Récompensée par le Prix Abbiati pour la mise en scène et les costumes en 2010, la proposition de Damiano Michieletto est l'une des plus intelligentes et des plus inventives que nous ayons vues ces dernières années. Au plateau un monumental décor sur une tournette situe l'action dans une demeure cossue du XVIIIème siècle, peu meublée, au parquet craquant et éclairée à la bougie, qui permet de démultiplier les espaces à l'envi (chambre, corridor, salon…) et de rythmer chaque scène qui s'enchaîne à la vitesse de l'éclair. Jouisseur invétéré qui trousse sans vergogne Donna Anna au vu de son valet dès la première scène, Don Giovanni est le maître des lieux, beau dépravé que rien ni personne ne peut arrêter dans sa course folle. Cet homme pressé qui n'a pas de temps à perdre, use de son pouvoir sans la moindre gêne, tue s'il le faut (le Commandeur qui tente de s'interposer est roué de coups), brutal, insolent, il est également magnétiseur, ce qui lui permet de dominer ceux qui l'entourent, lui résistent ou tentent de lui barrer la route. C'est ainsi qu'en apposant ses mains sur le corps de Donna Anna, on comprend par quel sortilège elle a été abusée par ce dernier, lorsqu'elle revit le fameux soir où il a pénétré sans y avoir été invité dans sa chambre et où elle croyait y voir Don Ottavio « Era gia alquanto avanzata la notte.. ». Plus tard Don Giovanni interviendra pour anéantir ceux qui veulent se lancer à ses trousses après avoir réalisé qu'il s'était fait passer pour Leporello, avant de revenir pour réduire à néant ceux qui le croyaient mort, apposant ses mains sur leurs têtes, les faisant tomber, prenant ensuite la fuite en hurlant d'un rire satanique.
Force qui va, ce Don Giovanni emporte tout sur son passage, véritable déferlante qui passe d'une idée à l'autre, improvise, séduit, se travestit, se moque, copule, le « banquet » final devenant ici scène d'orgie où maître et valet se partagent de charmantes demoiselles, comme ils le feraient à table de mets délicieux. Inventive, la direction d'acteur se renouvelle en permanence, chaque personnage bénéficiant d'une partition particulière. Les lunettes et le bégaiement de Leporello sont une trouvaille surtout lorsque Don Giovanni tente de se faire passer pour lui auprès de Masetto ; Donna Elivira tout d'abord agressive et capable de frapper celui qui l'a trahie, va finir par céder à ses fausses avances. Abusée sexuellement Donna Anna s'éloigne de Don Ottavio qu'elle ne supporte plus, ce dernier finissant lui aussi par se détacher de cette femme qui se refuse à lui et qu'il ne sait pas conquérir, seuls Masetto et Zerlina parvenant à se rapprocher après avoir subi quelques turpitudes.
Véritable climax, l'apparition du Commandeur est un sommet, celui-ci faisant irruption dans la chambre de Don Giovanni alors que le château n'est plus qu'un champ de bataille où les corps gisent dans un brouillard épais, comme si la fin du monde était arrivée. Don Giovanni lui résiste, le roue de coups une seconde fois, mais tombe à terre, avant de réapparaître dans une demeure à nouveau éclairée.… C'est beau, vif, osé, intelligemment réalisé : que demander de plus ?
Remarqué à l'Opéra de Rome la saison dernière dans Maria Stuarda où il incarnait Lord Cecil, Alessandro Luongo propose une très belle interprétation du rôle-titre : sa voix malléable au timbre séduisant traduit avec éclat la fougue, l'impertinence mais aussi le trouble qui habite ce personnage hyper actif. D'une rare décontraction, le baryton chante avec brio, débite les récitatifs à la mitraillette et joue avec une assurance désarmante. Le Leporello de Andrea Vincenzo Bonsignore est un peu en retrait face à un collègue aussi charismatique, mais parvient tout de même à trouver sa place, malgré son handicap et la crainte de déplaire à ce maître qu'il redoute et admire, tout ensemble. Valentina Mastrangelo est une bonne Donna Anna à la voix ample et au jeu serré ; la technique n'est pas toujours exceptionnelle et le style irréprochable, mais la cantatrice défend son rôle avec conviction, comme la mezzo Paola Gardina, brûlante Donna Elvira qui, malgré toutes les bassesses qui lui sont infligées, garde un semblant de dignité et met son âme à nu dans la très belle confession qu'est « Mi tradi », portée par un long souffle. En Ottavio, Patrick Grahl s'impose en déployant une virtuosité enviable et en s'appuyant sur un jeu assez élaboré. Comme souvent, Leporello pointe déjà sous le Masetto déterminé de Davide Giangregorio à qui l'on prédit un bel avenir. Légère déception en revanche, avec la Zerlina acide de Irene Celle qui aurait besoin de parfaire l'éxécution de ses deux airs, le Commandeur de Attila Jun étant le seul point noir de la distribution.
La réussite de ce spectacle n'atteindrait pas ce niveau sans la direction magnifique de Stefano Montanari qui manie un orchestre profus, véritable lave en fusion qui prolifère et se répand à un tempo ahurissant. L'énergie, le souffle et la discipline qui caractérisent sa lecture n'empêche pas le chef d'étirer certains traits comme les accords qui précèdent le « Non mi dir », pour souligner l'éloignement de deux êtres qui n'ont plus rien en commun.
Vu hier soir sur Mezzo. C'est le ténor Poli qui chantait don Ottavio. Fort bien, même si bien servi par Mozart. Très applaudi. Le dîner avec le commandeur est totalement escamoté par le metteur en scène. On comprend seulement par Leporello que Don Juan a disparu. En fait, non. Il est en coulisse et réapparaît pour régler leur compte à cette bande de fantoches qui n'ont rien compris à son génie. Le pauvre commandeur passe définitivement pour un idiot. Les scènes de coucheries avec simulations de coïts et filles à poil sont difficiles à supporter. Heureusement, il y a Mozart avec de bons chanteurs et un bon orchestre. Merci la Fenice et Mezzo !