
Invité régulier du Kunstenfestivaldesarts, de DESINGEL ou de NTGent, on pourra toutefois s'étonner que Christoph Marthaler ait attendu ce Freischütz (coproduit avec le Theater Basel où il a été créé en 2022), pour faire enfin ses grands débuts sur la scène de l'Opéra Ballet Vlaanderen – une institution dont on connait depuis Aviel Cahn, et aujourd'hui avec Jan Vandenhouwe l'intérêt pour le théâtre et la dramaturgie ambitieuse. Le metteur en scène suisse fait du chef d'œuvre romantique de Weber une lecture décalée, sorte de mise en abyme où les acteurs-chanteurs rejouent cette histoire un peu absurde de concours de tir en soulignant le caractère improbable du recours à un pacte diabolique avec ces cibles ratées qui mettent en péril les amours d'un bellâtre imprudent et d'une naïve jeune fille façon oie blanche…
Comme toujours avec le metteur en scène suisse, le résultat est un objet théâtral profondément jouissif et non identifié – plus précisément : non identifiable et sans doute parmi les meilleurs spectacles vus dernièrement et à placer très haut sur l'échelle marthalienne. Une soirée pour spectateurs avertis qui déploie son lexique d'images et de situations et déplace le concours de tir dans l'espace éminemment triste et poétique d'une salle de café-concert aux allures de pavillon délabré à l'orée de la forêt, avec sa scène à l'arrière et ses tables alignées où les locaux viennent tromper leur ennui en buvant une bière éventée. Le décor déborde de part et d'autre de la scène avec à jardin, un espace qu'on devine être celui d'Agathe, avec un divan surmonté de divers éléments, dont un portrait de Max et une horloge arrêtée sur minuit et à cour, l'espace de Max avec ces armoires métalliques qui font penser aux vestiaires de ce stand de tir ("Schiess Center" comme il est écrit au-dessus). Partout ailleurs sur les hauts murs de la salle, on repère des allusions à ces lieux où se réunissent les chasseurs avec ces dizaines de cadres minuscules dont on peinerait à lister le menu détail mais aussi dont on mesure l'attention méticuleuse et géniale de Anna Viebrock, la scénographe attitrée du metteur en scène suisse avec Duri Bischoff. Ce décor est celui qui servait dans The unanswer Question (Berlin, 1998), écrin décati – en réalité, moins décor que prétexte à des apparitions et des échanges à la fois burlesques et décalés, tant au centre de la scène qu'au fond, sur cette petite scène où se déroule un petit théâtre, parfois mimé, parfois chanté, avec le chœur comme acteur principal.
Ce club de chasse s'accroche obstinément à ses traditions, dont la principale consiste pour un prétendant à devoir faire ses preuves lors d'une épreuve de tir avant de pouvoir épouser sa bien-aimée. Malheureusement pour Max, il n'a pas réussi un seul tir depuis des semaines et il est très inquiet comme en témoigne la scène comique où il tenter d'armer un fusil qui tombe en morceaux et laissant passer le défilé motorisé de ces animaux marqués d'une cible comme dans un stand de tir à la foire foraine. Par peur de l'échec, il s'engage dans des forces et des pratiques obscures que Marthaler refuse obstinément de montrer sous leur aspect fantastique, maléfique ou spectaculaire. Le mal est ailleurs – précisément dans la référence au nationalisme politique rattaché à une œuvre qui passe pour le premier opéra allemand dès sa création en 1821. La mise en scène n'hésite pas à mettre en regard ce Singspiel romantique avec discours fascisant de l'AFD allemande faisant la promotion de l'autodéfense et la haine de l'étranger. En faisant de l'association du nationalisme et de la magie noire le fil rouge principal, Marthaler souligne le pacte avec le diable des démocraties européennes sous la métaphore d'un club de tir dont les membres semblent figés individuellement dans la nostalgie d'un passé aux relents douteux.

Il n'y a pas de conte de fées ici, juste des personnages prisonniers de leur propre solitude, enfermés dans une dépression que la mise en scène aborde paradoxalement par le versant du fou rire et de l'humour second degré. C'est le cas par exemple de Raphael Clamer (Kilian) vêtu du maillot de l'équipe NBA des Bucks, avec l'emblématique cervidé arborant un 7 entre les bois comme la croix lumineuse du cerf de Saint Hubert et le nom MAKER derrière (en référence à Thon Maker, pivot dans l'équipe de Milwaukee de 2016 à 2019). Il est ce tout puissant "créateur" dont le monologue reprend le discours de l'AFD sur la promotion de l'autodéfense qui séduit une large part de l'électorat allemand. "Les personnes seules sont des victimes faciles" dit Marthaler dans le programme de salle…
Plus généralement, on admire ce phénoménal travail dramaturgique dans la façon de s'approprier les dialogues pour les modifier, accélérer ou ralentir la narration en les donnant à lire d'une voix mécanique et volontairement "anti-théâtrale" sous forme de brefs résumés ou de commentaires-soliloques ou dialogués. Ces insertions-références vont du plus microscopique (quelques secondes du Lac des cygnes entendus sur une radio grésillante et qui font surgir la référence au prince Siegfried, prince chasseur menaçant de son arbalète la blanche Odette) au plus évident et grandiloquent avec ce célébrissime chœur des Chasseurs dont la fonction renvoie à celle du chœur dans la tragédie antique, présent sur scène pratiquement d'un bout à l'autre de la soirée et commentant l'action sur le mode du thème et variations avec cet air bravache ressassé à l'envi par le quintette d'acteurs-chanteurs qui le marmonnent version madrigal, la bouche dans la chope de bière ou repris très lentement en mode mineur pour marquer le désarroi du couple Max-Agathe. L'attention se concentre sur le cor – instrument emblématique des musiques cynégétiques qu'une jeune femme (le même personnage en robe de nuit qui portait la couronne mortuaire sur la tête en guise de lauriers) tient dans ses bras et lustre d'un geste tendre
Ces éléments hétéroclites surgissent au milieu de gestes très contrôlés, alternés de longs silences, et témoignent de la précision chirurgicale d'une direction d'acteurs aussi virtuose que littéralement vertigineuse avec des interprètes dont on mesure à chaque instant l'investissement et la prouesse à réunir des qualités techniques de chant, capacités mémorielles, proprioception et contrôle du geste et du corps etc. Ce sont par exemple, ces déplacements répétés, ce cadre qui tombe et qu'on remet en place, déclenchant invariablement la même série de répliques, ou bien dans la scène de la Gorge aux loups, ce chœur de clients qui sortent chacun un violon de son étui et jouant tous ensemble sans produire un seul son tandis que Kaspar fait fondre ses "Frei Kugeln" dans une sorte de café filtre. Marthaler transforme le mouvement muet des archets en théâtre de poche, captant le regard du spectateur qui s'accroche à cette agitation qui passe d'un interprète à un autre, tantôt tic épileptique tantôt transe collective ou danse de Saint-Guy (hocquetus moqueurs des "hehehe" (Wird Er – frag' ich ? Wird Er – frag ich ? Gleich zieh Er den Hut, Mosjeh ! Wird Er, frag' ich, wird Er, hehehe ?), tandis que passe le défilé imperturbable des chasseurs avec leur gibier (aigle, renard, sanglier, oie sauvage etc.).

La conclusion donne à voir le sacre de ce Samiel/Ermite tout puissant – personnage double, à la fois Bon et Méchant pervers qu'on devine nu sous sa gabardine, capable de faire s'agiter le rideau d'un geste de la main ou bien téléguidant le chœur et les personnages tel un mystérieux magicien et, peut-être le véritable maître à penser de cette petite communauté. Régnant tel Dieu le père au centre de la scène, il observe chacun s'enfermer dans sa propre psychose, agité de tics nerveux qui projettent les uns au sol et les autres contre les murs tandis que se croisent et se superposent en une joyeuse cacophonie, tous les thèmes de l'opéra, tel un immense mécanisme qui s'emballe et soudain se brise tandis que le "maker" finit de coller ses affiches "Stem JA Ja voor de schietproef" ("Votez Oui pour l'épreuve de tir").
Le plateau vocal affronte avec des bonheurs inégaux l'immense défi d'articuler une technique de chant et d'une direction d'acteur redoutablement acérée. Il faut parfois quelques secondes pour qu'un interprète trouve ses marques mais l'inconfort est vraiment anecdotique et tout relatif. On saluera la prestation de Louise Kemény, Agathe tour à tour fiancée godiche dont la robe restera dans la housse plastique du pressing, héroïne naïve mais éminemment attachante dans "Leise, leise, fromme Weise" et dans la prière "Und ob die Wolke sie verhülle" où, telle une Vierge à qui on vient offrir des fleurs, elle peine à garder les bouquets que lui apporte l'ermite/Samiel. Le Max de Ilker Arcayürek trouve certaines limites dans un registre aigu parfois instable mais des qualités de phrasé et d'abattage très convaincantes dans "Durch die Wälder, durch die Auen" où Marthaler fait passer le souvenir d'un jeune Parsifal prenant pour cible un cygne sacré des gardiens du Graal. À ses côtés, le Kaspar très sobre et très mat de Thomas Jesatko contraste avec le Kuno sonore et puissant de Raimund Nolte là où l'Ermite/Samiel de Manuel Winckhler fait passer une émission assez neutre par une présence très incarnée. Les autres acteurs-chanteurs font entendre une polyphonie subtile de prose et de chant avec les excellents Karl-Heinz Brandt (Ottokar), Raphael Clamer (Kilian) et le Grand Chasseur chaplinesque de Peter Knaack.

Saluons pour terminer, l'extraordinaire Rosemary Hardy, Ännchen de 74 ans et fidèle actrice de Marthaler découverte dans The unanswer Question (Berlin, 1998). Sa présence fait de la nièce d'Agathe sa mère ou son chaperon, ou bien encore son double âgé. Il suffit à Marthaler de monter la subtile inversion de l'orange et du blanc dans les vêtements des deux femmes pour marquer la complexité et la complémentarité de cette relation dès le premier coup d'œil. Elle est à la fois cette répétitrice de chant qui pianote dans un coin et cette douairière minaudant ses répliques. Comme Tcherniakov dans Così, ce choix de casting renvoie à une volonté dramaturgique, de donner au personnage une présence et un profil qu'il ne pourrait pas atteindre par la seule qualité de son jeu. Peu importe au passage si la ligne de chant est mise à mal par les difficultés de l'interprète à phraser impeccablement ou décocher les aigus aériens de "Einst träumte meiner sel'gen Base". Ces imperfections composent un impayable personnage de théâtre, capable de mettre la salle dans sa poche en un tournemain, avec des œillades et un humour à tomber à la renverse dans le simple fait d'asperger de laque sa coiffure impeccable.
La direction musicale de Stephan Zilias, actuel Generalmusikdirektor à la Staatsoper de Hanovre, anime d'une belle élégance les sonorités de l'orchestre dans l'acoustique à la fois très peu résonnante et très précise de l'Opéra de Gand. Le geste sollicite de la petite harmonie des inflexions qui suivent étroitement le chant et dialoguent librement avec des cordes très denses. Tout s'entend, de la respiration du chef aux changements de coups d'archet… et aussi la tendance du chœur à accélérer parfois le tempo mais en respirant au diapason d'un spectacle qui ne laisse jamais retomber la tension. Après la reprise de l'Iphigénie et Tauride de Rafael R. Villalobos, l'absolument géniale Salomé d'Ersan Mondtag (rediffusé actuellement sur le site Operavision.eu) et en attendant le prometteur Wozzeck de Johan Simons, ce Freischütz mérite qu'on s'y précipite toute affaire cessante.
