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Voilà un spectacle global tenant sur deux œuvres très différentes, l’une à un personnage, monologue avec (petit) orchestre, l’autre un monologue accompagné au violon, ou plutôt un dialogue du violon et de la voix. Barrie Kosky choisit de théâtraliser l’ensemble par un travail qui part de l’idée d’épure, du rien, de l’impalpable de la lumière qui va épouser des corps singuliers.
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Voix masculine d’un côté, voix féminine de l’autre, orchestre d’un côté, un seul instrument de l’autre, mais un instrument qui est une voix. Et voilà Kosky réduit à l’os, à qui l’on associe les plumes et les paillettes et les nombreuses productions étourdissantes, qui dans la première partie (Peter Maxwell Davies) laisse faire le génie scénique et vocal de Thomas Johannes Branle et l’art de la sculpture lumineuse de Urs Schönebaum, et de l’autre travail (Kurtág) sur une sorte de battle entre soi et soi, un soi vocal et un soi violoniste comme déclinaison double d’un même soi, là encore sculpté par Urs Schönebaum.
Au-delà de la simplicité apparente, c’est un spectacle qui exige du spectateur une grande attention, notamment par le jeu entre une première partie plus brève (environ 30 minutes) laissée à la capacité d’aimantation de ce roi presque sorti du théâtre de Ionesco, dont on pourrait dire qu’il est nu, dans sa nudité effective d’homme, corps exposé et éprouvé (que le chanteur avait d’ailleurs exposé de la même manière lors son apparition en Alberich de Götterdämmerung dans la mise en scène de Dmitry Tcherniakov à Berlin) à la fois spectral et étonnamment vif et une autre plus longue, alternant mouvements et moments de recueillement, comme si en deux visions contrastées par le genre (homme/femmes) et la durée (30 min et une heure), on nous offrait un concentré de vie, de la vie, toujours vécue comme frontière entre sens et non-sens, où la folie proposée, présente en quelque sorte dans les deux parties du spectacle, est une marche sur une ligne de crête.
Les Eight Songs for a Mad King s’appuient sur la vie du roi George III, mort en 1820 qui a sombré dans la démence, et qui paraît-il voulait apprendre à chanter aux oiseaux. Les témoins du temps rapportent qu’il massacrait des airs de flûte ou d’autres instruments et qu’il chantait d’une voix épouvantable, aux limites du supportable.
Tout le travail de Peter Maxwell Davies a consisté à rendre cette atmosphère de folie musicale en jouant à la fois sur les limites du petit instrumentarium réuni en fosse (magnifique Ensemble Intercontemporain) mais surtout sur les limites de la voix, qui du mot au cri et à l’éructation, transforme le texte en une expression qui confine à l’animalité, posant en même temps la question de la folie, quand elle « déshumanise » un être jusqu’à la bête. Il y a là une expérience de la frontière sans cesse atteinte et sans cesse transgressée.
C’est Johannes Martin Kränzle (qui a déjà interprété jadis la pièce) qui nous laisse ici pantois devant la performance qui d’une certaine manière fait oublier les lumières, la mise en scène et la musique : il exerce sur l’auditoire une sorte d’aimantation au point qu’on se demande jusqu’où il pourra aller, comme si c’était une exposition de tout ce que la voix peut et de tout ce qu’elle n’ose jamais explorer et qu’elle explore ici jusqu’à l’inconcevable. Kränzle étant un acteur doué d’une présence en soi irréfutable, un diseur comme seule sait en produire l’école allemande de chant, rompu à tous les styles et tous les accents, il se démultiplie, et explose. Maquillé de manière élémentaire et affublé de faux ongles, qui là encore travaillent sur la question du genre qui est une des questions clefs du théâtre de Kosky, mais aussi sur le mimétisme (griffes d’oiseaux, couleurs sur la peau comme des traits-plumes) il arrive à imposer en scène une telle impudeur qu’il provoque chez le spectateur une sorte de gêne, et en même temps un irrésistible sentiment de fraternité et de partage, de pitié et presque de solidarité. C’est en soi une performance inoubliable, qui ne quitte pas la mémoire, même des mois et des mois après. Monumental.
En fosse, Pierre Bleuse accompagne en écho avec les solistes de l’Ensemble intercontemporain, par une sorte de dialogue discret instruments/voix, soutenant la voix, lui offrant un écrin étrange et pénétrant, et dialoguant avec elle puisque les instruments représentent les oiseaux avec lesquels le roi dialogue, avec en même temps une modestie imposée par la performance de plateau du chanteur.
Il y a ainsi entre les deux pièces de la soirée cet élément commun du dialogue et de l’échange voix-instrument selon deux modes différents.
Kränzle casse un violon à la fin de sa performance et cela fait naturellement lien avec la seconde partie, dont le violon est l'un des deux personnages…
La deuxième partie, sur le même plateau nu, propose, pour violon et voix, 40 « Kafka-Fragmente » (extraits de Journal (Le Livre de Poche), Correspondance (Gallimard), Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin (Payot-Rivages) et Les cahiers in-octavo (Payot-Rivages), avec une seule exception, in memoriam Joannis Pilinszky de Elias Canetti, divisés en quatre parties qui durent de vingt secondes à sept minutes. Kurtág travaille sur la question du fini/infini, sur l’expressivité maximale d’une pièce minimale, ouvrant sur l’infini de l’évocatoire, à la manière d’un Webern par exemple.
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Les fragments choisis ont pour unité la marche, réelle ou métaphorique, voyage ou errance, physique ou métaphysique. Elles sollicitent la voix dans toutes ses expressions, allant du lyrisme aux cris et chuchotements, passant par le gémissement, mais aussi par le silence et demandent à la chanteuse une concentration et une versatilité rares, qu’Anna Prohaska a pu travailler avec Kurtág naguère. Face à elle, le violon est une autre voix, qui accompagne et rythme, qui parle et répond sur les mêmes expériences limites (souvent on compare le violon à la voix humaine) et c’est plus une sorte de duo violon/voix qu’un solo de voix avec violon.
Alors Kosky joue sur l’idée de duo, ou plutôt de dédoublement, faisant de chacune des artistes un personnage : Patricia Kopatchinskaja est une violoniste d’exception, naturellement toujours prête aux expériences de la limite et de toutes les limites, alors, chaque fragment, chaque intervention est l’occasion de positionner les deux l’une par rapport à l’autre, antagonistes, unies, en dialogue, en échange, en duo, se positionnant même quelquefois en ensemble traditionnel chanteur/soliste, puis rompant immédiatement notre accoutumance en un ballet jouant aussi de manière fulgurante avec les lumières de Urs Schönebaum qui sculpte l’une et l’autre, les deux, ou part de l’une et part de l’autre, l’une complétant l’autre, l’une sous la lumière et l’autre non, tête et bras, le tout se terminant par une sorte de moment de la voix laissée seule (Es blendete uns die Mondnacht). Le spectacle est fascinant et demanderait peut-être une plus longue concentration sur les textes par exemple Der wahre Weg, en hommage à Boulez, le plus long de tous les fragments), tout en apparaissant de-ci de-là un tantinet répétitif, comme si la gamme possible n’étaient pas infinie (toujours ce jeu tiré au maximum sur le fini et l’infini).
Il y a évidemment de la part de Barrie Kosky cette volonté de travailler sur le contraste d’un spectacle minimaliste qui puisse offrir le maximum d’effets, proposant au spectateur un cheminement vers une sorte d’infinitude de la méditation, à partir de ces expériences aux limites présentées ici dans un cadre relativement intime, avec un contact presque direct avec les artistes à portée de main.
Il y a aussi l’affirmation apparente de simplicité un spectacle aux éclairages particulièrement élaborés, sans lesquels il n’y a pas de mise en scène. Kosky orchestre en réalité un ensemble « de chambre » (solistes, éclairages, mise en espace, orchestre) au service d’un projet qui va au plus profond, par instants, par touches, quelquefois par coups de massue, alternant les effets pour produire une de ces soirées que seul un Festival peut offrir. Grand moment du Festival d’Aix, sans doute un des sommets de l’édition 2024.