Face à un opéra comme Semiramide, dernier opus serio composé par Rossini pour l'Italie (créé à Venise en 1823), œuvre charnière située entre deux époques, la fin du baroque et les débuts du bel canto romantique, la jeune metteuse en scène Nicola Raab a trouvé la matière de son spectacle. En refusant de porter au plateau la représentation d'une Babylone fantasmée, réunissant tout ensemble temple de Baal, mages, satrapes et bas-reliefs assyriens, celle-ci a préféré interroger l'ouvrage autour des mécanismes du théâtre et leur capacité à déchiffrer une réalité complexe. Voici donc l'intrigue – déjà alambiquée – de la Reine de Babylone avec ses meurtres, ses conflits, ses trahisons transposées dans les coulisses d'un théâtre dont la machinerie, décors, cordages, tréteaux, accessoires ainsi mis à jour, doit mettre en lumière de subtiles correspondances entre fiction et réalité. Ce procédé maintes fois utilisé de mise en abime, du théâtre dans le théâtre, n'est cependant ici qu’une idée de départ qui ne tient pas longtemps ses promesses. Difficile en effet de comprendre pourquoi ces personnages censés répéter un spectacle en costumes, vivent eux-mêmes en coulisse un drame terrible, sans se départir d'une gestuelle qui les cadenasse et les transforme en marionnettes, au lieu de les rendre plus proches et plus humains. Évoluant dans cet espace labyrinthique inversé (signé Madeleine Boyd), constitué d'éléments de décors, dont un superbe escalier en colimaçon, de rideaux de scène, d'un immense miroir qui nous est bien sûr tendu et doit nous aider à trouver la vérité, entouré d'un chœur solennel en perruques (musicalement irréprochable), ces figures peinent à exister faute d'une direction d'acteur plus inventive et d'une lecture moins superficiellement plaquée. Pas certain non plus qu'une telle proposition permette à ceux qui découvrent Semiramide de s'y retrouver, le rôle-titre apparaissant en chevalier d'Eon, Arsace en héros baroque très efféminé, Idreno en Louis XIV et Assur en noble du XVIIIème…
L'exécution musicale a fort heureusement compensée ces lacunes avec en premier lieu, la très belle direction de Domingo Hindoyan. Le chef vénézuélien dirige cette imposante partition avec conviction et admiration ne lâchant pas un instant les musiciens de l'Orchestre symphonique et lyrique de Nancy pour maintenir l'attention, restituer avec finesse les différents climats tout en dessinant un arc invisible, mais présent, qui relie d'un seul tenant toute la structure. Longtemps mutilé, l'ouvrage a depuis les années quatre-vingt retrouvé l'intégralité de ses numéros et l'on s’étonne de ne trouver ici aucune reprise ornée (les deux duos Semiramide/Arsace « Serbarmi ognor » et « Giorno d'orrore », le duo Semiramide/Assur « La forza primiera ») à part celle d'Arsace « Si vendicato il genitore », et surtout de voir passé à la trappe le premier air d'Idreno « Ah perché il cimento », scène partagée avec Azema. Cette absence s'explique sans doute par la présence du contre-ténor Franco Fagioli en Arsace, rôle qui rappelons-le a été créé par la mezzo-soprano Rosa Mariani, préférant occuper davantage la scène que son collègue.…
Remis au goût du jour dès le début des années soixante par Marilyn Horne, proprement ahurissante dans ce qui fut avec Tancredi son plus grand legs, le rôle travesti d'Arsace, tenu par un contre-ténor, avait de quoi susciter l'intérêt. Une fois passé l'effet de surprise procuré par le physique de Franco Fagioli et les sonorités très particulières de son instrument, nous nous sommes facilement laissé séduire, son interprétation, supérieure aux extraits gravés en studio pour son album DG, faisant le reste : technique huilée, bel ambitus, vocalises et variations habilement dosées notamment dans l'air d’entrée « Eccomi alfine » et dans la grande scène du second acte « In si barbara sciagura » ; seules quelques notes de passages vers le bas medium accrochent. Scéniquement le personnage qu'il essaie de composer est plus flottant, brimé par un jeu d'une rare raideur, des gestes stéréotypés et des attitudes efféminées qui rendent son Arsace caricatural et dénué d'émotion, même au final. Face à cet Arsace très applaudi, Salome Jicia, soprano géorgienne remarquée l'an dernier à Pesaro dans le rôle d 'Elena de La donna del lago, malgré de réels efforts, n'a pas tout à fait l'étoffe des grandes Semiramide, de Sutherland l’inoubliable pionnière, à June Anderson dans ce qui fut son incarnation la plus accomplie. Le timbre n'est pas sans intérêt, mais les abbellimenti sont limités (« Bel raggio »), l'instrument manque d'éclat, d'extension, de puissance et la musicienne d'imagination. Face aux difficultés du rôle, on la sent prudente une grand partie du premier acte, plus concernée au second notamment dans le duo qui l'oppose à Assur « Assur in cenni miei. », puis au diapason de son collègue argentin pendant le duo de la reconnaissance « Giorno d'orrore », magnifiquement exécuté, avant de retomber d'un cran avec la cabalette « Tu serena », loin de l'ivresse spectaculaire que savaient y mettre Horne et Anderson. Matthew Grills et son affreux costume (Julia Müer) fait d'abord bonne impression en Idreno puis se relâche au cours de son air « La speranza piu soave » chanté sans véritable enthousiasme. En revanche L'Oroe/Ombra di Nino de Fabrizio Beggi fait valoir une élégante voix grave et bien projetée, Ju In Yoon (Mitrane) et Inna Jeskova (Azema) étant relégués au rang d'utilités. Sans doute un peu trop jeune encore pour s'attaquer au rôle éprouvant de basse-colorature d'Assur, marqué lui aussi pour longtemps par Samuel Ramey, Nahuel di Pierro s'économise pour parvenir entier à sa grande scène de folie « Il di gia cade », qu'il chante avec rigueur et sensibilité, même si certaines vocalises n'ont pas toujours la souplesse et le legato requis. Seul personnage véritablement habité, rongé par l'ambition et capable du pire, sa manière de traverser symboliquement le miroir, reste une belle image de théâtre.