueur de notes le moyen de s'imposer scéniquement face aux prétentions de son ravisseur (Padre, germani, addio). Amanda Woodbury est une Electre capable de vitupérer avec brio un amour qui se change en haine (Oh Smania ! Oh Furie !). Déception en revanche pour l'Idomeneo Toby Spence ; vacillant dans les ornements du Fuor del mar, il peine à aller au bout de la scène en écrêtant ses vocalises. Wook Kang est un Grand Prêtre légèrement pataud dans son expression, là où Léo Vermot-Desroches trouve en Arbace les ressources pour imposer un personnage scéniquement tenu en retrait. Des compliments pour la prestation de Louis Morvan, prêtant son impeccable voix d'airain à Neptune dans une conclusion en forme de deux ex machina.

Jakob Lehmann adopte des tempi irréguliers qui font se succéder d'inédites lenteurs avec une excessive nervosité qui met à mal le plateau à plusieurs reprises. Le choix de la version initiale (Munich, 1781) aurait pu se combiner avec un ballet qui fait les frais des coupures. Le manque de naturel dans le phrasé limite les capacités de l'orchestre de l'Opéra de Nancy à rendre au plus près la libre respiration et la profondeur dans les scènes où le drame se combine à l'émotion. C'est d'autant plus dommage que les équilibres avec le chœur sont, eux, parfaitement en place, ainsi que la diversité des nuances dans le strict équilibre des plans sonores.

Choeur, Toby Spence (Idomeneo), Héloïse Mas (Idamante), Siobhan Stagg (Ilia), Amanda Woodbury (Elettra)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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