Trésor d'harmonies rares et orfèvre ès-orchestration, la musique de Rimsky-Korsakov atteint avec Le Coq d'Or des sommets de raffinement et de beauté esthétique. Porte-étendard de l'avant-garde musicale de la première partie du XXe siècle, cette partition joue ouvertement sur les thématiques du légendaire et du merveilleux. Éminemment russe et folklorique, la trame inspirée d'Alexandre Pouchkine développe au-delà du conte narratif des aspects liés à une vision politique autant que polémique. Avec un art consommé du burlesque allié à la satire politique, la mise en scène de Laurent Pelly (créée à la Monnaie en début de saison) cultive comme à son habitude, une forme d'humour décalé et non-sense.
Dans un lit gigantesque posé de guingois sur les débris carbonisés évoquant tout à la fois un champ de bataille ou les débris d'une mystérieuse catastrophe, le tsar Dodon est le modèle parfait du roi fainéant. Ce noir-charbon souille les vêtements et chacun y patauge allègrement, sans qu'on puisse y voir d'autre symbole que celui d'un humour volontaire. Les personnages et les situations de ce récit n'étant pas si purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé peuvent difficilement passer pour fortuites… Libre à nous d'imaginer Nicolas II derrière ce potentat lassé des guerres et ne s'exprimant que par une série de caprices – caprices doublés d'une absolue cécité pour ce qui est des catastrophes qui pourraient subvenir. Incapable de gérer une situation qui semble de toute évidence lui échapper, un astrologue venu des confins de l'Orient lui propose l'intervention d'un précieux coq d'or qui, une fois installé sur le clocher de la cathédrale, servira de sirène d'alerte en cas de danger imminent.
La comédie se tourne en farce dans la mesure où le gallinacé fait la girouette et chante à tout vent tantôt pour rassurer son propriétaire, tantôt pour le prévenir d'une attaque des armées voisines. Dodon est lié à une promesse, faite à l'astrologue, d'exaucer ses vœux en contrepartie de ce cadeau. Défait sur le champ de bataille, Dodon capitule devant la charmante Reine de Chemakhane, qui souhaite envahir son pays alors que Dodon désire en faire son épouse. C’est alors que l’astrologue intervient pour demander la main de la Reine. Dodon l'abat avec son sceptre tandis que le coq se précipite et tue le tsar d'un coup de bec. L'arrière-plan merveilleux n'adoucira pas la censure qui décida d'interdire l'opéra pour crime de lèse-majesté. Cette dimension politique est omniprésente dans l'opéra de Rimsky-Korsakov, malgré les choix de Laurent Pelly qui concentre l'attention sur le cocasse et le burlesque des images, comme par exemple les variations capillaires et la pilosité de la garde rapprochée de Dodon tels des êtres primitifs et attendrissants ou bien les deux fils dont la houppe peroxydée finira écrasée sous un rocher façon combat de héros de BD jeunesse. Très marquée également, la transformation du lit en char d'assaut témoigne de la variation qui mêle désir sexuel et conquête de territoires.
La marque Pelly se retrouve dans un cast de belle tenue, à commencer par la sublime Svetlana Moskalenko ; Tsarine de Chémakhane à la beauté vénéneuse qui rappelle par certains aspects la reine Aelita du film de science-fiction soviétique de Yakov Protazanov. La voix est sensuelle et féline, avec des changements de registres à l'élasticité quasi-charnelle. Un rien embarrassé par une projection en berne dans la première partie, le Dodon de Vladimir Samsonov déploie dans le final un lyrisme et des couleurs remarquables. Yaroslav Abaimov est parfait d'abattage et de jonglerie vocale dans le rôle de l'astrologue, alternant voix de tête et passages héroïques. Moins expressive dans le rendu et les effets comiques, le Polkan de Mischa Schelomianski reste une solide référence en matière de présence vocale. On lui préfèrera l'Amelfa de Marina Pinchuk, piquante et revêche aux côtés de Dodon. Des lauriers en revanche pour les deux fils du tsar (Roman Shulakov et Jarosław Kitala), parfaits têtes à claques et bouffons histrioniques. Placée en coulisses, Inna Jeskova donne aux interventions du Coq d'Or des reliefs pétillants, parfaitement en phase avec la qualité de mime de l'actrice présente en scène.
Dirigé par le geste assez droit et univoque de Rani Calderon, l’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy peine parfois à donner aux diaprures et à la moire de Rimsky-Korsakov suffisamment de profondeur et de chatoyance. En provenance de la Monnaie de Bruxelles, ce Coq d'Or reprend son envol pour le Teatro Real de Madrid en mai-juin prochains, avec une troisième distribution entièrement remaniée ; gageons que le public madrilène lui fera un triomphe.
La captation de la première bruxelloise est disponible sur :
http://www.theoperaplatform.eu/fr/opera/rimski-korsakov-le-coq-dor