Gioachino Rossini (1792–1868)
La cambiale di Matrimonio (1810)
Farsa Comica in un atto di Gaetano Rossi
Editions Casa Ricordi
Création le 3 novembre 1810, Venise, Teatro San Moisè

Direttore DMITRY KORCHAK
Regia LAURENCE DALE
Scene e Costumi GARY McCANN

Tobia Mill CARLO LEPORE
Fannì GIULIANA GIANFALDONI
Edoardo Milfort DAVIDE GIUSTI
Slook IURII SAMOILOV
Norton PABLO GÁLVEZ
Clarina MARTINIANA ANTONIE

ORCHESTRA SINFONICA G.ROSSINI

Coproduction avec le Royal Opera House Muscat

 

Pesaro, Rossini Opera Festival, Répétition générale réservée à la presse, Teatro Rossini, 6 Août 2020

Le Rossini Opera Festival a dû comme tous les Festivals d’été en Italie redimensionner sa programmation. Il était en effet impossible de proposer le programme prévu notamment à l’énorme Vitrifrigo Arena pour un public réduit. La seule production scénique de cette 41ème édition est La Cambiale di Matrimonio (le premier opéra de Rossini à être proposé au théâtre, en 1810) une farce en un acte convient parfaitement au Teatro Rossini, réaménagé un peu comme La Fenice, proposant le déploiement de l’orchestre au parterre débarrassé de ses fauteuils et les spectateurs (limités à 180 sur une capacité de 850 possibles) disséminés dans les loges. Une solution économiquement périlleuse, mais sanitairement conforme, pour une production au total très réussie, qui sera donnée cinq fois pendant le Festival, du 8 au 20 août 2020. 

Davide Giusti (Edoardo), Giuliana Gianfaldoni (Fanni) Carlo Lepore (Mill), Jurij Samoilov (Slook), Martiniana Antonie (Clarina), Pablo Gálvez (Norton), décor Gary McCann

Avec une jauge aussi réduite, la production a été présentée à la presse pour la répétition générale, et ainsi la jauge (réduite) offerte à la vente des représentations du Festival (ouvert le 8 août) ne risquait pas de se réduire encore par la présence de billets-presse. Le Festival est donc installé sur deux lieux : la Piazza del Popolo au centre de Pesaro pour les récitals et concerts, et pour le traditionnel Viaggio a Reims qui clôt l’Accademia Rossiniana, et le Teatro Rossini, pour La cambiale di Matrimonio.
Une petite curiosité : la production de La cambiale di Matrimonio a été confiée à deux ténors, Laurence Dale ayant commencé la carrière comme ténor, et le chef Dmitry Korchak étant lui-même un ténor, menant une carrière parallèle de ténor et de chef d’orchestre puisqu’il eut en Russie une double formation. Il est d’ailleurs premier chef invité à l’Opéra de Novossibirsk. Voilà une production faite par des ténors pour une œuvre dont les rôles masculins principaux sont un baryton-basse et une basse.
L’opéra qui eut à sa création un vrai succès, ne fut pas repris souvent : à Venise où il fut créé, il arriva à la Fenice en 1910, et on compte quelques productions éparses, jusqu’à la première production  à Pesaro (en 1991, dir : Donato Renzetti, mise en scène Luigi Squarzina reprise en 1995, sous la direction d‘Yves Abel, puis en 2006, sous la direction d’Umberto Benedetti-Michelangeli). Il s’agit donc de la quatrième reprise du titre à Pesaro, mais d’une nouvelle production, la deuxième depuis la première présentation).
L’histoire est assez simple : Fanni, fille du riche marchand Tobia Mill est amoureuse du jeune Edoardo Milfort, introduit dans la maison par Norton, l’intendant de Mill. Mais Tobia Mill a signé un contrat de mariage avantageux (la cambiale di Matrimonio) avec un riche négociant canadien, Slook, qui veut prendre femme et qui arrive pour prendre son bien. Fanni est donc une marchandise que le pingre Tobia Mill son père entend vendre à un bon prix.
Quand Slook arrive, Fanni se rend insupportable, et Slook n’a pas vraiment envie de ramener au Canada une petite peste. C’est alors qu’Edoardo Milfort dit la vérité à Slook, et celui-ci séduit par la franchise du jeune couple et surpris qu’en Europe, les amoureux ne décident pas de leur propre destin, renonce à Fanni et met le contrat de mariage à l’ordre d’Edoardo dont il fait son héritier. Ainsi Fanni épousera de toute manière un homme promis à la richesse, et le vieux Tobia Mill, tout en grommelant, accepte le nouveau marché.
Ainsi se succèdent airs, ensembles, à la mode de l’époque et des compositeurs contemporains (Mayr etc…) avec une habileté et un rythme qui laissent préjuger des succès futurs de Rossini : le spectateur d’aujourd’hui écoute en pensant évidemment à la suite, tandis que Rossini à 18 ans écrit en pensant à aux compositeurs qui l'ont précédé ou plus âgés et aux genres à la mode.
180 spectateurs sont prévus (sur 850), un à deux par loge dans un Teatro Rossini (toujours aussi joli) vidé de ses fauteuils au parterre, où l’orchestre s’étale pour respecter la distanciation, comme d‘ailleurs la mise en scène. Le décor de Gary Mc Cann apparaît imposant et très réaliste : la façade de style très british d’une maison de deux étages, tout le jeu du décor sera de faire découvrir l’intérieur comme une maison de poupée ; dans le livret, l’opéra se déroule dans le décor unique d’un salon, ici, le décor unique est la maison, avec ses pièces et dépendances, et même à la fin, un romantique jardin, tout cela fonctionne très bien, avec des changements fluides et élégants.

Davide Giusti (Edoardo), Giuliana Gianfaldoni (Fanni), Carlo Lepore (Mill), Pablo Gálvez (Norton) Jurij Samoilov (Slook), Martiniana Antonie (Clarina), décor Gary McCann

Le propos sur un tel livret n’est pas d'être cérébral, mais d’élaborer un cadre agréable, lisible, sympathique, tout en soignant le jeu et les mouvements, en faisant se croiser les protagonistes sans jamais se toucher. Pas de satire de mise en scène « moderne » comme à Wildbad en 2018, mais un déroulé simple, clair et alerte de la farce, dans de jolis costumes, un peu ridicule comme il se doit pour Tobia Mill, un peu rustre pour Slook : au Canada à l’époque on fréquente plus les trappeurs que les jeunes filles de bonne famille – c’est du moins le message-caricature envoyé par le livret et son adaptation par Laurence Dale, qui fait accompagner Slook d’un serviteur brut de décoffrage, et d’un ours un peu sauvage au début qui finit par être apprivoisé et même faire la cuisine (on se croirait dans le Siegfried de Castorf). C’est aimable, c’est agréable, c’est élégant à regarder et surtout ça fonctionne bien.
Le genre de la farce était à l’époque très prisé du public, et le succès fut sans doute dû non seulement à la musique de Rossini, à la mode, mais aussi au livret de Gaetano Rossi (qui signera Tancredi et Semiramide, deux moments essentiels du parcours rossinien) et aux excellents chanteurs réunis à l’époque. Pour bien fonctionner, un opéra en un acte doit non seulement fonctionner sur une impeccable dramaturgie, mais aussi sur des airs démonstratifs qui puissent immédiatement capter l’intérêt du public, car les histoires de barbons qui empêchent les jeunes de vivre leur vie sont légion et celle-ci n’est pas sans rappeler l’Ecole des femmes de Molière, à la différence notable que Tobia Mill est un père qui vend sa fille et non comme Arnolphe un tuteur qui essaie de l’élever pour se la réserve dans la pièce de Molière. On reste de toute manière dans des thématiques de la comédie moyenne, connus depuis le latin Térence.

L’histoire est convenue, mais doit pour réussir être bien agencée, avec des personnages positifs, à l’exception du barbon que tous essaient de circonvenir. Il reste qu’au-delà de la farce, la trame touche la question de la condition de la femme et des filles à marier (cela Molière le faisait déjà) mais aussi, et c’est peut-être plus neuf, sous le regard et les commentaires de l’étranger, le canadien qui vient d’un pays aux mœurs plus naturelles et directes où les pères ne forcent pas leurs filles (Ma che paese è questo ! Anche i padri che sforzano le figlie !) et où l’une des questions est le regard croisé européen et américain (comme le montre la scène XI (Mill : Signor americano !/Slook : Signor Europeo !. Il y a en arrière-plan les résultats des récits de voyages, des réflexions des lumières (Les Lettres persanes etc…) et la subtile construction d’une civilisation américaine que la récente indépendance des États-Unis a mise en valeur. La trame est peut-être convenue par l’intrigue, mais elle est loin d’être sans intérêt culturel.

Dmitry Korchak au pupitre propose une lecture assez symphonique (la présence de l’orchestre en salle donne au son une certaine importance) et en chanteur qu’il est, il aurait pu mieux soutenir les chanteurs, mais il s'agit de la répétition générale et les choses se mettront sans doute en place lors des représentations. Les (rares) ensembles sont cependant abordés avec précision, restant alertes et globalement en place.
La musique elle-même tout en étant joyeuse n’a pas tout à fait la légèreté ni la folie qu’on trouvera plus tard dans les œuvres bouffes de Rossini ; l’ouverture commence par un accord qui rappelle à l’évidence par sa relative solennité celui de la Flûte enchantée de Mozart. La musique de Rossini est d’une très grande habileté, alternant airs et ensembles, sans les traditionnels crescendos, ni trop d’acrobaties, mais collant parfaitement à la dramaturgie et au texte, respirant la vie, avec une ironie marquée : l’humour rossinien est évidemment une donnée de départ du génie, et on n’entend pas là l’œuvre d’un débutant, mais d’un musicien qui sait déjà agencer, mettre en valeur, arranger, et qui a écouté ses maîtres non pour les imiter platement, mais en pour tirer ce qui lui sert pour sa propre création et sa propre originalité, en somme qui a digéré tout ce qu’il devait savoir pour voler de ses propres ailes. Mais on attendait mieux de Korchak qui connaît bien ce répertoire pour l’avoir chanté, et pour le diriger (Cenerentola à Moscou).
L’Orchestra Sinfonica G.Rossini, très bon, a sans doute un rendu particulier par la disposition dans le parterre, mais il reste clair, rond et pour tout dire chaleureux.

Giuliana Gianfaldoni (Fanni) Martiniana Antonie (Clarina)

La distribution réunie est de très grande qualité, délicieuse la Clarina de Martiniana Antonie se tire avec les honneurs de son air malicieux Anch’io son giovine et le Norton alerte de Pablo Gálvez. Dans cette Farce, le ténor n’a pas un grand rôle ni d’air, mais une présence régulière en duo ou en trio, et Davide Giusti (issu de l’Accademia Rossiniana il y a quelques années) s’en tire avec les honneurs. Les protagonistes sont le père (Tobia Mill), la fille Fanni (Giuliana Gianfaldoni) et l’homme du Canada (Slook) (Jurij Samoilov).

Jurij Samoilov (Slook) Carlo Lepore (Mill) et l'ours

Carlo Lepore, dans une grande forme donne de Tobia Mill une vision bouffe mais pas ridicule, même si les costumes dessinés pour lui par Gary McCann pourraient y contribuer. La voix porte bien, la diction est impeccable de clarté, et il occupe le plateau avec une belle force : on sent l’expérience et la maîtrise
Jurij Samoilov  chanteur déjà expérimenté, est cependant un peu plus jeune, et la voix du baryton ukrainien est claire, sonore, avec une expressivité marquée, et un sens aiguisé des mots et de la couleur. Il est très engagé dans le jeu, la prestation est elle aussi pleinement maîtrisée. Une jolie paire de personnages, opposés et mis en relief par une mise en scène qui gère bien les caractères.

Giuliana Gianfaldoni (Fanni)

Last but not least, l’objet du débat, Fanni, chantée par la jeune Giuliana Gianfaldoni : il ne faut pas être grand clerc pour y voir un futur soprano lyrique de référence. Elle a l’air le plus difficile de la partition Vorrei spiegarvi il giubilo. Elle est tour à tour brillante, lyrique, retenue, délicate, avec une ligne de chant sûre, un bel appui sur le souffle, des cadences et agilités techniquement impeccables, aigus et suraigus parfaitement en place, avec une très belle homogénéité vocale. Issue de l’Accademia Rossiniana l’an dernier (Elle chantait Corinna du Viaggio à Reims), elle est pour moi la belle découverte de la soirée, prête pour une carrière rossinienne et pas seulement.

Voilà une production qui n’est pas une pochade, et qui fait honneur à une œuvre qui mériterait que les théâtres s’y intéressent, même si Stendhal préférait L’inganno felice (« Ici le génie éclate de toutes parts »), il y a dans cette première farce proposée à la scène quelque chose de particulièrement séduisant et qui tient le spectateur en haleine et en joie.
La représentation du 6 août a malheureusement été tronquée : suite à une indisposition de Marianna Pizzolato, nous fûmes privés de la première partie du spectacle, la Cantata Giovanna D’Arco (1832) dans l’orchestration de Salvatore Sciarrino. Avec cette jolie production de La cambiale di Matrimonio nous fîmes contre mauvaise fortune bon cœur…

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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