
La direction musicale et l’orchestre
Je vais être à contre-courant de bien des spectateurs de cette production, et je vais essayer d’expliquer mon sentiment, en affirmant que le seul élément qui fasse événement ici, ce ne sont ni les voix et encore moins la mise en scène, mais c’est la direction musicale de Kirill Petrenko et par ricochet l’engagement des Berliner Philharmoniker : ils sont la clef de voûte de l’ensemble. J’encourage évidemment le mélomane à le vérifier et entendre la version concertante qui sera retransmise de Berlin le dimanche 27 avril à 19h et reprise le lundi 28 avril à 13h sur Digital Concert Hall.
Que Petrenko soit un immense chef pour Puccini, on le savait depuis ses Tosca à la Bayerische Staatsoper (juin 2016) et son Trittico un peu plus tard (décembre 2017) et la curiosité était donc grande de l’entendre avec son orchestre dans cet autre phare du grand répertoire qu’est Madama Butterfly.
Dès les premières mesures, le drame est là, avec sa suffocation due à un tempo initialement vif et contrasté, avant même l’arrivée en scène de Cio-Cio-San. Les parties plus symphoniques de l’œuvre (les premières mesures, le chœur muet du deuxième acte, l’introduction au troisième acte) permettent de se rendre compte de la manière dont chaque son est ciselé, alors que pendant l’opéra, Petrenko joue le jeu de la « conversation », faisant de l’orchestre un accompagnateur plus ou moins discret, ce qui a permis à certains de parler d’orchestre « chambriste » là où il remet simplement l’orchestre à sa place, soutenant les voix et leur permettant par les respirations et le tempo de se développer et de créer l’émotion. L’émotion ne vient pas de la seule voix, elle naît dune conjonction, d’un alignement des étoiles, d’un son, d’accents, de silences, de variations de volume qui constituent un tapis sonore sur laquelle la voix s’appuie pour s’envoler. Il se construit alors en fosse un système de signes, et oblige le chanteur quand il est intelligent à écouter la fosse, à écouter les détails, pour caler son interprétation et chanter en une harmonie qui fasse image avec la fosse. Petrenko oblige à ce lien sans quoi le chanteur sert son habituel bouillon, ou son brouet. Il fait donc sans cesse avoir l’oreille en éveil pour écouter la fosse. C’est elle qui donne le style.
Chez Puccini, comme chez Verdi c’est la direction musicale qui donne la profondeur, qui fait percevoir l’épaisseur et la complexité d’une œuvre. On souligne toujours chez Puccini la mélodie, mais la mélodie n’est que la couche superficielle d’une construction qui la soutient, par un jeu subtil des instruments, et leurs modulations, leurs soupirs en écho, ou en contraste, des brutales variations de volume, parce que l’orchestre fait théâtre. C’est aussi le théâtre la raison des silences, appuyés et quelquefois inattendus.
Il y a toujours notamment chez Petrenko un savant travail sur les silences, souvent pesants, plus longs que de coutume, mais aussi quelquefois simple suspension du flux musical, qui sont comme des respirations, des moments où le cœur se soulève, par leur côté à la fois inattendu et surtout profondément théâtral, car dans ce cas, le chef est un metteur en scène sonore, c’est lui qui, par les silences, les variations de volume ou d’épaisseur sonore, donne une ambiance : charge à la voix ensuite d’en tirer les conséquences.

C’est là toute la difficulté de Puccini, tout son raffinement et toute sa profondeur : il faut écouter Puccini non pas comme on écoute Mascagni, mais Schönberg ou Debussy, note à note, point à point, lui qui se tenait au courant de toutes les évolutions musicales de son temps et cherchait à en tirer des leçons pour ses propres œuvres (considérer par exemple l’épaisseur et la complexité de La Fanciulla del West). Et ils sont rares, ceux qui ont su tirer de lui une « substantificque moelle » : le plus grand est sans doute Karajan, inégalé aujourd’hui, encore référentiel pour tous les Puccini qu’il a enregistrés et dirigés en salle, et puis Carlos Kleiber, dont La Bohème reste pour ceux qui eurent le chance de l’y entendre (c’est mon cas, et pas toujours d’ailleurs avec des chanteurs d’exception) un choc inouï, Lorin Maazel aussi qui dirigeait Puccini comme Debussy, avec une exactitude pointilliste, avec une volonté d’aération du son et un sens du drame inégalé. Quant à Giuseppe Sinopoli, c’était sans doute un grand Puccinien parce qu’il était compositeur réputé de musique dite « contemporaine », alors habitué des Donaueschigen Musiktage. Dans les cinquante ou soixante dernières années, je n’en vois pas d’autre sinon peut-être Daniele Gatti qui l’automne dernier a dirigé une magnifique Butterfly à Florence.
Enfin, Petrenko… Et Petrenko se trouve à mon avis dans la lignée d’un Kleiber, précision, pointillisme mais surtout sens du théâtre et du drame, avec une extraordinaire liberté de ton, de choix de couleurs, de variations de rythmes…
Ainsi de ce début, incroyable parce qu’il dessine immédiatement la tragédie avant même que le spectateur ne sache de quoi il s’agit, y compris avec une mise en scène qui commence confusément et avant même la première attaque des voix. Sur le dernier mot du « fils » de Butterfly, sur « mother » dans la mise en scène de Livermore, Petrenko enchaîne : le tempo est très vif, contrasté, avec un jeu subtil d’équilibre des cordes graves presque tranchantes et un jeu aussi sur des tempi différenciés entre les différents pupitres, qui déjà donne une couleur particulière d’urgence pratiquement jamais perçue à ce point (les percussions…) et le decrescendo des violons repris par les bois qui donne déjà un aperçu, comme un étourdissement face au mur de la tragédie. On suffoque et sans crier gare, tout s’apaise et au moment où Pinkerton et Goro visitent la maison, le même thème musical qu’au début court, mais débarrassé de la tension, comme allégé de cette fausse légèreté qui court tout le premier acte…
Puccini n’a jamais écrit d’ouvertures : ses opéras ouvrent toujours brutalement, in medias res (Tosca en est presque caricatural ! Et même Bohème) et ces quelques mesures initiales doivent imposer immédiatement une couleur qui annonce la suite, ces quelques mesures doivent déjà dire beaucoup de ce qui va se passer et ici, avec Petrenko il n’y a aucun doute… les larmes montent déjà alors que paradoxalement s’il n’y a rien dans cette direction qui soit mellifère, rien de complaisant il n'ya non plus rien de froid, rien de décharné, seulement une sorte de regard objectivement tragique.
L’autre élément frappant de cette direction c’est la souplesse de l’accompagnement du chant et des dialogues. Un opéra de Puccini est souvent un opéra de conversation, La Bohème en est un exemple frappant et ce qui frappe dans Madama Butterfly, c’est la rareté des airs, ou du moins des airs « traditionnels » entendus comme des moments d’arrêt. Les airs ont une fonction plus dynamique ici : Cio-Cio-San en a essentiellement deux Un bel di vedremo au deuxième acte et Tu tu piccolo Iddio au troisième, et Pinkerton un seul Addio fiorito asil, sorte d’air de remords auquel Puccini garde un peu de superficialité (je ne compte pas comme « airs » les interventions solistes du premier acte, plus courtes. Pour le reste, il préfère les ensembles ou les duos. Toute la première partie du premier acte est une conversation entre Goro, Sharpless et Pinkerton, au cours de laquelle des choses essentielles sont dites qui déterminent toute la suite, par exemple :
Pinkerton :
Dovunque al mondo il yankee vagabondo
si gode e traffica
sprezzando i rischi.
(Partout dans le monde, le vagabond yankee, profite et trafique au mépris des risques.)
ou, juste avant l’entrée de Butterfly
Sharpless : Un altro bicchiere.
Bevo alla vostra famiglia lontana.
Pinkerton : E al giorno in cui mi sposerò con vere
nozze, a una vera sposa… americana.
(Sharpless : Un autre verre. Je bois à votre famille lointaine.
Pinkerton : Et au jour où je me marierai pour de vrai, avec une vraie mariée… américaine.)

Tout est dit, et il est demandé au spectateur une grande attention au texte et aux échanges. Musicalement, la conversation est soutenue par un orchestre ductile, efficace, toujours en sous-texte, jamais envahissant mais soulignant avec précision chaque moment important, chaque mot décisif…
Il faut aussi noter la délicatesse de l’accompagnement du duo final du premier acte, particulièrement raffiné, sans aucune insistance, sans aucun moment appuyé, mais avec une subtilité rarement atteinte, laissant les voix s’épanouir au premier plan, sans toutefois que l’orchestre soit trop discret, présent sans cesse mais sans insistance : c’est bien là la qualité de cette direction, qui dit en cette fin d’acte par sa discrétion qu’il ne faut pas accentuer le romantisme trop lacrimal dans un duo final qui n’est pas romantique, comme on l’a dit trop souvent. Il ne faut jamais oublier que le duo du premier acte est un duo d’amour pipé…
L’introduction au deuxième acte, essentiellement sur les bois (la flute) commence plutôt légèrement, mais subitement – et la clarté de l’orchestre est ici essentielle – et l’intervention qui suit des cordes et l’apparitions des cordes graves donne immédiatement la couleur, assombrissant immédiatement la perspective avec des sons inquiétants qui reprennent le thème initial en variation mineur/majeur : Petrenko fait immédiatement percevoir la tension qui se poursuit dans la conversation qui fait bien sentir que Butterfly n’est pas aussi ingénue, et l’accompagnement musical, plus marqué va en crescendo, plus haletant, où s’oppose les larmes de Susuki et la « certitude » de Cio-Cio-San : l’orchestre a fait entendre précédemment le thèmes du final du premier acte, et se prépare l’air Un bel dì vedremo alors conçu comme le rêve éveillé d’un bonheur possible que tout le dialogue précédent dément. Et l’accompagnement mérite qu’on s’y concentre : la délicatesse du chant et la belle ligne de la Buratto manque dans les dernier moments d'un peu de force dramatique, mais l’accompagnement musical dit tout du drame, de la nostalgie, de l’incrédulité, par des petits silences, des modulations de certains bois, même dans la délicatesse des cordes et les reprises, en écoutant l’orchestre, c’est tout le drame qui sort, dans sa crudité cachée par les paroles, et les berlinois sont éblouissants dans les couleurs, par ces sons instrumentaux qui semblent mourir, ou se suspendre, ces cuivres jamais tonitruants : c’est un jeu de marqueterie sonore à la limite de l’impensable, tout ce tapis sonore en dit plus – pour moi- que la voix. La lecture de la lettre entre basson et pizzicati est une leçon, ainsi que le coup de timbale après "che fareste, Madama Butterfly,
s'ei non dovesse ritornar più mai?" (que feriez vous Madama Butterfly s'il ne revenait plus?) et le dialogue dramatique qui suit où on entend déjà l'orchestre du troisième acte avec son ton tragique et ses couleurs sombres qui sonnent comme un glas…

On pourrait détailler à l’infini cette mosaïque incroyable de couleurs et de respiration qui ne cesse de dire et répéter le drame et qui détermine le degré d’émotion, comme le long silence après le coup de canon qui annonce l’entrée du navire… suivi de la reprise du thème de Un bel dì vedremo, avec des paroles de Cio-Cio-San plus hachées, plus dramatiques, plus parlées presque à ce moment : elle voit ce qui n’était dans l’air qu’un rêve devient réalité, c’est une sorte de monologue intérieur où Puccini reprend tous les thèmes connus depuis le début comme si tout remontait à la surface y compris l’hymne américain. Tout est dans l’orchestre, éclatant, comme de son dernier éclat avant cette hallucinante scène des fleurs conçue comme un monologue de Cio-Cio-San interrompu par quelques interventions de Suzuki où elle choisit les fleurs à disperser dans la maison comme signe de Printemps c’est-à-dire de renaissance, et l’orchestre fait entendre là une sorte de folie sonore qui se termine en ce duo des fleurs ( Seminiamo intorno april – semons avril tout autour, c’est-à-dire créons ici le Printemps) qui sonne comme une valse, qui est une valse, une douce valse, la dernière valse… le dernier moment de bonheur où Butterfly affirme qu’elle a vaincu les doutes de tous… sur la musique de l’amour du premier acte, mais avec des couleurs un peu plus graves en sourdine … quand tout se calme…et que l’orchestre fait entendre une musique qui n’a pas d’écho positif, mais plutôt inquiétant, une sorte de prémonition dramatique, avant que ne retentisse ce que le livret appelle Voci misteriose a bocca chiusa (voix mystérieuses à bouche fermée), le fameux chœur muet qui accompagne en réalité la veillée d’attente, l’un des moments les plus extraordinaires de l’œuvre, avec à l’orchestre cet accompagnement aux cordes légères avec des pizzicati tout aussi impalpables (les berlinois sont experts…) et la flûte suspendue presque mourante d'Emmanuel Pahud : c’est un moment habituellement exceptionnel, et ici c’est une incroyable magie, qui sonne comme un nocturne (la harpe de Langlamet!)… en un apaisement qui va précéder la tempête.
Habituellement, il n’y a pas d’interruption entre deuxième et troisième acte et le chœur muet est immédiatement suivi, sans transition, par les premières mesures du troisième acte, d’une toute autre couleur.

Ici, il y a une brève interruption, qui casse les habitudes et en quelque sorte l’effet de théâtre qu’est cette anacoluthe, cette rupture de construction et de couleur. Est-ce nécessité technique (changement de décor ?), volonté de metteur en scène ou volonté de Kirill Petrenko, la réponse se trouvera dans l’exécution concertante à Berlin.
On attend donc quelques minutes à rideau fermé avant la reprise du troisième acte. Et ce silence forcé rend l’attaque initiale d’autant plus terrible et lacérante. Car le voile mystérieux du chœur muet est ici déchiré brutalement par l’explosion orchestrale suivie de reflets debussystes (les flûtes et les bois) quand l’effet initial s’efface pour une retenue particulièrement tendue avant que les cordes graves n’emportent l’ensemble dans un tourbillon sonore de tout l’orchestre quasi cinématographique, c’est un morceau symphonique étourdissant où les thèmes de l’œuvre sont repris, mais avec une coloration différente, laissant clairement entendre l’horizon bouché, et Petrenko sait aussi soigner la transition vers le silence et le chœur des marins dans le lointain qui marque le lever du jour quand le chœur muet de la fin du deuxième acte sonnait la nuit et ses mystères comme dans une sorte de symétrie conçue par Puccini.
Puccini est aussi maître de ces changements d’ambiance matinale, de ces réveils qui annoncent les basculements (souvenons-nous du début du troisième acte de La Bohème ou même de Tosca) et alors la vie peut reprendre avec ce ton vif et faussement guilleret qui se ralentit pour le court dialogue entre Suzuki et Cio-Cio-San par un decrescendo des cordes quasiment wagnérien comme pour dire « la fête est finie » (reprise par la flûte un court instant pendant le dialogue) , le tout suivi d’un silence lourd et d’une reprise plus grave et plus déchirante à l’orchestre dont on écoute à nouveau des échos debussystes.
Il est passionnant de suivre comment Puccini traite les thèmes nés au premier acte presque comme des leitmotiv, des rappels mais colorés différemment, avec des appuis différents, des modulation plus tendues, comme avant l’arrivée de Sharpless… Toute la scène avec Sharpless est d’autant plus déchirante que l’on parle de Cio-Cio-San et de ce qui l’attend, et que sa présence, c’est l’orchestre qui la donne par la musique du premier acte, celui du bonheur possible qui devient alors bonheur détruit : Puccini réutilise les musiques et les colore différemment pour créer contraste et émotion, c’est un jeu musical qui crée l’émotion jusqu’à ce que Susuki prononce Che giova (à quoi cela sert-il ?) avec en fosse un écho sinistre en sourdine, là encore quasiment wagnérien. Suit le trio Suzuki/Sharpless/Pinkerton avec en fosse de nouveau les échos de la musique des actes précédents, comme l’écho d’un parfum disparu qui sonne alors totalement déchirant. C’est le moment où Pinkerton se rend enfin compte de ce qu’il a fait, et qui va justifier l’air Addio fiorito asil, et une fois encore c’est la fosse qui crée la couleur et le drame, parce que c’est la fosse qui marque en quelque sorte la présence d’une Butterfly absente, et à ce moment, oui, tout le théâtre et toute l’émotion sortent de l’orchestre sublime, les couleurs, les rythmes et les légères insistances rendent le moment à la limite du soutenable. L’orchestre est déterminant parce que Puccini fait planer en quelque sorte à travers lui la présence de Cio-Cio-San… Il est à ce moment personnage parce que Cio-Cio-San l’absente est dans la pensée des trois présents. C’est le seul moment qui tire à Pinkerton des « accents » de vérité. Trop tard.
L’orchestre est pendant tout cette partie finale littéralement transcendant, il va au-delà de l’accompagnement pour devenir protagoniste (l’accompagnement de Addio fiorito asil est tellement bouleversant et fulgurant qu’on en oublie presque le ténor… qui se rappelle à nous par un aigu final tenu exagérément en un moment où il profite d’un silence de la fosse…).
Même impression à l’arrivée de Cio-Cio-San qui comprend que tout est perdu, (le texte use d’ailleurs d’une métaphore dans la toute dernière scène qui annule tout le final du deuxième acte (« Troppa luce è di fuor,e troppa primavera » (il y a trop de lumière dehors et trop de printemps) et l’orchestre ici tresse sa propre voix à celle de la jeune femme, avec ce crescendo des cuivres jusqu’au coup de timbale qui dit que qu’elle a tout compris et que tout est perdu.
Ici Petrenko ralentit les rythmes, augmente les silences qui scandent la progression jusqu’à la décision et laisse la voix au premier plan, avec un orchestre une fois encore aux reflets debussystes : un jour peut-être Petrenko dirigera Pelléas…
Toute la fin est scandée par l’orchestre, qui semble être une voix supplémentaire et parler (l’usage des bois… et surtout l’usage de la timbale présente jusqu’à la sourdine, pendant que les cordes portent la mélodie) jusqu’au moment de l’entrée de l’enfant, dont Livermore ne fait rien (on se souvient alors de l’idée du drap rouge de Lavelli…), sinon le faire crier, qui est une concession larmoyante à un final qui n’en a pas besoin. Dans tu tu piccolo iddio, les coups de boutoir orchestraux sont presque plus impressionnants que la voix ici à notre avis aux limites, mais l’air est tellement puissant qu’on se laisse emporter jusqu’à l’accord final dont on entend tous les niveaux instrumentaux (cuivres en sourdine comme un glas…) et qui montrent qu’au-delà de la mélodie qui affleure, la science de l’écriture crée littéralement les derniers moments avec encore un silence terrible qui suit le dernier coup de timbale, pour séparer la mort tragique de l’héroïne des cris pitoyables de Pinkerton, mais c’est l’orchestre qui le dernier mot en un final à l’accord tenu jusqu’à l’insupportable.
On n’a jamais entendu en fosse une Butterfly nous parler ainsi jusqu’à l’invraisemblable. On perçoit en plusieurs moment la nouveauté de cette écriture et sa complexité, à mille lieux du vérisme et qui révèle une vraie modernité. On en sort assommé.
Les voix
Si l’impression qui a dominé toute la soirée est que la plus grande voix est portée par l’orchestre, incroyable protagoniste de la soirée, l’opéra, c’est aussi les voix… en l’occurrence ici moins inattendues…
Il y a chez Puccini, plus peut-être que chez Verdi, une importance vocale des petits rôles qui va bien au-delà de leur surface dans le déroulé de l’opéra. Et dans le premier acte les petits rôles sont nombreux, et bien tenus, comme Ondřej Vašata, membre du chœur (L’ufficiale del registro), Jasurbek Khaydarov (Il commissario imperiale) Natalie Jurk (La madre), Eunsoo Lee (La zia) Lilia Istratii (La cugina et Kate Pinkerton), ainsi que Benjamin Šuran (Yakuside). Dans les rôles plus profilés, un mauvais Goro par exemple vous détruit bonne part du premier acte. De même l’intervention du Zio Bonzo a quelque chose de celle de Monterone dans le Rigoletto de Verdi, peu de temps, mais un temps qui compte, et pour l’ambiance, et pour la couleur et aussi pour expliquer la suite et la fin. Il est d’ailleurs difficile de penser que Puccini ne l’ait pas eu en tête. Il y a eu des Goro extraordinaires de phrasé et de couleur (Piero de Palma) encore récemment (Carlo Bosi est pour moi encore aujourd’hui irremplaçable, rappelons sa performance aixoise) parce que le rôle est un rôle de caractère, à la fois persifleur et cynique et tout doit passer dans l’expression. Ici Didier Pieri, jeune ténor qui a déjà chanté Goro notamment à Gênes il y a quelques années chante avec une intelligence visible qui lui vaut un bel accueil du public, mais la voix manque peut-être encore un peu de puissance et de projection pour la vaste salle de Baden-Baden, et mériterait un peu plus de « caractère », il reste que la prestation est prometteuse. Moins convaincant pour moi le Zio Bonzo de Giorgi Chelidze, qui mérite plus de projection et surtout un phrasé plus net, alors que Aksel Daveyan dans Yamadori s’en tire plutôt bien.
Teresa Iervolino, inhabituelle dans ce répertoire, est une Suzuki discrète et sensible, belle actrice. Elle chante d’une manière délicate, mais très convaincante et expressive aidée une fois encore par l’efficacité de la fosse. Ainsi sa première intervention au deuxième acte qui s’achève par mai più (jamais plus) est particulièrement épurée, sans accentuation « vériste » et cela donne déjà un ton de désespoir irrémédiable, bien plus que si elle en faisait des tonnes, mais elle sait aussi avoir des accents déchirants au troisième acte. Une interprétation de qualité, sans l’ombre d’un doute.
Tassis Christoyannis est impeccable dans un Sharpless qui fait pendant à un Pinkerton écervelé : on retrouve le phrasé impeccable, la clarté du discours et l’expressivité. Le timbre un peu voilé désormais est particulièrement bienvenu dans ce personnage revenu de tout et qui observe avec une distance un peu gênée tout ce manège « fake » en lançant certains avertissements…
Enfin, le chœur Philharmonique tchèque de Brno dirigé par Petr Fiala est l’une des formations de références du pays et il accomplit sa mission au premier et au deuxième acte (chœur muet) avec d’autant plus de cran qu’il est rarement à vue, dissimulé en arrière scène. Belle prestation.
À l’opéra, seules les voix comptent, dit-on. On vient de voir que pour les grands compositeurs du répertoire ce n’est pas vrai au contraire de ce qu’on veut faire croire… Ce n’est vrai que pour les couvertures de disques et les magazines sur papier glacé qui cherchent le couple miracle la Cio-Cio-San de rêve et le Pinkerton des dix prochaines années…
Jonathan Tetelman est l’exemple typique des ténors pour belle couverture de disques ou de belles affiches : un physique très avantageux, un beau regard profond, une jeunesse insolente. Tout ce que à quoi l’image du ténor ne renvoie pas toujours ; Pour couronner le tout, la voix est sans conteste de qualité, le timbre solaire, l’aigu triomphant. Bref, le ténor de demain qui fait déjà fondre le public aujourd’hui.

Mais on l’avait déjà remarqué dans son Macduff à Salzbourg, sa tendance à ouvrir trop large, à tenir les aigus trop longtemps faisait que le style voulu par le personnage, la couleur de l’air, dramatique et intérieur, disparaissait, au profit d’une démonstration ténorile comme s’il chantait recondita armonia de Tosca en récital dans un stade et avait donc livré une performance littéralement à côté de la plaque.
C’est exactement le même problème ici, avec cette notable différence qu’il incarne un personnage négatif, sans cervelle, plein de soi et de son américanité – et l’utilisation triomphante et ironique par Puccini de l’hymne américain (nous sommes en 1904…) en dit long sur la distance que le compositeur a envers le rôle- , tout comme le nom du personnage "Benjamin Franklin" Pinkerton et le nom du navire Abraham Lincoln, qui évoquent une Amérique plus lumineuse que ce héros piteux qu'est Pinkerton. Alors, le beau gosse un peu creux qui ouvre ses aigus, ça colle parfaitement avec le personnage.

Les qualités vocales de base sont telles qu’on reste quand même un peu agacé de ces poses, jambes légèrement écartées en premier plan, ou bras largement ouverts pour lancer les aigus comme pour dire « c’est moi le grand ténor » et on le perçoit moins dans le rôle, déjà pas très avantageux, qu’en démonstration un peu histrionique. C’est l’inverse d’un ténor intérieur et réfléchi qui chercherait à colorer qui chercherait un style (du genre Kaufmann…) et de fait, en matière de couleur, ce chant reste fruste, et ne vaut que par des qualités brutes de timbre et de puissance à l’aigu. Un seul exemple, quand intervient Butterfly au tout début Pinkerton glisse à Sharpless Con quel fare di bambola quando parla m'infiamma (Avec son air de poupée quand elle parle, elle m'enflamme) où l’on devrait entendre le désir qui parle, mais on n’entend rien qu’une réplique banale. C’est dommage, parce que le jour où il devra aborder des rôles moins superficiels, dans Verdi par exemple, ce défaut sera rédhibitoire. Mais voilà, il est pour l’instant the right man on the right place, en cette endémique pénurie de ténors : on en tient un, il n’est pas si mal, on le garde en attendant mieux… Jonathan Tetelman est lancé, il est jeune et beau avec des aigus larges tenus largement au-delà de ce que la partition demande, c’est plus de la démonstration que du chant et pas du Puccini en tous cas. Il est certes applaudi, mais il ne triomphe pas.

La performance d’Eleonora Buratto en Butterfly est d’un autre niveau de technique, de pensée et de style. Mais elle se confronte à un des rôles les plus difficiles du répertoire, et de Puccini en particulier.
Deux exemples qui en disent long sur la difficulté du rôle : Mirella Freni fut deux fois Butterfly au disque, avec Karajan d’abord et avec Sinopoli ensuite, mais prudemment elle ne la chanta pas en scène, alors qu’elle chanta (merveilleusement) avec Karajan une Aida sur laquelle toute la critique avait à l’époque émis des doutes. Cela devrait faire réfléchir sur le rôle : Freni qui était d’une prudence de sioux n’osa pas Butterfly en scène alors qu’elle osa Aida, pourtant avec le même chef, le seul (avec Abbado) sur lequel elle pouvait se reposer en toute confiance : il y aura bien une raison…
Seules des voix d’exception se permettent d’aborder ce répertoire en récital, sans filet : j’entendis Leontyne Price (la seule fois de ma vie…) dans l’air final de Cio-Cio-San Tu, tu, piccolo iddio en neuvième bis d’un récital inoubliable à Garnier et j’éprouve encore du frisson à cet impérissable souvenir, cela aussi nous dit aussi beaucoup de ce rôle et de la voix nécessaire en ce troisième acte (Ici un témoignage You tube avec piano…). Il existe un incroyable enregistrement avec Leinsdorf et l’orchestre de la RCA italiana…
Mais parcourons brièvement le paysage…
À la recherche des légendes, on commencera peut-être par l’étonnante et déchirante Rosetta Pampanini à la Scala, on aimera ou non Toti dal Monte qui en fit son étendard, on écoutera Callas qui fut tout et surtout Callas, Tebaldi l’a enregistré à Rome avec Bergonzi sous la direction de Serafin… Passons sur Caballé, pour arriver à Renata Scotto qui fut une immense Butterfly (il existe un enregistrement splendide avec Carlo Bergonzi sous la direction de Sir John Barbirolli , et plus récemment celui avec Domingo et Maazel qui est aussi un sommet…). Plus proche encore de nous, la plus grande Butterfly récente sur scène fut sans aucun doute Raina Kabaivanska, qui était saisissante pour l’avoir vue plusieurs fois : elle était faite pour chavirer tous les publics, comme plus récemment et avec une voix plus petite, mais qui jette tout dans l’expression, Ermonela Jaho qui n’a pas donné tous ses moyens lors des dernières représentations aixoises.

Arrive donc, après ce long défilé de mythes (forcément incomplet) ou de grands souvenirs, Eleonora Buratto, qui vient de débuter de rôle et qui a le vent en poupe, ayant à peine bouclé un enregistrement de Tosca justement avec Jonathan Tetelman, Santa Cecilia et Daniel Harding. Pour avoir entendu Buratto dans de nombreux rôles qui vont d’Elisabetta de Don Carlo à la Contessa des Nozze di Figaro de Mozart, en passant par Tosca, elle est une chanteuse de référence de l’état actuel du marché et dans l’état actuel du marché. Qui se souvient d’ailleurs qu’elle fut (et c’est sa seule apparition à l’Opéra de Paris avant ses Butterfly de septembre dernier, comme le rappelle opportunément un commentaire ci-dessous) ) Creusa dans Demofoonte de Jommelli dirigé en 2009 par Riccardo Muti dans la fosse de Garnier avec son orchestre Luigi Cherubini…
Eleonora Buratto est une chanteuse qui sans conteste sait ce que chanter signifie, elle sait phraser, elle sait aussi moduler chaque note, elle sait adoucir jusqu’aux notes filées… elle a commencé par Mozart et le bel canto et cela s’entend : c’est une véritable technicienne.
Mais l’organe vocal en lui-même est plus adapté à Mozart (où elle est une merveilleuse contessa ‑enfin une…- mais aussi une belle Donna Anna) et aux rôles de lyrique que de lirico-spinto. Poussée par le miroir aux alouettes vocales, elle s‘est lancée dans Aida et des rôles plus lourds qu’elle assume avec cran et qu’elle mène au bout avec une vraie technique. Elle est donc Butterfly, après avoir inauguré le rôle en 2023 à Rome avec un très gros succès.

Sa Butterfly, aidée du tapis sonore idéal tissé par Kirill Petrenko, est d’une clarté confondante, avec une belle projection et une impeccable diction, jouant sur les modulations vocales, allégeant quand il faut, avec de belles notes filées au premier acte et sachant aussi trouver le ton dramatique nécessaire : son exécution du fameux un bel di vedremo est totalement maîtrisée, et particulièrement sensible, tout comme dans le duo des fleurs avec une Iervolino discrète mais vraiment efficace. En revanche si le finale où Livermore trouve un semblant de mise en scène est lacérant, c’est peut-être plus par le ton de l’orchestre et la manière dont il emmène la voix, que la voix spécifique, ici pour moi moins à l’aise. Et cela se comprend : Butterfly est un rôle particulièrement long, et qui exige en quelque sorte trois voix différentes, une par acte, correspondant à l’évolution du personnage et à sa maturation. Au premier acte, elle est une toute jeune fille de quinze ans : elle le dit elle-même (et Pinkerton nous l’avons vu, souligne sa manière de parler comme une poupée) et c’est l’occasion d’un dialogue presque badin avec Sharpless, mais toute la conversation montre d’un côté un Pinkerton sans intérêt et une Butterfly, même toute jeune, sensible, sensée, sincère, vraie et non dénuée d’intelligence ni de finesse, ce qui est important pour les actes suivants. Justement, au deuxième et troisième acte, trois ans ont passé, trois années de lacération où l’espoir seul fait vivre, mais un espoir en quelque sorte sans espoir. Il y a dans le personnage un déni qui n’est à mon avis qu’apparent dans la mesure où accepter la vérité serait renoncer à son statut d’épouse américaine ; il serait impossible de revenir à une identité japonaise d’où elle s’est exclue (elle a renié aussi sa religion, allant visiter la mission…), ce serait une impasse. Elle se doit « politiquement » d’affirmer son espoir et des certitudes qu’en son for intérieur elle sait sans réelle issue. Ainsi Un bel di’ vedremo doit ressentir de cette double postulation et exprimer un espoir auquel on ne croit pas, et seules les très grandes savent colorer l’air de cette maturité-là, de ce drame-là. Car la voix n’est plus la même : le soprano lyrique allégé du premier acte reste lyrique mais bien plus lourd au deuxième et l’air du troisième acte est l’air désespéré de celle qui retourne à sa culture d’origine pour mourir dans l’honneur, le hara-kiri (ou plutôt le seppuku) n’étant pas un suicide, mais une reconquête de l’honneur identitaire et des retrouvailles avec son passé et son père. Croire en un suicide serait en faire une héroïne romantique, mais mourir comme son père, comme appelée par le retour aux valeurs d’origine en fait une héroïne non romantique, mais tragique qui enfin reconquiert son destin et sa fierté : ce n’est pas un hasard si Puccini indique « tragedia giaponnese ». Et pour cet air de reconquête de soi puisque tout, y compris son fils, lui a été enlevé il faut une voix de spinto, largement dramatique. Et Buratto n’est pas un spinto et encore moins un soprano dramatique.
Attention, cela ne signifie pas qu’elle fasse mal, cela ne signifie pas qu’elle n’affronte pas l’air et la situation, mais elle pousse sa voix, qui n’a pas la réserve vocale (un peu courte) ni l’assise pour exprimer pleinement le drame inouï et charnel qu’elle éprouve : c’est en deçà de l’émotion attendue.
En dépit de toutes ses qualités, de cette manière de chanter si sensible et si engagée, il manque à sa voix un grave aisé et une largeur au centre qui permettent des réserves pour tenir les aigus de ce dernier air et les laisser s’épanouir.. Ainsi la ligne en pâtit un peu.
Malgré tous ses succès, il faut bien le dire, bien orchestrés en ces temps de vaches maigres lyriques et de transition vocale où on assiste à un changement de génération, je reste sur mon idée qu’elle trouverait l’idéal vocal dans des rôles moins dramatiques mais demandant les qualités qu’elle possède : Mimi dans Bohème, dans Mozart, et dans les rôles verdiens plus lyriques (elle est une belle Luisa Miller).
Cependant, on a tant dit sur des chanteurs ou des chanteuses qu’ils n’étaient pas dans leur répertoire pour se voir ensuite contredit par l’histoire (Domingo… ou même Behrens ou aujourd’hui une Marlis Petersen) que je préfère dire prudemment wait and see… Il reste clair qu’un de ses modèles est Freni, mais la prudence en moins. Il reste clair également qu’aujourd’hui on note peu de carrières longues, les artistes et notamment les sopranos préférant jouir immédiatement d’un clavier de rôles ne correspondant pas toujours à leur vocalité plutôt que d’aller avant dans la carrière par une progression lente, et forcément moins jouissive pour l’ego, et aussi pour expérimenter très vite la totalité du répertoire ; la première fut Natalie Dessay, dont la voix merveilleuse ne permettait qu’une voie étroite dans le choix des rôles et qui a préféré aller au bout des possibles pour abandonner ensuite l’opéra, c’est le choix d’une Elsa Dreisig, qui préfère l’engagement dans des rôles redoutables que la limitation dans le répertoire que sa voix naturelle permettrait, c’est aussi d’une certaine manière le choix d’une Marlis Petersen. Il y a là une revendication d’époque, mais aussi une évolution des goûts d’un public moins habitué à de grandes voix, plus éduqué à des voix ciselées, plus petites, et techniquement bien préparées, et à l’absence de sopranos lirico-spinto ou dramatiques en plus grand nombre. S’ajoute aussi une considération qui n’existait pas il y a encore quelques dizaines d’années : on demande à ces dames un physique attrayant, et certaines voix qu’on estimait de possibles immenses voix du futur, comme Jennifer Wilson, ou même Angela Meade, se sont vues un peu ostracisées pour des questions de volume plus physique que vocal… et là il faut bien aussi mettre en cause les volontés des metteurs en scène… Le résultat, des carrières plus brèves, des explosions médiatiques sans lendemain, et une surconsommation forte de voix médianes (non pas au sens de la qualité, mais du registre) au répertoire élastique au plus grand bénéfice des agents et aux dépens de la longévité.

La mise en scène
Sans aucune hésitation, cette production malgré les relatives réserves sur les voix protagonistes, vaut essentiellement par ses aspects musicaux et essentiellement par la fosse, ce n’est certes pas la mise en scène qui rend l’exécution référentielle.
J’ai suffisamment pesté çà et là contre Davide Livermore qui est devenu un inévitable de la scène italienne et qui conduit le Ring monégasque, pour avoir accueilli la nouvelle que la direction du Festival de Baden-Baden lui confiait cet ultime spectacle des Berliner, avec un soupir fataliste. En réalité, c’est un pur calcul de manager : il fallait en prévision du public qui affluerait plus que pour Elektra ou Frau ohne Schatten d’abord une production accessible, et pas un rêve de metteur en scène… Dans cette perspective, Livermore assurait du spectacle avec l’usage de la vidéo (D‑Wok) toujours spectaculaire, et avec un décor minimal (de Giò Forma) quelques cloisons et un ou deux praticables ce qui réduit les coûts puisqu’il n’y a pas de coproduction. Et Livermore a livré le produit idoine, une nipponerie assez habituelle avec des éclairages corrects de Fiammetta Baldiserri, de beaux costumes (de Mariana Fracasso) qui reposent la vue (c’est « joli » et une courte invention scénaristique de circonstance, pour faire moderne et dramaturgique : l’action est en effet déplacée au lendemain de la deuxième guerre mondiale au Japon, quand les américains ont vaincu et dans l’une des deux villes qu’ils ont suppliciées, Nagasaki – on ne se demandera pas comment Cio-Sio-San a échappé à la Bombe atomique, ‑ça deviendrait délicat- mais dans son cas, c’est reculer pour mieux sauter…
Garder l’intrigue au début du siècle en disait en réalité peut-être plus long sur la présence des Etats-Unis au Japon et sur la manière d’agir de leurs ressortissants et sur la « brûlante » actualité de Puccini, mais Livermore a fait un autre choix…

Mais admettons : ainsi donc, le fils de Pinkerton (et de Cio-Cio-San) se retrouve en 1978 soldat américain en goguette au Japon à la recherche de ses origines japonaises et commence à téléphoner à sa mère, qui est en réalité Kate (la Kate du troisième acte) dans une rue passante de Nagasaki aux néons agressifs… Il est accompagné de Susuki vieillie. Et l’histoire de Cio-Cio-San devient alors un récit enchâssé, avec autant de doubles et de fantômes, par exemple, quand Pinkerton et Cio-Cio-San se retrouvent seuls pour « la chose » à la fin du premier acte, c’est avec un double que Pinkerton officie, comme si Cio-Cio-San refusait ce contact initial par pudeur, par recul, alors que Pinkerton n’attend que ça.

Par rapport à d’autres productions de Livermore, la vidéo est plus sage, quelques nuages habituels, – et des nuages dans cette histoire, il y en a- et des projections régulières de drapeau américain à vidéo déployée…Pour le reste, pas grand-chose, pas de conduite d’acteur marquante, et donc les attitudes attendues à l’opéra, l’arrivée de Butterfly en forme « théâtre dans le théâtre » avec autant de kimonos de part et d’autre, vue aussi dans d’autres productions et la vision d’un bateau de guerre américain, avec des airs de Titanic dans la baie de Nagasaki, sans mystère, sans intérêt et surtout bizarrement erroné : ce bateau fait très vapeur de la première guerre mondiale, et n’a rien à voir avec un quelconque croiseur de la deuxième guerre mondiale, après laquelle l’histoire est censée se dérouler… Comme on le voit, c’est un peu léger, à moins que les effets de la Bombe n’aient eu quelques relents de SF et de temps à rebours. Il n'y a donc pas de rigueur dans les images, ni dans la manière de faire correspondre réellement le choix de déplacement de l’histoire de 1900 à 1948 ou alentour…

Seul moment (un peu) mis en scène, la mort de Cio-Cio-San et le jeu bienvenu derrière la cloison opaque, avec ses jeux d’ombres et de double, la Cio-Cio-San d’alors en habit de mariée tendant la main à travers le mur de papier opaque aux personnages d’aujourd’hui en scène, c’est assez beau, mais fugace, tout comme la tombée brutale du drapeau américain sur son cadavre pendant que Pinkerton crie ses « Butterfly » de fin…
Comme on le voit, dès qu’on gratte un peu, il y a quelques incohérences, mais cette mise en scène – qui confessons-le n’est pas la pire de Livermore- a si peu d’importance par rapport à ce qu’on entend en fosse qu’elle reste dans les oubliettes : elle ne vaut pas grand-chose, et d’ailleurs on le savait à l’avance.
Il reste que je demeure convaincu qu’une grande mise en scène aurait encore accentué le drame (je pense encore et toujours à celle de Jorge Lavelli à la Scala et à Paris, qui pour moi n’a jamais été égalée depuis 1978 par sa poésie abstraite, sa justesse et sa modernité, bien plus que celle de Robert Wilson à Paris). On a fait le choix ici d’une mise en scène « qui ne dérange pas trop la musique », c’est-à-dire le pire choix possible pour un théâtre d’opéra. Ce n’est pas à mettre au crédit du Festival de Baden-Baden, mais sans doute au débit du système ambiant : Baden-Baden est alimenté par billetterie et fonds privés ce qui ne favorise pas les choix de mise en scène un peu hardis surtout pour le grand répertoire. Mais si cette production a contribué à faire comprendre que Puccini est bien autre chose que la guimauve servie au quotidien par le répertoire mal compris, c’est déjà un joli pas vers la raison musicale.
Pour moi le Pinkerton du moment et du futur, s'il continue à le chanter et s'il domestique sa voix ! c'est Freddy de Tommaso. Le physique n'est peut-être pas celui de Tetelman mais la voix…
Eleonora Buratto a été une exceptionnelle Butterfly à l’opéra Bastille en septembre 2024
J’ai pu entendre Freni avec Kleiber dans Bohème ,Scotto avec
Domingo et un grandiose Levine dans une inoubliable Manon Lescaut à N.Y.
Seules Scotto dans ce rôle et Rysanek en Sieglinde resteront pour toujours dans ma peau et mon âme.
Buratto est à l’évidence aujourd’hui la seule à réunir les qualités conjuguées des deux aînées(Freni et Scotto).
Et le public ne s’y est pas trompé que ce soit pour les deux soirées de Baden auxquelles j’ai assisté ou la diffusion du concert berlinois.
Petrenko et les Berliner sont tellement invraisemblables qu’il serait vain d’aller assister à une autre Butterfly.
Mais Petrenko ne dirige pas le Nozze,Don Giovanni et c’est pourquoi il n’est ni Karajan,Boehm ou Solti.