On connaît surtout Antonio Salieri à travers Amadeus, le film de Milos Forman, qui n’en fait pas un portrait sympathique. Si la rivalité avec Mozart était réelle, elle n’a pas mené aux excès soulignés par le film qui fait de Salieri un quasi meurtrier.
Antonio Salieri a fait pratiquement toute sa carrière en Autriche, et ses œuvres sont loin d’être indifférentes, il est donc naturel que sa ville natale, Legnago au sud de Mantoue et Vérone, en célèbre les œuvres. Et il fut prolixe.
La Scuola de’ Gelosi est un « Dramma giocoso » de Caterino Mazzolà, l’un des librettistes favoris du temps (il a écrit le livret d’après Métastase de La clemenza di Tito de Mozart) et a connu une fortune considérable dans toute l’Europe, Italie, Allemagne, Russie, Lettonie, Angleterre, France etc…Et puis quand le genre s’est éteint ou a connu d’autres fortunes (Rossini…) l’œuvre de Salieri ne fut plus reprise. Ce n’est pas un cas unique à une époque où les opéras duraient peu sur les scènes, les nouveautés les supplantaient et il était difficile de concevoir des reprises. Une exception, certains (pas tous) opéras de Mozart, essentiellement Don Giovanni, ont été représentés continument au long du XIXème siècle. Qu’on pense simplement au destin de Così fan tutte qui disparut des scènes pour réapparaître au milieu du XXème siècle. Si bien que cette série de représentations de l’opéra de Salieri, dont aujourd’hui on propose plus volontiers ses opéras seria, en est la première reprise à l’époque moderne et une initiative intelligente de la Fondation Salieri et d’un groupe de théâtres situés souvent dans des villes moyennes : Legnago (ville natale de Salieri), Jesi (près d’Ancône), Chieti (Abruzzes), Florence (au Teatro Goldoni), Belluno, au nord de la Vénétie (parce que Caterino Mazzolà est né tout près, à Longarone), et Vérone, qui vont proposer à la troupe 14 représentations au total d’un opéra inconnu, ce qui est par les temps qui courent assez exceptionnel et montre que dans la situation difficile des théâtres en Italie, certaines maisons petites ou moyennes essaient de renouveler l’offre et proposent des opérations originales. A Legnago ont été représentés en 2004 Il ricco d’un giorno et en 2009 Il mondo alla rovescia.
Ce sont les jeunes de l’Académie du Mai musical florentin, dirigée par Gianni Tangucci et l’Orchestre « I virtuosi italiani » dirigé par l’expérimenté Giovanni Battista Rigon , qui assurent les représentations.
La trame de l’opéra, un « dramma giocoso », est assez conventionnelle, mais très bien faite : pour faire cesser l’insupportable jalousie de son mari Biasio, Ernestina se fait courtiser par un aristocrate volage, mais tel est pris qui croyait prendre et tout finira par rentrer dans l’ordre. Pensant à l’ambiance du vaudeville de la fin du XIXème et des débuts du XXème (et en effet, on est frappé par une certaine mécanique dramatique qui fait un peu penser à notre théâtre de boulevard), le metteur en scène Italo Nunziata a placé l’action vers 1910, avec des costumes librement imaginés par Valeria Donata Bettella et colorés à partir de tissus imprimés africains, et dans un décor ultra léger conçu par Andrea Belli, fait de panneaux dessinés, qui évite un décor conventionnel qui serait trop réaliste. En outre, la légèreté du décor permet de faciliter la tournée et l’adaptation à des scènes de dimensions différentes. Dessinés dans le style de cinéma d’animation ou de la bande dessinée, ces panneaux sont déplacés pour créer différentes ambiances, aidées des éclairages bien faits de Marco Giusti. Pour une telle entreprise, qui implique des jeunes encore peu frottés aux conditions de la scène, la mise en scène n’a pas de complexité intellectuelle, mais est efficace, vive, et travaille essentiellement sur les mouvements des acteurs. Italo Nunziata a réussi à travailler sur le naturel des attitudes et des mouvements, et à rendre l’ensemble du plateau plutôt à l’aise chacun dans son rôle : c’est d’autant plus méritoire que la troupe est composée de jeunes artistes d’origines différentes et quelquefois lointaines qui n’ont pas les mêmes traditions théâtrales et qui pourraient avoir quelque difficulté à s’insérer dans le jeu de l’opera buffa all’italiana. Italo Nunziata, peu connu en France où il a jadis mis en scène dans des conditions comparables deux opéras de Schubert (Die Zwillingsbrüder et Der vierjährige Posten) à l’opéra de Rennes, alors dirigé par Daniel Bizeray (aujourd’hui à Ambronay), a souvent travaillé avec des jeunes chanteurs très peu familiarisés avec la scène. Sa rigueur, sa précision, sa manière très chaleureuse d’accompagner des jeunes leur donne confiance et permet d’avancer assez vite. C’est ce qui s’est passé ici : ils s’en sortent pour la plupart avec les honneurs et le rythme est vif, les gestes très naturels, les mouvements efficaces. La distribution révèle une diversité bienvenue puisque les artistes sont originaires aussi bien d’Europe que d’Asie ou d’Afrique. L’Italie devrait multiplier ces initiatives : son école de chant, l’une des toute premières pendant des décennies, est en friche pour des raisons complexes dues pour l’essentiel au désintérêt de l’Etat pour la chose artistique depuis le passage de Berlusconi au pouvoir, qui fut une catastrophe à tous niveaux, ainsi en advient-il quand on se livre aux expériences populistes.
Du point de vue musical, il faut aussi saluer la performance de l’orchestre « I virtuosi italiani » formé pour l’occasion, petite formation de chambre, légère et engagée, dirigée avec gourmandise par Giovanni Battista Rigon, un chef à la fois pianiste et spécialiste de musique de chambre, à qui l’on doit des reprises modernes d’opéras inconnus du XVIIIème, et qui aime se plonger dans un travail de reprise archéologique : il est l’auteur, avec Jacopo Cacco de la transcription du manuscrit original de Salieri (pour la reprise de 1783 au Burgtheater) conservé à la bibliothèque nationale de Vienne. Sa direction vive, rythmée, avec une vraie pulsation interne, sa manière de suivre et d’aider le plateau, et l’ensemble d’une direction qui fait quelquefois penser à Rossini, tout cela garantit un niveau enviable de l‘interprétation musicale et rend justice à une œuvre qui sans être un chef d’œuvre reflète parfaitement les modes et les standards de l’époque. Fondé sur l’opposition de deux couples, les aristocrates (Conte et Contessa Bandiera) dont le mari est las de la monotonie du mariage et la femme jalouse, les bourgeois enrichis (Biasio et Ernestina) l’un jaloux jusqu’à l’obsession et l’autre bien décidée à le punir et l’intervention d’un ami, le lieutenant et d’un troisième couple, celui des valets (Lumaca, valet de Biasio, et Carlotta, femme de chambre d’Ernestina), l’œuvre est un jeu de dupes dupés. Dans une telle configuration, tous les jeux sont possibles entre les deux jaloux, l’aristocrate volage et la femme vertueuse qui joue à la femme légère. Et le final du premier acte est le résultat d’une pure folie, où l’un épie l’autre sous des déguisements divers à l’occasion d’une promenade à la foire un peu délirante.
Pendant le deuxième acte et sous l’impulsion du lieutenant, un ami du conte, on va s’ingénier à se rendre jaloux les uns des autres pour prouver que l’amour finit par vaincre à ce jeu marivaudien des fausses confidences et des jeux de l’amour sans hasard. Cela explosera en un ensemble fait de la colère de tous les jaloux, mais le lieutenant et Carlotta remettent tout en ordre. C’est le triomphe de l’amour.
La jeune compagnie est particulièrement homogène même si le Lumaca du baryton Qianming Dou a quelque difficulté à entrer dans le rythme et le style de l’œuvre, et si le Lieutenant du ténor Manuel Amati malgré de réelles qualités reste un peu pâle. Le Biasio (le premier jaloux) du baryton coréen Byongick Cho a un très joli timbre, assez chaud, et la voix bien en place, mais il ne réussit pas à maîtriser son jeu qui reste fruste et un peu empoté. Eleonora Bellocci au contraire est une Ernestina vive, au chant expressif et déjà mûr, une sorte d’Alice Ford pétillante. Jolie incarnation. La Carlotta du mezzo Ana Victoria Pitts est elle aussi bien dans le jeu, avec une jolie voix claire et techniquement sans reproche et une vraie personnalité. La Contessa Bandiera (l’autre jalouse) de Francesca Longari est aussi bien contrôlée, avec un chant coloré et une vivacité sans failles ainsi qu’une notable aisance scénique. Le jeune congolais Patrick Kabongo, ténor, a peut-être un peu de difficulté à entrer dans un style qui exige une certaine vélocité langagière, mais les qualités sont réelles, tant au niveau du timbre que des potentialités techniques, et la voix intéressante.
Il n’y a aucun accident dans cette production, qui valorise des jeunes et exalte un compositeur méconnu, dont l’opéra va connaître 14 représentations, ce qui est exceptionnel dans le contexte actuel. Ce type d’entreprise mériterait d’être multiplié en Italie bien sûr qui en a tant besoin, pour valoriser son propre répertoire, mais aussi ailleurs, car cela permet à l’opéra, à frais très contenus (même si la production est aidée ici par la Fondation Cariverona, la grande banque régionale) de pénétrer des territoires où il se fait rare, et de valoriser des œuvres mal connues aujourd’hui. C’est là l’opéra authentiquement populaire (la salle était pleine à craquer) qu’on doit appeler de ses vœux.