
En provenance d'Angers Nantes Opéra et l'Opéra de Rennes, cette coproduction de L'Elisir d'amore signée David Lescot débarque à Nancy pour une série de cinq représentations. L'occasion pour le public nancéen de découvrir un joyau belcantiste traité à la lumière d'un cinéma réaliste italien aux accents à la fois tendres et âpres. Nemorino n'a pas ici les atours d'un simple paysan un peu niais, mais ceux d'un jeune ouvrier modeste, un peu perdu dans ce qui ressemble à une ferme agricole dans le Mezzogiorno poussiéreux des années 1950. Les personnages sont tirés d'un De Sica ou d'un Zurlini, avec une Adina entre rebelle zingara et l'émancipée et audacieuse Ragazza con la valigia. C'est en puisant dans ce style visuel de l'Italie populaire qu'Alwyne de Dardel a imaginé un décor qui réunit un entrepôt à jardin et à cour, une ligne d'emballage de maïs. Tournant le dos à la modeste bluette, l'opéra de Donizetti retranscrit un fragment de vie, à la fois drôle, poignant, et résolument humain.
Idéal complément à la réussite esthétique du spectacle, une direction d'acteur au cordeau que David Lescot anime en authentique musicien pour rendre visible un rythme et une énergie de tout premier plan. Ainsi, ce second couple dont les péripéties glissant à l'arrière-plan servent d'écho visuel aux aventures Nemorino-Adina, ou bien encore la gestion des ensembles dont les entrées et sorties occupent un espace scénique avec des chanteurs-acteurs jamais à l'étroit dans des situations stéréotypées. Lescot peint un univers naturaliste où la simplicité des sentiments s'accordent avec des préoccupations d'un monde agricole qui échappe au contrôle de cette inoffensive soldatesque menée par le bellâtre sergent Belcore. Tout ici sent la volonté de fuir l'ennui et la tristesse du quotidien, tel ce silo changé en piste de danse dans la seconde partie quand la célébration des noces fait office d'événement majeur dans la petite collectivité rurale. Autre événement de taille : l'arrivée du docteur Dulcamara, camelot de foire usé, cousin des escrocs pittoresques des Vitelloni. Personnage à la fois roublard et touchant, il vend son "élixir" à la criée avec le parfum bon marché des rêves impossibles — un pauvre vin trafiqué, un placebo pour cœurs solitaires…

Sous ce regard, l'histoire glisse doucement de la comédie légère à une fable douce-amère, sans jamais perdre son charme. La naïveté de Nemorino, qui achète à crédit son élixir d'amour, évoque la candeur tragique du Voleur de Bicyclette : l'obstination d'un homme simple, en décalage avec une société hostile. Mais dans ce Donizetti revu et corrigé par David Lescot, comme dans certaines épiphanies du néoréalisme, une étincelle d'espoir demeure. L'amour, fragile et incertain, finit par triompher non grâce à la magie, mais par la persistance du sentiment sincère et candide d'un Nemorino prêt à prendre tous les risques pour triompher in fine.
Dès l'ouverture du rideau, l'énergie scénique irradie, portée par une distribution en parfaite entente avec la mise en scène qui confère à chacun un espace de jeu qui permet une implication totale et donne à l'ensembleune vitalité communicative. Rocío Pérez campe une Adina pétillante et nuancée. Dès sa première cavatine, Benedette queste carte (aussi appelée Della crudele Isotta dans certaines éditions), chantée depuis le fond de la scène, elle impose un personnage de coquette vive et rêveuse. Sa voix est souple et piquante, épousant les contours de l'écriture avec une émission sans dureté et un suraigu solide. Le duo Chiedi all'aura lusinghiera la cueille à froid avec une ligne légèrement écourtée et un timbre précautionneux mais capable d'alterner tendresse feinte et éclats d'orgueil.

Face à elle, Matteo Desole signe un Nemorino d'une bouleversante sincérité. D'emblée, son Quanto è bella, quanto è cara fait entendre un attendrissant portrait d'amoureux transi, porté par une voix claire, dotée d'un timbre séduisant et d'une technique à toute épreuve. Si une certaine réserve affleure dans les premières scènes, la progression est constante jusqu'à Una furtiva lagrima, un sommet de la soirée qu'il chante sur le fil de l'émotion et de l'engagement, avec des piani tenus et une messa di voce maîtrisée, donnant à la romance une belle profondeur dramatique. Le reste du plateau se distingue par une homogénéité remarquable, à commencer par le Belcore de Mikhail Timoshenko, dont l'allure martiale et suffisante réussit à son Come Paride vezzoso. L'émission franche et sonore séduit par la netteté des vocalises et la parfaite caractérisation du rôle. L'excellent Patrick Bolleire offre une stature imposante à son Dulcamara, dès son Udite, udite, o rustici, modèle de comédie musicale fine, sans jamais sombrer dans la caricature. Signalons enfin, que la Gianetta fraîche et expressive de Manon Lamaison, enfin, incarne une apportant vivacité aux échanges avec le chœur féminin (Saria possibile ?).
À la tête de l'Orchestre de l'Opéra national de Lorraine, Chloé Dufresne insuffle à cet Elisir d'amore une vitalité jubilatoire et un raffinement constant. Elle retrouve une partition dans laquelle elle déroule les fils dramaturgiques avec une attention au plateau et à la respiration de l'orchestre. Les contours sont soigneusement modelés, avec un phrasé et des tempi jamais précipités et donnant à l'ensemble une pulsation nerveuse et élégante. Les ensembles sont menés tambour battant (Esulti pur la barbara) – trépidants et incisifs, mais toujours portés par des rythmes nets et une énergie contagieuse. Loin de sacrifier la clarté à la vivacité, elle ménage des contrastes expressifs saisissants dans le Una furtiva lagrima, ralenti avec délicatesse pour en augmenter l'intensité émotionnelle. Les qualités de souplesse et d'engagement donnent à la matière orchestrale un impact où la richesse des timbres cède en brio et en finesse à l'efficacité dramatique, véritable cœur battant de l'écriture donizettienne.
