Pendant une large partie de l’histoire la mise en scène à l’opéra (et au théâtre) a dominé l’idée que la scène était illustration du livret ou de la pièce dans la grande tradition de l’imitation de la nature par l’art, c’était pour résumer l‘ère de la mimésis. Avec le développement au XXème siècle de l’art de la mise en scène, qui naît à partir des écrits de Richard Wagner, ne l’oublions pas, s’est substituée à la mimésis la métaphore qui signifie « transposition ». La métaphore est la figure centrale de la poésie, tous les élèves le savent et sert à accéder au sens de manière imagée. Les mises en scènes aujourd’hui proposent des métaphores des histoires qu’on raconte à l’opéra et au théâtre. C’est sur la nature et la pertinence de ces métaphores que public et critiques s’écharpent lorsqu’ils discutent de mise en scène. Mais pour construire et filer la métaphore il faut partir d’une analyse dramaturgique.
La complexité dramaturgique de Tannhäuser
Essayons d’appliquer ces préceptes à Tannhäuser.
Tannhäuser, c’est l’histoire d’un artiste, d’un créateur (poète et musicien – on dirait aujourd’hui auteur-compositeur) qui vit dans une communauté autonome et fermée sur elle-même, autosuffisante symbolisée par la Wartburg. Le « Burg » en allemand, c’est le château-fort, c’est-à-dire un espace protégé par des murs la plupart du temps en position élevée, pour se prémunir des attaques, mais aussi pour surveiller le territoire. Ceux qui connaissent l’Allemagne savent que la Wartburg est un lieu historique situé en Thuringe, en face de la ville d’Eisenach et qu’elle répond en tous points à ces prérequis.
Quand Louis II de Bavière construit son château-fort rêvé, le château de Neuschwanstein au sud de la Bavière, Il y exige une grande salle, dite des Minnesänger (c’est à dire les poètes comme Tannhäuser) en référence évidemment à la salle de la Wartburg.
C’est un monde clos régi par des règles apparemment harmonieuses et équilibrées. Mais la création est-elle possible dans un monde fermé ? Le créateur a besoin d’aller voir ailleurs, il a besoin de laisser ce monde de règles, il a besoin de se « dérégler ».
La seule solution pour l'artiste-créateur c’est de partir.
Pour éviter ce type de désertion, les sociétés très fermées inventent l’ennemi contre qui se prémunir et qui fédère les membres du groupe : c’est par exemple dans Parsifal l’opposition entre le monde du Graal et celui de Klingsor et c’est dans Tannhäuser l’idée du Venusberg c’est-à-dire d’un monde aux valeurs totalement opposées à celui où l’on vit, Ying et Yang en quelque sorte.
Dans la dramaturgie de Tannhäuser, le Venusberg constitue la clef de lecture de l’œuvre, et par conséquent le moyen par lequel la métaphore se crée ou se file. En « définissant » le Venusberg, qui ouvre l’œuvre, on détermine du même coup ce à quoi il s’oppose, et en quoi il s’y oppose. C’est bien d’ailleurs la question posée par David Hermann à Lyon : de quoi ce Venusberg du futur est-il métaphore ?
Nous sommes pétris le plus souvent par la tradition née au XIXe et par les pièges du livret de Wagner : le Venusberg serait un sorte d’Enfer, de lieu du diable qui n’est pas sans rappeler la vision de la nuit de Walpurgis vue par Gounod dans son Faust , le lieu des plaisirs fous du royaume de Méphisto qui s’appellerait ici Venus.
À l’opposé de Venus, il y a le pape, et entre les deux des pèlerins qui vont se faire pardonner à Rome : si l’opéra s’ouvre sur le Venusberg, le retour sur la terre de Tannhäuser est marqué par les pèlerins qui partent à Rome faire pénitence : sur la terre, on pèche et on fait pénitence… L’œuvre se déroule donc bien dans un contexte chrétien, conforté par la centralité de la question de la chair, clef du moralisme bourgeois du XIXe (on parlait plus haut du Faust de Gounod, de 1859, on rappellera pour mémoire la version parisienne de Tannhäuser, où le Venusberg est très développé (version présentée à Lyon) qui lui est très contemporaine.
Il est donc facile de construire une opposition entre monde outrageusement charnel (la didascalie du Venusberg décrit clairement une orgie) et monde délicieusement éthéré. Une opposition qui pouvait se traduire beaucoup plus simplement par paganisme contre christianisme. En ce sens, Le Sacre du Printemps de Stravinsky pourrait être une sorte de développement provocateur du Venusberg.
La religion vécue comme frein social, c’’est une vieille idée toujours actuelle d’ailleurs et notamment dans un XIXe pétri de moralisme où le Venusberg est un monde de sexe débridé. C’est la lecture traditionnelle de l’œuvre de Wagner qui telle que, on peut le dire, ne va pas bien loin.
C’est pourquoi le Venusberg peut être aussi toute autre chose, par exemple dans la mise en scène de Tobias Kratzer à Bayreuth où le Venusberg est un monde affranchi de toutes les règles qui va jusqu’au meurtre où la question strictement charnelle ou érotique est secondaire voire inexistante : le Venusberg est le réceptacle de tout ce que les sociétés peuvent considérer comme anomalies ou marginalités qu’elles soient culturelles ou physiques. Le Venusberg, c’est l’Autre dans ce qu’il a de haïssable. C’est un Autre contre lequel la société se fédère : nous en avons des exemples tous les jours dans la vie politique et géopolitique mondiale notamment en ce moment.
Tannhäuser est un artiste et en tant qu’artiste il est au sens propre inaugural :il ouvre le chemin, parcourt des terres inconnues. Rien de pire pour l’artiste que la stagnation, la page blanche, l’assèchement. En quelque sorte Tannhäuser est pré-rimbaldien : auprès de Vénus il cherche un dérèglement raisonné de tous les sens, seule clef possible de la création. Cet aspect du statut de l’artiste est une idée que Wagner va reprendre dans Meistersinger où là aussi la question est celle de l’obéissance ou non aux règles. Mais tout semble s’y terminer dans un conformisme général où le héros est aspiré par l’organisation sociale. Dans Tannhäuser, c’est beaucoup plus complexe. Et cette complexité, Wagner ne l’a jamais résolue puisque c’est l’œuvre sur laquelle il est revenu le plus longtemps, le plus souvent c’est l’œuvre qu’il voulait reprendre à la veille de sa mort. C’est une œuvre irrésolue et c’est ce qui la rend passionnante et complètement ouverte, bien plus que ce qu’une certaine tradition tendrait à faire croire.
La mise en scène de David Hermann
La mise en scène de David Hermann se veut futuriste, à l’enseigne du film Star Wars qui est la référence continue de la soirée… Mieux vaut réviser vos classiques du genre si vous allez voir ce spectacle… Le film lui-même est d’ailleurs une projection vers le futur des épopées et des grands mythes du Moyen-Âge. Il n’y avait donc aucune incohérence à cette transposition a priori. On pourrait donc assez facilement changer un peu les costumes pour se retrouver dans un Tannhäuser tout à fait traditionnel comme sur les vieilles photos de Bayreuth. Ce travail ne serait donc qu’un habillage « moderniste » d’une conception hors d’âge. À l’appui de ce constat, deuxième et troisième acte ne montrent pas autant d’idées que le premier, et peu à peu, on s’achemine vers un troisième acte très conforme aux attentes du public le plus traditionnel (scène finale exceptée). Un Tannhäuser de plus, qui ne réveille ni les morts, ni les huées (très rares aux saluts de l’équipe de mise en scène).
David Hermann, dont ce n’est pas le travail le plus convaincant a voulu poser la dramaturgie de Tannhäuser que nous avons longuement évoquée plus haut sur un plan qui n’est pas dénué d’intérêt, et dont toutes les clés se lisent dans un premier acte rempli de références qui vont de l’utile à l’anecdotique, voire au jeu de piste pour public amoureux de la science-fiction, qu’elle naisse de la bande dessinée, de l’heroic-fantasy ou de l’histoire du cinéma. Tout son travail navigue entre l’idée intelligente et la facilité. Et l’essentiel des données se limite au premier acte, le reste est développement assez faible, filage paresseux d’une métaphore initiale qui pouvait être stimulante.
Premier acte
Fort logiquement, tout part du Venusberg et tout commence par la représentation du monde offert, s’ouvrant par une référence à Metropolis de Fritz Lang (image initiale) et la vision d’une femme qu’on devine être un humanoïde, son visage s’ouvrant tel un casque laissant voir une mécanique qui n’est pas sans rappeler certaines représentations des portes de l’Enfer, comme figuré par le célèbre cabaret L’Enfer du Boulevard de Clichy par Atget.
Le monde du Venusberg est donc fait de ces humanoïdes gérés par Vénus (dont la chorégraphie (de Jean-Philippe Guilois) peut aussi suggérer qu’ils sont ses doubles, Vénus semblant se démultiplier), dans un univers géométrique (cercles concentriques, lumières crues, contours nets).
Au milieu de cette géométrie dont toute sensualité est absente, Tannhäuser apparaît comme Intrus, détonnant et en malaise.
Le choix d’un Venusberg composé d’humanoïdes, c’est-à-dire de robots de forme plus ou moins humaine et à intelligence plus ou moins humaine, créatures créées par l’homme mais qui lui ont échappé n’est pas un thème nouveau. La créature qui échappe à son créateur avait déjà été traitée par Mary Shelley dans Frankenstein. D’ailleurs le deuxième acte fait une allusion claire au héros de la romancière anglaise. C’est aussi notre très actuelle angoisse face à « l’intelligence artificielle ». Rien de nouveau sous le soleil…
Ainsi la question centrale devient « qu’est-ce qui est proprement humain ? ».
La présence de l’artiste Tannhäuser dans le Venusberg est présence humaine qui pose la question de l’art comme éventuel indice exclusif de l’humain.
La mise en scène suggère que Tannhäuser essaie de faire partager à Vénus sa créativité. Il lui met dans les mains des feuillets, des partitions et semble lui laisser écrire comme si Vénus, cette mécanique pouvait créer de l’art. Dans un monde qui est visiblement déchiré, l’artiste est un médium qui essaie de retrouver l’unité première.
C’est l’échec de la tentative qui incite le héros à vouloir quitter le Venusberg. Et dans cette vision, les aspects sexuels (plus que sensuels) sont réduits à une mécanique. Seuls comptent la créativité et l’art, indices d’humanité.
Quand Tannhäuser retombe dans le monde des hommes il tombe dans un paysage aride illuminé par le chant du pâtre qui est lui-même humanoïde et qui prend un sens presque prémonitoire. C’est en quelque sorte le chemin de transition vers l’humanité.
Dans le monde des hommes tel que le voit Hermann il y a toujours dans un coin un humanoïde sorte de double qui rappelle aux hommes leur création devenue danger.
Cet univers se précise lorsque arrive le groupe des amis autour du Landgrave. Ils arrivent sur un véhicule qui cette fois-ci est une claire référence à Mad Max. Nous sommes dans un univers désertique hostile et violent et visiblement l’humanité est dans le chaos.
Cette référence fait un peu partie du fatras anecdotique qui accompagne ce premier acte comme par exemple l’apparition des deux Jawas qui volent la batterie du véhicule sur lequel sont arrivés les amis de Tannhäuser (et qui la leur revendent à la fin de l’acte) comme dans Star Wars ce qui fait glousser la salle, moyen de jouer à ce jeu de piste dont nous parlions plus haut sans grande utilité pour le sens de l’ensemble.
Dans ce monde en situation de désolation, le chœur des pèlerins prend tout son sens : les hommes sont réduits d’une part à la chasse à l’humanoïde comme nous le montre la dernière image de l’acte ou bien à aller se faire pardonner leurs erreurs à Rome c’est-à-dire dans un espace lointain où le Pape est la clé de voûte du système de valeurs et dicte le bien et le mal, comme le guide suprême d’une république islamique bien connue.
En bref le monde n’est pas très bien parti dans ce futur assez dystopique
Au milieu de références futiles une idée nous est apparue intéressante dans la visualisation de ce monde déchiré.
Si le monde de Vénus était un monde géométrique celui des hommes est un monde aux frontières floues entre réalité et irréalité avec ses reflets diffractés et des personnages que l’on voit en miroir sur les parois rocheuses qui limitent la scène comme difformes, déformés, déconstruits. Ainsi Hermann au terme de ce premier acte nous oppose un monde clair et géométrique, mais non-humain, et un autre où l’humain se diffracte. Le créateur qu’est l’artiste n’y est plus forcément le bienvenu non plus.
Le deuxième acte
Le deuxième acte s’ouvre dans un décor qui rappelle clairement, une fois de plus, Star Wars.
Le décor (de Jo Schramm) représente une arène qui pourrait être une cour de château futuriste avec des gradins couverts d’auvents métalliques et incurvés qui se révéleront être des grilles qu’on abaisse pour retenir les spectateurs, des lumières puissantes (éclairages assez réussis de Fabrice Kebour) telles celles que l’on trouve dans des stades et quelques autres qui semblent des antennes. Le tout donne l’impression d’une construction isolée, protégée et confirme cette idée de coupure de l’extérieur qui est le caractère de la Wartburg.
La mise en scène s’est un peu calmée en matière de références anecdotiques.
Tant par les mouvements que par la conduite d’acteurs (assez fruste sur l’ensemble de la représentation) On revient au Tannhäuser traditionnel vaguement habillé futur dès les premières scènes
Le duo entre Élisabeth et Tannhäuser propose néanmoins une idée intéressante : Tannhäuser y fait lire à Élisabeth ce qu’il a composé au Venusberg, voire ce que Vénus a composé, on voit se profiler la thématique principale de cette mise en scène : l’effort vers l’unité des deux mondes.
En revanche l’entrée du chœur dans la grande scène du concours de chant est traitée comme un calque des versions traditionnelles avec des costumes (de Bettina Walter) qui sont des extensions ou des déclinaisons de costume médiévaux. Il n’y a pratiquement aucun décalage par rapport à la tradition.
Dans un coin un humanoïde (peut être celui qui a été fait prisonnier au premier acte) tel Aida chez Verdi assiste au défilé et à la fête de cour…
Le concours est structuré comme un rituel qui revêt un aspect religieux à l’instar des compétitions sportives ou théâtrales dans la Grèce antique. Il s’agit à travers ce concours de faire assaut de créativité et surtout d’humanité à travers l’expression artistique, pour rester conforme à l’ordre du monde qu’on a créé. La question posée, l’Amour, ne peut pas aller au-delà des limites de cet ordre. D’où assèchement créatif, évidemment.
Se confirme alors le sens du titre de l’œuvre : Tannhäuser und der Sängerkrieg auf der Wartburg . (Tannhäuser et le concours de chant à la Wartburg) Il s’agit bien de montrer dès le titre que Tannhäuser est de manière constitutive en marge du concours, une sorte de ver dans le fruit. On comprend mieux la sagesse « de commande » des poètes officiels de ce monde (Wolfram, Biterolf, Walther etc…) et la rupture que représente Tannhäuser, dont la présence est déjà blasphème.
Ainsi Tannhäuser défend non une autre vision de l’Amour, mais l’interdit, le non-dit. Tannhäuser en créateur dit le non-dit qui ne peut évidemment émaner que du monde interdit, le Venusberg.
Tannhäuser est aussitôt fait prisonnier et bientôt isolé de la foule où les femmes veulent le massacrer (les grilles-auvents s’abaissent). Seule Élisabeth le défend, déjà habitée par cette démarche unificatrice dont nous avons déjà parlé.
À la fin de l’acte, les femmes s’emparent de l’humanoïde et le dépècent (on pense aux Bacchantes et à leur délire destructeur dans le drame satyrique d’Euripide), il y a là quelque chose de sacrificiel qui montre aussi que cette humanité désaxée est au bord du paganisme. Il reste des morceaux de machine (c’est là qu’on pense un peu à Frankenstein), mais ce qui reste de l’humanoïde bien mal en point est porté sur le dos par Tannhäuser qui part à Rome : chacun porte sa croix et le héros part quémander le pardon avec sur le dos son péché… quel symbole…
Le troisième acte
Le troisième acte garde ce caractère hybride où rien de l’histoire originelle n’est oublié, alternant scènes « traditionnelles » et proposition nouvelles (ou adaptations ad-hoc) pour rester en cohérence avec le choix futuriste initial.
On se retrouve dans le décor du premier acte, parois rocheuses désolées, monde improductif et caduc, atteint par la sécheresse éternelle. Wolfram et Élisabeth errent, les pèlerins reviennent de Rome et parmi eux l’humanoïde qui accompagnait Tannhäuser, ce qui laisse à penser qu’il est mort, d’autant que l’humanoïde parti mal en point au deuxième acte, revient encore plus atteint au troisième : mais Wolfram le répare : il redevient le témoin muet du deuxième acte.
Après le monologue toujours déchirant d’Élisabeth, c’est au tour de Wolfram d’évoquer l’étoile du soir (O du, mein holder Abendstern) dans un des moments les plus réussis et riches de sens de la soirée. C’est une invocation à Venus (on l’oublie quelquefois) et le sol s’ouvre, laissant échapper une lumière surnaturelle d’un trou couvert par une sorte de conque (au moins de là où nous étions placés) laissant clairement penser à la naissance de Venus, née d’une coquille comme nous l’enseigne notamment le tableau de Botticelli.
C’est un moment scénique particulièrement réussi. Et dans la mise en scène de David Hermann, Élisabeth n’a pas disparu après son monologue, mais elle est restée en scène, irrésistiblement attirée par cette lueur et guidée par l’humanoïde réparé qui l’entraîne : elle disparaît rejoindre le royaume de Venus et la conque se ferme.
On pense un peu à la même idée qu’exprimait Sebastian Baumgarten dans sa désastreuse mise en scène à Bayreuth : Élisabeth descendait elle-aussi « affronter » Venus.
Suit le retour de Tannhäuser, repris de manière traditionnelle, avec la même absence de direction d’acteurs, même si l’on visualise le pape qui le rejette, un pape qui ressemble beaucoup au maléfique Empereur de Star Wars.
Appelant Venus à la rescousse, le sol s’ouvre comme il s’était fermé au premier acte, laissant apparaître le Venusberg, mais l’apothéose d’Élisabeth se matérialise de manière bien inattendue. Arrivée elle aussi auparavant dans le royaume de Venus, elle s’approche d’elle et les deux êtres se touchent, matérialisant cette unité que tout l’art de Tannhäuser n’a pu réaliser : ainsi il disparaît en s’effaçant discrètement. Suit, sur la musique triomphante du chœur des pèlerins et sous une voûte qui symbolise clairement l’unité cosmique, ces fameux sabres-laser portés là pour distribuer unité et humanité à tous : Venus observe et Élisabeth qui a pris un sabre commence à en balayer la foule : surgissent au centre un groupe de femmes. C’est non par l’art, non par la création, non par la poésie que l’humanité a vaincu, mais par les femmes, gages de cette humanité réunie qui triomphe.
Ainsi, d’un futur dystopique, Hermann recrée une utopie, concluant sur ce qui risque de devenir un « topos ».
So what ? Le travail de David Hermann oscille entre intelligence et paresse. Paresse dans la conduite d’acteur, le jeu reste élémentaire, les mouvements réglés a minima.
Paresse dans la manière de surcharger d’élément anecdotiques dans le premier acte notamment qui n’ont pour but que de faire des clins d’œil entendus au spectateur quadra et quinquagénaire qui a vu les films Star Wars et Mad Max.
Paresse enfin dans l’épuisement visible de l’inspiration dans les deuxièmes et troisième actes, plus traditionnels, moins stimulants.
L’idée de faire du Venusberg une création des hommes qui échappe à ses auteurs dans un monde du futur, qui répond à des interrogations très actuelles, était pourtant pertinente et permettait des développements moins anecdotiques qui ne sont ici qu’esquissés. D’abord, la question de la définition de l’humain, qui passe par les explorations de Tannhäuser, l’artiste qui essaie de faire de son art ce moyen d’arriver à résoudre la déchirure du Monde, et la vision d’un monde sur la défensive qui se ferme sur ses « valeurs » fossilisantes.
L’idée de faire d’Élisabeth une énergie vitale qui par son action arrive à cette synthèse où Tannhäuser échoue n’est pas non plus inintéressante, elle continue la tradition dans les mises en scène récentes d’une Élisabeth sans cesse active, et non d’une héroïne un peu éthérée et victimisée. Après tout, elle est cohérente avec ce qu’est un Saint, un intermédiaire entre les humains et un au-delà mystérieux du Monde.
Malheureusement, la conclusion syncrétique qui allie/unit Venus et Élisabeth (assez commune dans la tradition déjà ancienne où les deux personnages sont souvent chantés par la même chanteuse, donnant l’idée de deux facettes de la même femme) se traduit par un « topos » du jour, le salut qui vient des femmes, puisque dans la scène finale, les hommes disparaissent totalement.
Cette alternance de points intéressants et convaincants et d’autres un peu complaisants et anecdotiques rend le travail d’ensemble superficiel, et assez passable. C’est dommage.
L’interprétation musicale
C’est d’autant plus dommage que musicalement, l’ensemble se défend, loin d’être déshonorant, et au fil des représentations, devrait se consolider.
Le chœur dirigé par Benedict Kearns est puissant, assez spectaculaire à la fin, mais la question des volumes se pose dans une salle moyenne et les équilibres chœurs-solistes-orchestre ne sont pas encore réglés.
Le chant
Du côté des solistes il faut d’abord saluer la prestation des jeunes chanteurs du Studio de l’Opéra de Lyon (pardon, Lyon Opera Studio ça fait tout de suite plus chic), Robert Lewis (Walther), Pete Thanapat (Biterolf) et surtout la superbe Giulia Scopelliti impressionnante de contrôle, de précision et de projection dans l’air du pâtre (un humanoïde dans cette mise en scène). Les autres rôles des chanteurs du concours ne déméritent pas, Kristofer Lundin (Heinrich der Schreiber) et Dumitru Madarasan (Reinmar von Zweter).
Avec Liang Li, nous trouvons un Landgrave au timbre séduisant et sonore, au phrasé juste, et à la diction très claire, Christoph Pohl est un Wolfram convaincant au timbre chaud, avec un phrasé impeccable qui convient au chanteur de Lied qu’il doit être dans cette œuvre, la voix a une vraie suavité qui fait un peu pendant à la relative raideur du Tannhäuser de Stephen Gould.
Le ténor, qui il faut le rappeler, est le Tannhäuser de référence des vingt dernières années, nous est apparu dans le rôle bien plus en forme qu’à Bayreuth cet été le soir où nous l’avions entendu.
À ses Tannhäuser se sont ajoutés des Siegfried et des Tristan qui ne sont pas forcément des baumes pour une voix désormais sexagénaire.
Alors certes, la voix n’a plus la souplesse italianisante requise ni la suavité lyrique pour certains moments du rôle qu’il doit compenser en forçant et sacrifiant un peu le legato.
Mais considérant la difficulté du rôle, à mon avis le plus difficile du répertoire wagnérien, toujours en tension, pratiquement toujours présent en scène alliant quelquefois couleur italienne et authentiques accents dramatiques dans la plus pure tradition tristanesque, le chanteur s’en sort encore avec les honneurs : il n’est pas donné à tous de chanter une sorte de Don Carlos qui serait dans la même œuvre une sorte de Tristan. Et comme toujours, c’est dans le récit du retour de Rome qu’il donne sa pleine mesure, avec des accents déchirants, un soin impressionnant dans les variations de couleur et le poids donné aux mots. Stephen Gould reste une référence du chant wagnérien et les lyonnais ont eu bien de la chance de pouvoir l‘entendre.
Deux prestations de grande qualité également du côté des deux héroïnes féminines. Irène Roberts en Venus est un jeune mezzosoprano qu’il va falloir suivre. La voix est puissante, les accents justes, avec un sens dramatique déjà sûr, même si dans le premier acte on remarque un vibrato un peu accusé, mais un soir de première, cela peut se pardonner. En revanche les accents du troisième acte, la puissance des aigus, l’affirmation vocale sont impressionnants et cette Venus-là nous apparaît riche d’avenir.
Nous avions déjà entendu la sud-africaine Johanni van Oostrum dans Elsa de Lohengrin à Munich. Nous avons retrouvé à Lyon cette voix solide, à l’assise large, aux centres charnus, très expressive et qui sait s’imposer (magnifique acte II), peut-être faudrait-il pour Élisabeth un aigu encore plus large et plus affirmé, mais c’est vétille par rapport à la prestation tout à fait remarquable dans le rôle.
Au total la distribution dans son ensemble nous est apparue solide et convaincante, même si la prestation de Stephen Gould a pu sembler décevante à certains. Certes Vogt est un Tannhäuser exemplaire aujourd’hui (Munich, Hambourg) et tout le monde attend Kaufmann à Salzbourg au prochain Festival de Pâques, mais en attendant, Gould tient son rang.
La direction musicale
Enfin, Daniele Rustioni en fosse abordait Wagner pour la première fois (si l’on excepte le beau deuxième acte de Tristan – concertant- de la saison dernière). Certains moments ont été particulièrement réussis, comme l’ouverture, le prélude du troisième acte ou la grandiose scène finale. On reconnaît à la fois une certaine souplesse évitant les ruptures trop brutales, une certaine rondeur de son, une manière assurée de mener les cordes (remarquables à l’orchestre ce soir).
Il y a eu je crois un remplacement de dernière minute aux cors qui le soir de la Première n’ont pas répondu à l’acte I avec la sûreté et la précision voulues, mais sans doute cela devrait-il évoluer avec les autres représentations.
Rustioni nous a habitués à une direction énergique, à une pulsion audacieuse, assurée. Il n’a pas encore de familiarité suffisante avec l’œuvre ni avec ce répertoire pour affirmer cette audace qu’on lui connaît par ailleurs et sa direction reste prudente, notamment dans la manière de gérer les volumes. Quelquefois l’orchestre gagnerait à être plus présent : chez Wagner, l’alliance de la parole et de l’orchestre est déterminante, les accents vocaux doivent trouver des échos dans les accents instrumentaux et cela manquait quelque peu ici. Le tempo est resté lui aussi prudent, manquant de cette vigueur qu’on connaît chez Rustioni. À d’autres moments au contraire, ce fut vraiment exceptionnel (accompagnement du duo Élisabeth-Tannhäuser du deuxième acte). Muti jadis était rentré en Wagner par Fliegende Holländer, Abbado auparavant par Lohengrin, des œuvres qui conviennent mieux au lyrisme italien. Tannhäuser est plus abrupt, plus diversifié dans son écriture, c’est une œuvre moins immédiate que les deux autres. Et Daniele Rustioni choisit de diriger là son premier Wagner, il est donc légitime de lui laisser du temps pour faire sien, totalement sien, cet univers. Il reste qu’il est le premier chef italien de sa génération à affronter Wagner et il le fait avec son cran habituel. Laissons du temps au temps mais ce premier pas laisse déjà espérer de très grands moments.
Même si beaucoup est à discuter dans cette production, les protestations furent rares en cette Première et le triomphe et les rappels multiples ont montré que le public a accueilli avec enthousiasme ce Tannhäuser absent de Lyon depuis 1971. On souhaite que cette ouverture de saison annonce donc d’autres succès dans les prochains mois.