Il est difficile de trouver une distribution adéquate aujourd’hui pour Die Frau ohne Schatten, ou du moins de trouver un ténor. La disparition de Johan Botha une des références du rôle, a pesé lourdement dans les grands théâtres, et il n’a pas été remplacé. Non qu’on manquât de voix possibles, mais celles auxquelles on pense n’ont pas encore abordé le rôle. Roberto Saccà était l’Empereur, il a partiellement les notes, mais le timbre reste un peu ingrat, l'expressivité limité, la sensibilité absente, et le troisième acte a été une vraie souffrance, passages laborieux, problèmes de justesse, notes savonnées, même si l’effort développé pour rendre le texte clair n’est pas indifférent, par le phrasé et par les efforts de modulation.
Emily Magee, vue sur d’autres scènes dans le rôle de l’Impératrice, a eu quelque difficulté cette fois à rentrer vocalement dans la représentation, aigus criés, problèmes de justesse, notes fixes : il faut attendre le troisième acte pour qu’elle réussisse à transmettre émotion, et sensibilité, et que la voix retrouve un peu de l’éclat et du volume de naguère sans les problèmes évoqués plus haut.
La nourrice était Linda Watson, soprano dramatique bien connu notamment pour ses rôles wagnériens (Brünnhilde à Bayreuth avec Thielemann) revient à un rôle de mezzo, tessiture de ses débuts. Un rôle exposé qui réclame néanmoins, volume, aigus et engagement. Linda Watson a été une chanteuse à aigus puissants, mais sans toujours avoir la subtilité voulue du chant (ses Brünnhilde à Bayreuth). Elle est très engagée scéniquement, mais elle n’a plus vraiment des aigus qui caractérisaient ses prestations d’antan, et la voix a des aigreurs métalliques sans que le style soit toujours au rendez-vous ((Deborah Polaski il y a quelques années dans le même rôle et à peu près les mêmes difficultés vocales avait su colorer son chant pour produire une grande interprétation)), ni la diction car on ne comprend pas toujours le texte ; peu de couleur ici, même si certains moments au deuxième acte sont plus réussis.
Barak (Andrzej Dobber) et sa femme (Lise Lindstrom) s’en sortent mieux : le couple « d’en bas » a de grandes qualités d’émotion. Andrzej Dobber a un timbre séduisant, et de la puissance : son Barak est humain, son chant coloré, sa présence scénique réelle, même si quelquefois la diction du texte semble un peu trop appliquée, manquant du naturel et de la fluidité voulus.
C’est surtout Lise Lindstrom dont la présence irradie, avec une voix étonnamment claire pour le rôle, mais puissante, un peu métallique quelquefois cependant et avec un engagement scénique notable. C’est heureux parce que la mise en scène fait du couple le centre de la mise en scène, et notamment de la femme du teinturier, dont le rêve fait mouvoir tout le monde autour d’elle. Voilà un personnage dégageant une très grande émotion et une belle personnalité scénique.
Hambourg a une troupe nombreuse et de qualité (on l’a vu dans la Symphonie n°8 de Mahler), il faut souligner le remarquable Geisterbote de Bogdan Baciu, timbre magnifique, voix puissante, émission impeccable, belle projection. Un chanteur sans nul doute à suivre. En revanche Gabriele Rossmanith n’arrive pas à convaincre, (notamment la voix du faucon), non plus que les trois « Wächter » dont les voix ne réussissent pas à fusionner suffisamment pour donner à leur intervention musicale à la fin de l’acte I (un des plus beaux moments de l’œuvre) la poésie et l’émotion attendues, mais de son côté Marta Swiderska (du studio de l’opéra de Hambourg) fait entendre de jolis sons (la voix d’en haut). Le reste de la distribution (Alex Kim en jeune homme a des aigus un peu criés cependant) est très respectable.
Cette distribution adhère à la mise en scène d’Andreas Kriegenburg, qui a pu décevoir par rapport à d’autres travaux de la même équipe, mais infiniment plus réussie que la précédente production de la maison hambourgeoise, signée Keith Warner et qui avait si peu convaincu qu’elle n’a jamais été reprise. Kriegenburg met au centre de cette œuvre la femme du Teinturier, avec ses frustrations, sa vie sans horizon, qui rêve de ce monde des esprits avec lequel elle rentre en dialogue. Alors Kriegenburg fait du monde des esprits un monde vaporeux et blanc, immaculé, dans une esthétique vaguement orientale, face au monde très terrestre de Barak et de son épouse un monde sombre, dans des décors volontairement rustres et rudes, voire vieillots. Mais ce qui frappe, c’est la réalisation technique de la production et sa mobilité, de bas en haut, avec un décor qui monte et descend entre les deux mondes liés par un escalier en colimaçon qui reste fixe quand tout le décor bouge,construit autour de minces piliers qui peuvent être quelquefois forêt (scène finale) quelquefois supports (notamment dans le monde des esprits comme si ces piliers soulevaient un ciel putatif) avec au premier plan un lit sur lequel la femme est sensée dormir . Ces piliers sont des objets autour desquels on tourne, sur lesquels on s’appuie, et qui font lien entre le haut et le bas, mais obstacle aussi, comme un monde confus, qui est celui des rêves.
La question du rêve permet évidemment des images qui peuvent apparaître confuses, ou étonnantes, comme l’intrusion d’images cliniques (lit d'hôpital, infirmières) qui soulignent les souffrances de ces deux femmes, l’une à qui l’on va retirer l’ombre (et donc la possibilité de faire des enfants) et celle qui va la recevoir, ou de personnages doubles, mais aussi la présence de l’Empereur, menacé de pétrification, représenté comme un handicapé sur un fauteuil roulant, couronné d’un instrument médical qui ressemble à une couronne d’épines, mais encore le jeune homme devenu Saint Sébastien percé des flèches de l’empereur. Comme l’explique Kriegenburg, l’Empereur amant perce le jeune homme amant, image de souffrance, mais aussi image métaphorique, Cupidon ne perce-t-il pas lui aussi de ses flèches ? En tous cas, Kriegenburg qui inscrit ces images dans le rêve de la teinturière veut appeler des images angoissantes de la christianité (qui dit-il ont peuplé son enfance) , en rapport avec les angoisses de la Teinturière qui voit peut-être là une figuration de ses propres souffrances, en tous cas une part des cauchemars qu’elle vit.
Tout chez les esprits est blanc et rouge, le rouge du sang, le rouge du faucon, le rouge des flèches de l’Empereur chasseur et donc un peu sanguinaire, et chez les hommes, tout est brun, triste, sombre, désordre, pauvreté, rudesse.
La scène finale est aussi assez emblématique d’un retour sur une terre nouvelle (les éclairages bleu-ciel laissent la place à un fond vert de forêt et de parc dont les bancs fleuris sont le symbole) une terre de fleurs et d’enfants divers qui jouent à la balle, qui prend la place d’un espace dominé par un escalier lumineux, une sorte d’échelle de Jacob que les héros ne gravissent pas. Ces bancs, ces fleurs et ces enfants qui finalement posent comme pour une photo de famille, inscrivent une fin assez volontairement « convenue », où la présence pour tous des enfants projette la vision d’une terre qui n’a plus rien de la terre rude des teinturiers, mais aussi d’un ciel spirituel qui s’est un peu concrétisé, un monde utopique intermédiaire entre spirituel et terrien, et un rêve qui suppose la réconciliation de la teinturière avec elle-même. Un conte de fées où la teinturière par son rêve est sa propre fée (merci Freud).
Le travail de Kriegenburg n’est pas médiocre, il est au contraire travaillé avec finesse, mais il manque de lisibilité, même si on peut croire qu’il suit le livret. Ce n’est pas vraiment le cas : le livret établit plutôt un parallèle apparemment superficiel entre monde de la terre et monde des esprits, il y a ici une vision clairement unie des deux mondes liés par cet escalier, par ces différents niveaux auxquels on accède, par le destin uni des deux femmes : l’Impératrice, très tôt, se sent attirée par la teinturière, partage les souffrances de Barak et regarde ce monde avec une compassion visible, que la nourrice ne voit pas qui qui sera chassée par cette compassion même. Kriegenburg montre dès le premier acte que l’impératrice n’est pas totalement convaincue de l’opération projetée, et qu’elle se tient toujours un peu en retrait. Il travaille sur ce qui unit plus que sur qui sépare, parce qu’il travaille sur un rêve résolutif de la teinturière. Simplement, l nous ne retrouvons pas le raconteur d’histoires du Ring de Munich ou les stupéfiantes images de Don Juan revient de guerre de Salzbourg et c’est peut-être de là que provient une certaine frustration, malgré les beaux éclairages de Stefan Bolliger ; nous ne retrouvons pas la clarté du récit, un peu confus, complexe – et les incohérences d’un rêve n’expliquent pas tout. Son travail ne séduit pas.
Ces ombres sur cette Femme sans ombre, nées d’une distribution pas totalement convaincante et d’une mise en scène honorable mais qui n’emporte pas non plus le spectateur, risquaient de s’assombrir par le changement de chef dès la troisième représentation. Et pourtant, c’est de là sans doute que vient la lumière. Certes, l’orchestre a travaillé longuement avec Kent Nagano et Axel Kober prend en main un orchestre qui a longuement répété : on le sent parfaitement aux parties solistes merveilleusement tenues, au violon solo exceptionnel, aux bois tout à fait remarquables (au troisième acte notamment), à la clarté du rendu, à la lisibilité de la partition, à la tension palpable. On peut comprendre que le premier acte soit encore le moins convaincant des trois à l’orchestre puisque le chef dirige pour la première fois la production, mais dès le deuxième et surtout au troisième, on est emporté par la force de conviction, par l’expressivité d’une direction sensible et très en place et tout le troisième acte fait tomber sous le charme la salle. Kober a gagné.
C’est donc d'un orchestre particulièrement convaincant, avec un tempo relativement lent, mais avec un volume qui tient compte des voix et ne les couvre jamais. que vient le bilan le plus positif, un orchestre qui défend avec cran et avec une magnifique présence la partition, qui porte l’émotion et finit par transporter.
Cette Femme à ombres reste donc une vraie Femme sans ombre qui, sans faire partie des productions référentielles qui déchainent l’enthousiasme sans barguigner, a réussi à quand même procurer l’émotion indispensable à tout opéra de Strauss.