Quelques éléments de contexte
On connaît la « méthode » Tcherniakov, qui a le don d’agacer certains. Il travaille sur le livret et le transforme en histoire autre, qui jamais ne contredit ni la musique ni l’histoire originale mais l’éclaire d’une autre lumière qui permet d’en mieux comprendre les ressorts. Dans cette série de trois opéras de Richard Strauss, il n’est pas indispensable d’avoir vu les trois pour comprendre chacun car ne s’agit pas d’une « trilogie articulée ». Cependant avoir vu les trois productions permet évidemment de mieux réfléchir au projet global. Ainsi ne peut-on pas considérer comme un hasard de placer les trois œuvres dans un même espace.
En y repensant m’est venu le souvenir de « La vie mode d’emploi », le roman de Georges Pérec (un grand livre fondamental pour mon histoire de lecteur), qui avait entrepris de raconter la vie d’un immeuble parisien sur un temps long, prenant chaque appartement comme une histoire particulière d’aventures plus banales ou plus extraordinaires selon la succession des familles qui l’occupaient. J’ai donc plaqué cette « vie mode d’emploi » sur cet espace occupé successivement par trois familles, comme une sorte de grand livre de la vie, illustré par trois familles bourgeoises. D’une autre manière Tcherniakov nous y raconte le « Charme discret de la bourgeoisie », pas très charmant en l’occurrence, qui serait un Buñuel revu par Chabrol en sauce freudienne.
Avec Elektra, c’est une famille (les Atrides) traversée par le drame, les souvenirs enfouis, les secrets, où Oreste est un tueur en série qui les massacre tous, dont on ne saura jamais s’il est Oreste qui vient régler ses comptes ou s’il est un tueur qui se fait passer pour Oreste. Salomé est l’histoire d’une autre famille dysfonctionnelle avec d’autres secrets enfouis, qui fête l’anniversaire d’Hérode où justement Hérode il y a longtemps a eu un comportement « inapproprié » avec la petite Salomé, et ce secret qu’Hérodias et tous les autres invités présents connaissent et taisent, pèse sur la jeune fille qui décide dans la « Danse des Sept voiles » de le révéler et de casser le bel ordonnancement factice de la réunion.
Autre réunion familiale de la grande bourgeoisie, Ariadne à Naxos qui est en soi une sorte d’opéra d’appartement, enfin de grand appartement, semble cette fois-ci a priori plus conforme à la tradition… Encore que…
Évidemment Strauss et Hofmannsthal jouent déjà l’opéra dans l’opéra, en faisant de l’opéra Ariadne auf Naxos, la seconde partie d’un ensemble incluant un prologue. On se souvient qu’à l’origine, il s’agissait de prolonger Le bourgeois gentilhomme de Molière remplacé en 1916 par un prologue où l’homme le plus riche de Vienne donne une fête dont le clou sera l’opera seria Ariadne auf Naxos création d’un jeune compositeur ; le prologue en montre la préparation et la décision du maître de maison tout puissant de mêler, de tresser à l’opera seria le divertissement prévu d’une troupe de commedia dell’arte dont l’intervention était d’abord prévue à part. Comme Ariane depuis la nuit des temps de l’opéra se lamente d’avoir été abandonnée à Naxos par Thésée et se retrouve seule et inconsolable, les comédiens et à leur tête Zerbinetta vont se mettre en tête de la consoler, jusqu’à l’arrivée d’un nouveau Dieu, Bacchus, jeune et beau qui la fera renaître à la vie.
Ainsi Ariadne auf Naxos n’est pas l’opéra d’Ariane, le enième « lamento di Arianna », un des motifs récurrents de la peinture et de la musique, né aux premiers temps de l’opéra avec L’Arianna, deuxième opéra de Monteverdi (1608) à la musique perdue et dont il ne nous reste justement que le lamento. Depuis, les aventures d’Ariane et Thésée ont alimenté les scènes, de Benedetto Marcello à Haendel, jusqu’à Massenet et même Martinů et tant d’autres notamment à l’âge baroque.
Mais chez Strauss, l’opéra prend d’autres voies que celui de la simple histoire mythologique bien connue : l’opéra, qui constitue la seconde partie de son Ariadne auf Naxos, « opéra dans l’opéra » comme nous l’avons souligné plus haut, ne peut avoir l’impact direct d’un opéra « mythologique » comme son Elektra. C’est un « exercice de style » en abyme à la fois musical et théâtral où Strauss alterne une musique somptueuse et charnue qui n’est pas sans rappeler ce qu’il fera dans Die Frau ohne Schatten dont la création suivra en 1919, et une musique aussi plus légère, plus ouverte, plus contemporaine et libre pour décrire les personnages de commedia dell’arte. Le jeu de ces entrelacs, rendu aussi très clair par un orchestre plus léger, aux instruments directement perceptibles et présents, avec l’usage aussi de moments chambristes dont la présence du piano, fait de cette Ariadne, une œuvre moins « opératique », que le spectateur ne peut recevoir directement mais à travers une série de filtres. De fait l’Ariadne de Strauss n’a pas théâtralement le statut de « personnage » comparable à Salomé ou Elektra parce qu’elle est à la fois primadonna et Ariadne, l’interprète et le personnage, dans une œuvre un peu vertigineuse et abyssale dont le statut casse évidemment le tragique.
La question du théâtre et du lieu théâtral casse aussi tout phénomène qui pourrait ressembler à l’identification pour le spectateur. Nous sommes dans un théâtre d’appartement dans une tradition XVIIIe bien connue où bien des opéras étaient représentés dans des lieux privés, essentiellement des palais de grandes familles, l’exemple le plus connu est celui des opéras de Haydn chez les Esterhazy, dont le destin théâtral (=sur les scènes de théâtre) n’a pas été particulièrement riche, même si Esterhaza (sorte de Versailles hongrois) avait un petit théâtre.
L’opéra lui-même est d’ailleurs un genre qui a commencé non dans une salle mais dans des palais de cour, comme la Dafne (1598) de Peri (Palazzo Corsi, Florence) ou son Euridice (1600) (Palazzo Pitti Florence) et bien entendu L’Orfeo de Monteverdi (1607) (Palazzo Ducale, Mantoue).
Il y a donc chez Strauss et Hofmannsthal une sorte de coquetterie à recréer cette ambiance-là, celle des origines du genre, avec un titre des origines, qui est à la fois divertissement, exercice de style et plongée dans les racines de l’opéra, une sorte d’exercice très baroque sur illusion et vérité.
Ainsi Ariadne auf Naxos n’est pas une œuvre tragique, une œuvre sérieuse à l’instar des tragédies écrites précédemment par Strauss et l’usage de la mythologie y est ici d’abord un jeu : le prologue étant une sorte de scène de conversation dans le style d’opéras futurs de Strauss, et « l’opéra » un dialogue entre tragique et comique, un jeu de miroir acrobatique sur la variation d’ambiance et de style, aboutissant à un « happy end », indispensable dans la dramaturgie générale avant un feu d’artifice prévu pour clore la soirée festive, comme l’a souligné dans le prologue le Haushofmeister (le majordome).
La production de Dmitri Tcherniakov
Tout est donc parfaitement codifié. Ariadne auf Naxos est un « pas de côté », une œuvre plus « légère » d’autant plus nécessaire qu’on est en pleine guerre mondiale. Sans faire de mauvais jeux de mots, Naxos est une « île heureuse » au milieu des troubles du monde.
L’entreprise de Tcherniakov sous ce rapport est assez simple : après avoir fait deux opéras tragiques et en avoir souligné les aspects « familiaux » dans le même décor bourgeois, il va reprendre le cadre qui cette fois n’est pas décalé par rapport à l’histoire traditionnelle, mais va proposer Ariadne auf Naxos non comme prologue et opéra, mais comme un opéra en continu et en deux parties, unissant structurellement première et deuxième partie : plus de primadonna, mais Ariane, dès le début, qui fête avec son époux leurs noces d’argent au milieu de tous ses amis et pour laquelle un compositeur prépare un opéra. Et cet époux, c’est Thésée.

Pour rendre la douleur d’Ariane non plus une douleur de théâtre, mais une vraie douleur de drame, Thésée meurt d’une attaque à la fin de la première partie, c’est-à-dire du prologue.
Et la deuxième partie devient le lamento d’une Ariane qui n’arrive pas à « faire son deuil » de l’aimé, tandis que ses amis (Zerbinetta en tête) essaient de la consoler.
Voilà le postulat de départ assez simple qui évidemment implique d’autres conséquences. Tout cela redonner à l’œuvre une couleur différente, laissant l’exercice de style pour devenir « exercice d’humanité ».
Tcherniakov pour raconter son histoire part de l’arrivée de ce nouveau Dieu, Bacchus, qu’Ariane prend d’abord pour Thésée venu la rechercher.
ARIADNE
in jähem Schreck, schlägt die Hände vors Gesicht
Theseus !
dann schnell sich neigend
Nein ! nein ! es ist der schöne stille Gott !
Ich grüsse dich, du Bote aller Boten !
(ARIADNE
en proie à un brusque effroi, se frappe le visage avec les mains
Thésée !
puis se penche rapidement
Non ! non ! c'est le beau dieu silencieux !
Je te salue, messager des messagers !)
C’est bien ce cri « Theseus ! » qui est le point de départ du parcours du metteur en scène. Ariane dans une attente vaine et inconsolable imagine d’abord Thésée venu la reprendre. Il était absent, il est l’absence, et il est en même temps obsession.
Tcherniakov part de cette douleur d’Ariane pour imaginer un prologue à peine différent de l’original, mais qui crée en réalité une solution de continuité entre prologue et opéra, faisant de l’ensemble des deux parties l’opéra dans son ensemble.
Pour cela, il fait du majordome (der Haushofmeister), seul rôle parlé de l’œuvre, le personnage de Thésée, il en fait le mari d’Ariane, et grand organisateur de la soirée à laquelle assistent tous leurs amis. Mais au cœur de la fête, au moment où va commencer le divertissement lyrique (dont il a écrit le livret) créé en hommage à son épouse (Ariadne auf Naxos), il meurt d’une attaque et Ariane se retrouve veuve, seule, incapable de supporter le deuil et l’absence. Zerbinetta et ses amis essaieront de la sortir de sa volonté suicidaire…
C’est la problématique de l’opéra, pratiquement sans changement. Il restera à voir comment s’organise le prologue pour devenir « opéra », parce que devenant « opéra », le spectateur devant cet opéra-divertissement devenu drame se retrouve dans la même posture que s’il assistait à Elektra ou Salomé, dans une solution de continuité (il n’y a pas d’entracte), sans exercice de style ni opéra dans l’opéra.
Tout le prologue va prendre sens par rapport à la suite, y compris dans les caractères des personnages et les relations qu’ils entretiennent entre eux. De caricature souriante qui alimente tous les lieux communs sur le monde lyrique et la grande bourgeoisie, le prologue va devenir une partie d’opéra où la question centrale sera celle des relations entre les êtres et l’empathie, dans une œuvre créée en 1916, pendant qu’on se bat furieusement et inutilement au dehors.
Ariane et Thésée dans cette perspective pourraient aussi bien s’appeler Roméo et Juliette, ou Paul et Virginie, ou Pierre et Paule. L’histoire mythologique est évacuée (mais ne l’est-elle pas non plus dans la vision originale d’Hofmannsthal et Strauss ?) pour redevenir vraie et grande histoire d’amour brutalement interrompue par le destin, et les personnages vont prendre un poids très différent dans leur rapport à l’histoire, où toute distance caricaturale va être évacuée.
Déjà dans l’original de Hofmannsthal, nous venons de poser la question, l’histoire mythologique d’Ariane et de Thésée est passée au filtre et du théâtre d’appartement (ce qui la relativise), et de l’exercice de style qui la tresse avec la commedia dell’arte (ce qui la distancie) : elle ne s’offre pas comme telle. L’Ariadne auf Naxos de Strauss et Hofmannsthal de toute manière ne s’offre pas comme oeuvre qui serait Tragödie comme Elektra ou Musikdrama comme Salomé.
Tcherniakov en fait une histoire cohérente. Il ose même faire de Thésée un personnage sympathique et aimant, qui ne l’est pas vraiment dans la mythologie antique. Il suffit de rappeler la terrible parole de la Phèdre de Racine, si conforme au personnage : Volage adorateur de mille objets divers[1]. Tcherniakov retrouve le Thésée charmant et badin, fidèle et adoré d’une Ariane qui le sauve en l’aidant à tuer le Minotaure. Ici Ariane n’est plus cette blessée de l’amour que chante Racine
Ariane, ma sœur, de quel amour blessée
vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée[2]
elle est au contraire remplie de cet amour pour un Thésée charmant que Tcherniakov souligne par une sorte de duo complice entre les deux personnages dans la première partie, jeux de regards, gestes affectueux, tourbillons de danse, et aussi jeu autour du texte que Thésée a préparé pour sa femme et pour le ténor. Ce jeu autour du texte bien visible (feuilles bleues, dont la couleur va avec les murs…) est essentiel car ce sera dans la deuxième partie la trace vivante qui reste de Thésée. Ainsi, affichant une relation sans nuages et heureuse, affichant cette relation rêvée d’une Ariane heureuse qui n’est pas dans la tradition, l’œuvre reconquiert d’une certaine manière son statut de Drama ou Musikdrama par le deuil qui casse le bonheur sans nuages, évacuant son statut d’opéra de genre un peu artificiel pour devenir drame lyrique.
Ainsi ce qui frappe ici c’est la pleine cohérence de l’opéra (deuxième partie) où Ariane éperdue de douleur d’avoir perdu l’être aimé se trouve au bord du suicide. La « réécriture » par Dmitri Tcherniakov fait d’Ariane un personnage pris par le vide du deuil, abandonnée à la vie dénuée de sens par la disparition du mari.
La transformation du « prologue » original en « première partie » de la réécriture, tout en gardant intégraux les dialogues qui de toute manière prennent sens tout aussi bien est un exercice d’une incroyable virtuosité théâtrale parce que les personnages habituels tantôt restent ce qu’ils sont (le ténor qui va chanter Bacchus a beau être le petit ami de Zerbinetta, il n’a pas un grand rôle) tantôt prennent un autre relief (Ariane, Thésée, et surtout Zerbinetta et le compositeur – Der Komponist) dans un contexte familial où tout le monde se connaît.
Cela implique quelques précisions affichées au départ pour le spectateur, comme dans les films muets, Ariane est la fille du maître de musique (Musiklehrer), dont le compositeur est l’un des élèves. Aussi bien Scaramuccio, Truffaldin, Brighella et Harlekin sont d’anciens élèves. Naïade est la sœur du maître de musique et Zerbinetta sa fille impliquant donc un lien familial avec Ariane (elles sont cousines). Il y a des liens entre tous et ces relations familiales ou d’élèves à maître créent une intimité et une liberté de ton et d’attitude dans le groupe : toutes ces précisions initiales n’indiquent évidemment pas une nouvelle trame ou une nouvelle intrigue, mais une ambiance nouvelle que le décor souligne.
Tcherniakov insère son travail dans le même « espace » que les deux titres précédents, mais pas le même « décor ». Si l’on retrouve les espaces visibles et invisibles (mais devinés) des deux autres opéras, les mêmes pièces, les mêmes rayonnages, l’orientation est résolument contemporaine, et n’est plus liée à Vienne. On se souvient dans Elektra la baie donnant sur une façade clairement viennoise. Cette fois la baie ne donne sur rien, comme si cet espace était un isolat étrange et protégé.

Les murs sont d’un bleu roi presque agressif, avec des dorures, comme une couleur royale (après tout Thésée était roi…), mais comme aussi la couleur de ces ciels d’église évoquant la profondeur mystique… un bleu mystique comme dirait Baudelaire (un soir fait de rose et de bleu mystique)[3] dans son poème La mort des amants (un titre qui cadre d’ailleurs avec le récit filé ici par Tcherniakov) avec au centre un énorme lustre, clairement copié sur les lustres… du MET de New York, manière de jouer aussi sur le thème de l’opéra y compris dans le décor.

N’oublions pas, en rappelant encore Baudelaire : « Mes opinions sur le théâtre : Ce que j'ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance, et encore maintenant c'est le lustre, – un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, circulaire et symétrique. »[4]
Si Tcherniakov renonce au théâtre dans le théâtre, on constate que des jeux y sont encore possibles, eux aussi abyssaux quand on sait que Baudelaire décrit dans son paragraphe sur le lustre les acteurs clairement référencés à la tragédie grecque…
Mais sans trop le dire, en effleurant le sujet, Tcherniakov invite aussi à poser d’autres questions abyssales : est-cela même famille dans les trois opéras, retrouve-t-on des choses voisines, des traces de costumes, des bribes de personnages interchangeables. Le spectateur se pose ces questions, comme celles des très habiles costumes d’Elena Zaytseva qui sont résolument contemporains certes, mais avec des touches vaguement surannées, un peu années 1920. Il y a là aussi un jeu léger d’ambiguïtés qui n’obscurcit pas la clarté du propos, mais fait un peu gamberger le spectateur. Où est le vrai ? où est le miroir ? où suis-je… ? N’était-ce pas ce même Tcherniakov qui en 2015 à Munich perdait Lulu dans un labyrinthe de palais des glaces ?
En insistant au départ sur les relations familiales, avec cet espace rendu spécifique, isolé par la couleur, Tcherniakov insiste sur l’idée de « bulle » à l’intérieur de laquelle se déroule une histoire de gens qui ont entre eux des relations non sociales, mais amicales, familiales, affectives où tout ce qui serait caricatural est évacué.
Evacué ? Pas tout à fait car le personnage de Thésée, complet beige, écharpe caractéristique est central, c’est le maître de maison et l’organisateur. Comme le texte reprend les paroles du majordome, il semble parler de lui à la troisième personne, et donc cela crée une distance ironique, comme une sorte d’auto-ironie, là encore un jeu de masques, mais qui est un clin d’œil aux autres et à son épouse. Toute la mise en scène n’est plus caprice de maître « le plus riche de Vienne », mais pur divertissement fait pour plaire à sa femme et l’honorer. Alors, les personnages prennent une valence différente. Ariane est la femme éperdument amoureuse, mais, vaguement vêtue en Diva des années 1920, elle rappelle qu’elle est « Diva de la soirée », un peu comme les personnages de ces films muets que les placards explicatifs nous rappellent. Elle est en quelque sorte « costumée » en primadonna de l’époque de la création ou peu s’en faut, petit exercice de mise en abyme qui nous rappelle où nous sommes et quelle œuvre nous regardons. Thésée et Ariane jouent pour leurs amis les rôles de Divo et Diva, comme il se doit puisque célébrant leurs noces d’argent ils sont les héros de la fête.
Le compositeur de son côté est plus élaboré que dans le prologue traditionnel. Il est presque un double de l’Ariane que nous verrons en deuxième partie, inséparable de son œuvre (sans doute son premier opéra, dédié à la reine de la soirée) comme Ariane de Thésée et qui en a fait une clef de vie, qui est tout dans son œuvre comme Ariane sera toute entière dans son amour absent dans la deuxième partie.
Dans cette vision, le compositeur n’est pas un personnage qu’on regarde avec une sorte de distance amusée dans une ambiance mondaine, c’est un personnage qui semble mettre toute sa vie en jeu dans son œuvre, il est l’artiste. Et Tcherniakov en fait un personnage ni ridicule, ni excessif, mais lacérant, au bord du désespoir. Et au plus fort de ce désespoir,

Zerbinetta qui est attirée par ce côté « tout ou rien » du personnage, dialogue avec lui, elle est assise, face à lui, et doucement lui parle, sans ironie, et se livre aussi en livrant quelque chose de son être profond qui va être la clef de son personnage. Ainsi se construit en quelque sorte une scène parallèle avec celle qui suivra dans l’« opéra » avec Ariane, quand elle entame son Großmächtige Prinzessin. Dans cette première scène de consolation avec le compositeur, elle se dévoile, elle montre qui elle est pour éclairer ensuite la seconde ensuite avec Ariane :
“Ein Augenblick ist wenig – ein Blick ist viel. Viele meinen, dass sie mich kennen, aber ihr Auge ist stumpf. Auf dem Theater spiele ich die Kokette, wer sagt, dass mein Herz dabei im Spiele ist ? Ich scheine munter und bin doch traurig, gelte für gesellig und bin doch so einsam.”
(Un instant, c'est peu – un regard, c'est beaucoup. Beaucoup croient me connaître, mais leur œil est émoussé. Au théâtre, je joue la coquette, qui dit que mon cœur est en jeu ? J'ai l'air gai et pourtant je suis triste, je passe pour sociable et pourtant je suis si seule.)
Le jeu auquel joue Tcherniakov dans les trois opéras et les trois histoires, c’est le jeu de la vérité où chaque personnage est lui-même sans jouer. Tout dans le prologue de l’œuvre originale est jeu social, jeu de rôles, caricature ou mise à distance. Ici, tout s’efface pour laisser place au naturel, à l’intime, à l’émotion puis au drame.
Et ainsi, pour que tous se dévoilent et soient ce qu’ils sont vraiment, on a besoin d’un Thésée distancié, auto-ironique, un peu extérieur et en même temps connu de tous et familier de tous, et dans ce rôle, l’acteur Wolfram Koch est absolument excellent, parce qu’il est toujours sur cette ligne de crète entre sérieux et fantaisie, exagération et naturel, un jeu dans lequel Ariane entre parfaitement en complicité jouant ce qu’on pourrait appeler un « théâtre de complicité » (toute allusion à Simon Mc Burney n’est évidemment pas fortuite) ou le jeu de la complicité est presque le jeu marivaudien de l’amour.

Et justement, Tcherniakov joue de manière virtuose des complicités dans une gestion du groupe qui n’est justement pas gestion de groupe, mais gestion très individualisée des personnages dans le groupe où chacun est caractérisé, le Musiklehrer par exemple, ou le Tanzmeister, chacun a des gestes, ses parcours, ses tics particulièrement étudiés, justes, mais jamais ridicules avec des costumes typés mais pas décalés. Le génie de Tcherniakov est de ne laisser aucun personnage inutile dans le théâtre, aucune ombre, chacun est une brique qui construit un ensemble (souvenons-nous de la manière dont il gérait les ensembles combien plus nombreux dans Guerre et Paix à Munich) et cela donne une vraie « tranche de vie ».
La vie, c’est ce que porte Zerbinetta. Et pour la définir il part évidemment de la citation à laquelle je me suis référé plus haut. Elle y montre toute la différence entre l’être et l’apparence, elle y montre une solitude qui se compense par une sociabilité que Tcherniakov pousse ici jusqu’à l’empathie pour les autres, pour s’effacer en quelque sorte derrière le regard puis le don aux autres. Il en fait le double non suicidaire d’Ariane, celle qui a choisi de vivre malgré tout, souriante. Elle est singulière immédiatement singularisée par un costume pas très seyant, un chapeau à grosse fleur, signe partagé par ses amis, la fleur comme signe d’ouverture vers les autres (elle portera une couronne fleurie dans la deuxième partie, on le verra) Il dit d’elle dans le programme de salle Ariadne et Zerbinetta, ont peur d'être abandonnées, peur d'être seules. Mais Ariadne est fixée sur un seul homme, tandis que Zerbinetta est toujours en quête. Zerbinetta ne choisirait jamais le suicide comme solution, car elle aime trop la vie elle-même.
Elle est tournée vers l’autre, elle regarde l’autre, d’abord avec le ténor qui est son nouveau petit ami avec qui elle joue un jeu de complicité très léger, puis la personnalité du compositeur l’attire avec sa complexité, ses exigences, sa soif d’absolu et son désespoir sincère, puis ce sera Ariane, avec empathie, comme si aller vers l’autre donnait un sens à sa propre vie. Et sur scène, on sent ce caractère positif et allant, avec quelques gestes fugaces qui montrent le malaise, la singularité, les blessures secrètes et c’est bouleversant. Zerbinetta est tout sauf un personnage de comédie ici, elle est une âme et peut-être l’âme la plus profonde de cette vision.
D’ailleurs, si Thésée est l’incontestable metteur en scène de la première partie, Zerbinetta sera celle qui met en scène la deuxième partie, devenue machination pour sortir Ariane de son désir de mort et la conduire vers la vie.
Ce que met en scène Tcherniakov dans l’île déserte qu’est cette maison singulière, ce sont des dernières strates d’humanité pendant qu’à l’extérieur c’est le charnier universel. Il y a toujours la possibilité d’une île.

Alors, quand brutalement Thésée s’écroule et que s’interrompt la fête, il se fait le noir dans la salle, ce noir qui vous laisse un peu suspendu, interrogatif, ce noir où les contours et les personnages et pour ainsi dire le monde semblent disparaître.
Et avec la complicité de Richard Strauss et de Kent Nagano, et tandis que s’affiche, toujours selon le principe des placards de films muets « quelques jours plus tard », la lumière se fait au son de l’introduction musicale de l’opéra, si légère, si mélancolique, si amère aussi, et fait voir dans le même salon, seule, Ariane assise devant le catafalque de Thésée mort, elle va se lever le regarder une dernière fois, caresser son visage et fermer le cercueil.
La musique sur ces images prend subitement un autre poids, une autre valence, elle n’est plus introduction ou prélude, elle devient « commentaire » et grâce à la manière dont Nagano la dirige, elle prend un corps nouveau, qu’on n’avait peut-être jamais perçu. Ainsi, de « musique de salon » elle devient musique de désespérante et définitive solitude, musique de déchirement, et c’est encore une fois et bouleversant, et stupéfiant. Bien évidemment Strauss jouait déjà sur les deux tableaux, essayant de perdre gentiment le spectateur entre salon et tragédie, mais par l’image initiale ici, Tcherniakov offre une couleur à la musique qui jamais ainsi n’était apparue aussi claire. Jamais Tcherniakov ne va contre la musique mais il en renforce toujours les potentialités.
Évidemment, cela crée chez le spectateur une tension qui n’a plus rien à voir avec l’aimable opéra de salon habituel, on est plongé dans le drame et dans sa crudité, et du même coup toute la suite s’éclairera d’une autre manière.
Nouveau noir et nouveau placard, « quelques mois plus tard » et cette fois, nous avons devant nous une Ariane un peu négligée, (adieu la diva années Vingt) debout, qui va chanter son deuil et un désespoir qui ne faiblit pas, pendant que le petit groupe de familiers en retrait la considère et la regarde, un peu interdit, sans trop savoir quoi faire. Ce petit groupe de familiers vêtus en vêtements d’intérieur, vestes de laine, cardigans, est une manière de souligner l’intime mais ces vêtements aux époques mélangées, comme dans la première partie sont moins faits pour perdre le spectateur que pour bien profiler et typer les personnages, montrer qu'ils sont d"hier et d'aujourd'hui, vieux et jeunes, actuels et passés, mais familiers. De plus, leur présence groupée leur donne la fonction du choeur antique, discret rappel à la tragédie. Et une fois encore, Tcherniakov remplace le montage volontairement artificiel de « l’opéra » opera seria et commedia dell’arte par une scène d’une évidence aveuglante, le regard de tous sur cette Ariane désespérée prise du désir de mort signifie immédiatement pour le spectateur : « que faire pour l’en sortir ? ». Tout devient sérieux, mais ni serioso, ni opera seria.
La force des grands metteurs en scène, est de nous faire comprendre par une seule image la problématique posée. Muni de cette clef aveuglante, qui littéralement « saute aux yeux » un groupe un peu interdit qui regarde une femme désespérée) toute la suite va s’éclairer et chaque geste, chaque tentative qui était « comédie » va devenir essai de consolation, non pas de théâtre, mais de vie.

La mise en scène va montrer le chemin de la reconstruction, du retour à la vie de manière progressive, faisant de chaque moment, de chaque intervention un pas vers la vie, progressivement et imperceptiblement les choses vont marquer une évolution, comme si insensiblement elles avaient un effet sur Ariane.
Comme dans les grands lamentos, comme Phèdre à son entrée avec Œnone, les interventions d’Ariane ne sont pas des discours interrompus par les interventions des autres, mais un long monologue qu’en arrière-plan, les autres commentent, cherchant des solutions.
Ainsi les groupes des voix « autres » ne se succèdent pas : dans cette mise en scène, c’est un même groupe compact fait de Naïade, Dryade, Echo, mais aussi d’Harlekin, Zerbinetta, Scaramuccio, Brighella etc… qui prennent successivement la parole, en commentant l’attitude d’Ariane inconsolable en cherchant des solutions et il n’y a donc pas de différence entre les figures mythologiques et celles de la commedia dell’arte. La fusion est réalisée dans l’empathie… Le combat des genres artistiques, artificiel et salonard est oublié.
Chacun observe et commente et chacun propose sa solution. Ariane concentrée sur son deuil ne voit pas les autres, ne voit pas le groupe, elle reste isolée dans son discours, dans son monologue unique qui est évocation de Thésée et attirance irrémédiable vers la mort, vers le voyage où elle le rejoindra.
La situation « familiale » donne à ce moment une tension nouvelle, non tant créée par Ariane mais par tous les autres qui ne jouent pas l’opéra, mais sont dans le drame de la vie. Il y a celles qui se lamentent sans trop savoir comment gérer la situation (Naïade etc…) et il y a le groupe Harlekin, Scaramuccio, Truffaldino, Brighella qui cherchent une solution. Comme ils sont des élèves du maître de musique, ils pensent que la musique peut être une solution. Dans la méditation mortifère d’Ariane, le chant, la musique peut être ce moment qui éveille de nouveau à la vie, qui comme le chant du cygne précède la mort et révèle pour une dernière fois en quelque sorte la beauté de la vie, la musique dans ces circonstances peut être une possibilité car c’est un art physique qui agit sur le corps et donc peut le transformer et entrer dans une âme. L’arrivée du piano et du pianiste, c’est l’entrée de l’art, et l’art c’est la permanence de la vie.

L’idée géniale de Tcherniakov est donc de faire en sorte que les quatre personnages aillent chercher un piano : il y a toujours dans les bonnes familles un piano à queue qui traine dans les grands appartements riches, et le piano est placé au centre de la scène, comme par hasard là-même où peu avant était le cercueil de Thésée. À la mort et à la même place succède la musique de la vie, avec au clavier le (vrai) pianiste qu’on entend habituellement dans la fosse, et qui ressemble vaguement au compositeur de la première partie, impliqué ainsi lui-aussi dans la recherche du sauvetage de l’héroïne, ce qui nous indique par déduction qu’il a dépassé don désespoir (par force puisque l’opéra prévu n’a pas été joué à cause de la mort du maître). Et le chant des quatre personnages de la commedia dell’arte n’est plus en quelque sorte perturbateur des lamentations d’Ariane, coupant par un air plus léger la pesanteur de l’appel à la mort, mais au contraire sonne comme un appel nouveau à la vie. Et les quatre qui jouent autour du piano deviennent ceux qui tentent désespérément de redonner une énergie vitale à Ariane.
Et ainsi, le magnifique et long « Lied » d’Ariane, « Es gibt ein Reich wo alles rein ist » (il y a un royaume où tout est pur) évocation du royaume des morts, devient une sorte de réveil d’une énergie vitale, même si elle doit la conduire à la mort. Les paroles sont plutôt pessimistes :
« Das lastende Leben
Du nimmst es von mir
An dich werd’ich mich ganz verlieren
Bei dir wird Ariadne sein »
(Le poids de cette vie
tu me l’ôteras
En ti je me perdrai toute
Et Ariane sera tienne)
Mais il ne faut pas s’y tromper, si le texte est sombre, il s’agit de se perdre chez les morts, la musique quant à elle, dit quelque chose de plus lumineux, la musique en effet fait entendre en crescendo une sorte d’ouverture et de clarté qu’on entendra à la fin avec Bacchus. C’est le premier vrai moment de clarté (avec une énergie orchestrale notable) de cette deuxième partie.
Ariane dormait et pleurait (premiers mots de Naïade) Ariane gémissait et désormais Ariane retrouve quelque chose de vital, un élan qui paradoxalement porte un désir de mort, mais que la musique en quelque sorte dément.
Aussi logiquement, les quatre de la commedia dell’arte, les quatre qui ont amené le piano en scène, reprennent ensuite leur chanson de vie accompagnés par le piano, comme pour prolonger le souffle qu’a montré Ariane. Ils se mettent à chanter et danser, à distraire de manière un peu brutale une Ariane encore absente, encore à son deuil (ils portent des nez rouges, ils gesticulent, serpentins et joie un peu forcée). Là encore Tcherniakov dans sa manière de montrer l’excessif est particulièrement habile à montrer le décalage entre l’opéra dans la version originale, ou l’excessif est spectacle, alors qu’il est ici consolation inutile. Les clowns en échec, tristes.
C’est ainsi que se justifie l’intervention de Zerbinetta, qui comme dans la première partie avec le compositeur, va entreprendre elle-même l’œuvre de consolation, devant le constat d’échec des quatre autres.

Tout ce moment a été un long monologue d’Ariane, un long appel à la mort commenté et interrompu par ses amis et familiers essayant de la « distraire », l’effet a été de sortir Ariane de sa torpeur, de lui donner l’énergie, même si c’est l’énergie d’un désespoir. Elle n’écoutait rien, elle ne regardait rien elle était enfermée en elle et désormais elle est sortie d’elle-même pour appeler la mort.
Avec Zerbinetta, elle va écouter autrui, et c’est le premier geste d’ouverture vers le monde qui l’entoure. Zerbinetta se présente vêtue d’une couronne de fleurs, comme si elle coiffait Sainte Catherine, ou comme pour déclarer sa disponibilité aux autres. Les fleurs tranchent par leur couleur sur les costumes plutôt ternes des autres, (sauf plus tard le pull orange voyant de Bacchus, comme par hasard), elle s’affiche comme résolument ordonnatrice de vie : n’oublions pas non plus l’aspect printannier des fleurs : les fleurs, c’est le printemps, c’est la renaissance, le printemps dont le dieu est… Dionysos (Bacchus chez les romains). En portant ces fleurs, Zerbinetta porte le futur. Elle est peut-être ce double lui aussi isolé, mais vital au sens fort, qui va par la force de l’empathie, trouver des mots qui vont éveiller quelque chose et tenter un futur…

Il y a dans la mise en scène du monologue Großmächtige Prinzessin quelque chose de très intime, qui refuse le spectaculaire alors que l’air est techniquement un authentique spectacle : deux femmes d’abord assises sur un canapé et qui se parlent… Et c’est là le basculement dramaturgique de la deuxième partie.
Car, même si les commentaires des autres sont dubitatifs, même si on ne sait pas l’effet produit, « Ja es scheint, diese Dame und ich sprechen verschiedene Sprachen » (oui, il semble que cette dame et moi ne parlons pas la même langue), dit Zerbinetta, quelque chose a changé dans le comportement d’Ariane, que Tcherniakov a montré parfaitement : elle a écouté, et elle ne répond pas.Va suivre en effet toute une série de moments où les autres interviennent, les quatre clowns, mais aussi Naïade et ses compagnes qu’on n’avait plus entendues jusqu’à l’arrivée de Bacchus…
Ariane se tait, s’enferme dans un silence qui est non pas passivité mais sans doute un silence d’intensité productive en quelque sorte, jusqu’à l’arrivée de Bacchus.
Ce silence long qui fait suite au monologue de Zerbinetta, et en quelque sorte clôt l’intervention des « comédiens ». Le très long monologue vise à montrer que morto un papa, se ne fa un altro, comme disent les italiens. Quand un pape meurt, on en fait un autre, et quand un amour meurt en survient un autre. Il n’y a pas d’amour éternel, au sens des grands mythes littéraires où la mort est transcendée. C’est un peu la leçon de Rosenkavalier, un amour s’en va, il en viendra d’autres, même si on reste un moment un peu mélancolique.
Le discours convenait à l’idée d’une Ariane abandonnée par Thésée et seule, mais il convient aussi au deuil. Il n’y a pas de deuil éternel. Alberic Magnard, dans Guercœur, montre exactement cette leçon de vie dans le personnage de Giselle qui, Guercœur mort, finit par refaire sa vie sans trahir le mari disparu.
Ainsi Zerbinetta essaie de sortir Ariane du monde du mythe, pour lui offrir, la simple vie, avec ses renonciations, ses abandons et ses renaissances. C’est une leçon de comédie, c’est la leçon de toutes les comédies : tout se dépasse pour vivre. Même dans les comédies moliéresques où le héros garde ses obsessions et donc où rien n’est fondamentalement résolu, l’entourage choisit de vivre avec, en ayant paré à l’essentiel. La leçon de la comédie est toujours : il faut tenter de vivre comme dirait Paul Valéry.
C’est ainsi qu’après le long monologue de Zerbinetta, ses quatre amis se mettent à badiner avec elle sur le thème « vers qui ton cœur balance ? » qui est aussi en quelque sorte un badinage « pédagogique » qu’Ariane subit en silence. Mais dit Hofmannstahl, tout badinage est très sérieux…

En même temps ce silence d’Ariane (qui disparaît un instant) est temps qui passe, temps de méditation : appeler la mort n’est pas mourir. Et plus le temps passe, plus on attend la mort, et évidemment moins elle s’annonce.
L’événement Bacchus arrive donc à point, après une sorte de maturation d’Ariane silencieuse. Et il apparaît dans la mise en scène comme la solution ultime quand tout le reste a échoué, mais où tout le reste en même temps a produit de l’effet « induit » chez Ariane.
Je l’appelle événement parce qu’il est l’objet d’un rituel, d’une préparation, d’une mise en scène. Le ténor, qui est l’ami de Zerbinetta se présente avec son pull orange voyant, il n’a rien d’un Bacchus des rêves les plus fous, et pendant que Naïade, Dryade et Écho l’annoncent et le décrivent, Zerbinetta, qui dirige le groupe, en quelque sorte la metteuse en scène de cette deuxième partie comme Thésée l’était de la première, l’habille en.. Thésée, en lui faisant endosser sa veste et mettre l’écharpe qu’il portait et lui redonner à lire le texte même écrit par Thésée dans la première partie. Ne jamais oublier que lire un texte c’est le faire vivre, et faire vivre son auteur. La musique et la littérature sont aussi des leçons de vie.
Ainsi, Tcherniakov rend-il le cri « Theseus » d’Ariadne, justifié par le stratagème monté par Zerbinetta, qui essaie par jeu de masque de relancer Ariane vers la vie, une sorte de choc initial motivé par le sentiment de fraternité de deux solitudes. Ariane voit et entend le texte de Thésée… Elle entend la vie.
Mais très vite Ariane perçoit la « supercherie », et y voit le messager de la mort qui va l’emporter, comme si elle lui était liée, presque fiancée, et par la métamorphose et la maturation dont nous parlions, ce messager-là devient messager de la vie.
Pendant ce temps discrètement Zerbinetta ôte de l’étagère la photo de Thésée ou en cache la face. Signe qu’Ariane est passée à autre chose… et va oublier Thésée.

Mais non. S’il fallait oublier Thésée, elle n’aurait pas fait son deuil : faire le deuil, c’est admettre la mort et l’absence et en soutenir la vue, c’est vivre avec le passé sans le craindre. Elle ôte donc les atours qui faisaient du ténor Thésée, enlevant veste et écharpe, et remet la photo de Thésée en place. Elle a compris le stratagème de Zerbinetta, elle a compris leur leçon de vie y compris pendant son long silence et revient à la vie. Le drame personnel s’est résolu en famille, ils sont tous là pour la soutenir. Happy-end.
Mais le happy-end d’Ariadne auf Naxos, happy-end chez Hofmannsthal et dans la réécriture de Tcherniakov, n’en est pas un.
Tout à coup, un placard nous avertit que pendant que l’on fête un retour à la vie en famille, c’est la guerre tout autour, et symboliquement, le décor qui était protecteur, qui était pendant les trois opéras la même structure close, enfermant les personnages dans leur espace, s’ouvre, éclate en parties diverses laissant voir en coin le petit groupe derrière une baie discrètement éclairée, dans un clair-obscur mélancolique et triste.
Les trois opéras étaient le monde d’avant, le monde d’hier, et les pires crises des familles restaient protégées par les murs épais des salons bourgeois, tout comme les résolutions heureuses nées des complicités des mêmes familles. Mais rien de tout cela n’empêche la guerre d’exploser.
Tcherniakov reprend l’idée force de Guerre et Paix à Munich, des deux Iphigénies à Aix interrompues et explosées par la guerre, qui ici prend peut-être encore plus de force.
Nous avons vu un spectacle d’empathie, d’humanité, de fraternité, nous à l’intérieur de cette salle d’opéra, comme cette famille à l’intérieur de son cocon. Mais ni la fraternité, ni l’humanité, ni l’empathie et ni l’art surtout ne nous protègent, nous, de la guerre, à nos portes, dans un monde clairement au bord de la folie. Nous sommes à l’opéra et nous jouissons de l’art et la guerre est aux portes…
Et nous sortons la gorge serrée car c’était de nous qu’il était question. L’île heureuse n’est plus.
Les voix
Pour un travail aussi précis, aussi ciselé autour de chaque personnage, de chaque mouvement, il faut une compagnie compacte et engagée, qui va faire en sorte que théâtre et chant se répondent dans un réseau de correspondances infinies. C’est bien le cas avec la distribution réunie, alliance de « Gäste », chanteurs invités, de membres de la troupe de Hambourg, l’une des plus solides et des plus agiles d’Allemagne et membres (ou anciens membres) du Studio local. L’abondance de petits rôles bien caractérisés avec des interventions quelquefois courtes, mais senties, fait que pour un jeune chanteur, l’expérience est intéressante, d’autant plus dans une production de ce niveau scénique.
Ainsi des membres du studio Marie Maidowski (Echo) et Aebh Kelly (Dryade) aux voix claires, bien projetées, cette dernière avec une jolie couleur de mezzo. Marie Warburton, membre de la troupe, est Naïade, avec une belle voix très contrôlée de soprano, avec un phrasé flatteur (elle chante beaucoup de baroque). Autre membre du studio, le baryton Grzegorz Pelutis, fugace, mais efficace Perrükenmacher, tout comme le Betrunkener Gast de Hubert Kowalczyk, membre de la troupe lui aussi ou l’officier de Michael Heim. Dans cette première partie, bien moins caricaturale que dans le projet original d’Hoffmannsthal, les personnages doivent afficher moins de simagrées pseudo-comiques, mais plutôt travailler sur la fluidité, sur les relations de familiarité, sur des dialogues plus « naturels », ce qui peut surprendre un spectateur habitué aux Tanzmeister (maître à danser) ou même au Musiklehrer (le professeur de musique) habituellement plus profilés dans les chanteurs de caractère. Ici, le Musiklehrer étant le père d’Ariane, il a un tout autre statut et l’excellent Martin Gantner s’en sort avec son style impeccable habituel, sans jamais caricaturer le personnage, lui donnant même une certaine allure, que sa voix au timbre chaleureux renforce. De même le très mobile Tanzmeister de Peter Tantsits, bizarrement et injustement contesté, qui compose un personnage différent, même si mobile, tournicotant un peu dans tous les sens, un habitué du cercle familial, mais jamais ridicule, avec une voix de caractère, plutôt bien projetée et au phrasé impeccable.

Les quatre « comédiens » forment un groupe musicalement très efficace, ils chantent souvent ensemble et doivent soutenir sans cesse un rythme très marqué. Le piano en scène très présent les aide sans doute (c’est le très bon chef de chant attaché au théâtre Georgiy Dubko, aussi chef d’orchestre, qui les soutient en scène) mais les timbres se fondent et les voix forment un quatuor particulièrement homogène qui sait ce que chanter veut dire et surtout qui sait parfaitement phraser, avec une belle expressivité et une grande aisance, il s’agit de Daniel Kluge, membre de la troupe, ténor (Brighella), de Stephan Bootz, basse en troupe au Staatstheater Mainz (Truffaldin), de Florian Panzieri, ténor qui sort à peine du studio de l’opéra de Hambourg et qui continue d’y chanter régulièrement (nous l’avions apprécié en Innocent dans le Boris Godunov de Frank Castorf) et qui est ici Scaramuccio, enfin l’Harlekin plein de relief de Bjorn Bürger, baryton en troupe à Stuttgart, qu’on reverra en avril et mai prochain à Zürich dans la production de Die Tote Stadt de Dmitri Tcherniakov. La voix très expressive, aux couleurs marquées, rend le rôle particulièrement notable.

Avec Der Komponist, le compositeur, nous abordons les rôles plus lourds et c’est une belle surprise que la voix forte, magnifiquement projetée, très expressive de la toute jeune Ella Taylor, un nom à suivre tant elle a été impressionnante dans l’incarnation de ce personnage, plus désespéré et plus déchirant que d’habitude (il fait le pendant d’Ariane dans la deuxième partie), avec une voix qui sait colorer, au phrasé impeccable et à la présence très particulière et très marquante. Son incarnation débordante d’émotion en fait immédiatement l’un des compositeurs les plus intéressants des dernières années. Ayant essentiellement chanté en Grande Bretagne et à Amsterdam, très engagée dans la défense d’un répertoire plus contemporain, notamment dans l’interprétation d’œuvres de jeune compositeurs investis dans un répertoire LGBT+, c’est une personnalité qui ne manquera pas de susciter l’intérêt dans les prochaines années.
Jamez McCorkle chante Bacchus avec un vrai style, un sens du phrasé et du mot particulièrement développé, comme souvent chez les artistes formés à l’école américaine. La voix est homogène, impeccablement posée et projetée, et c’est sans nul doute une voix appelée à être entendue dans bien des scènes par le futur. Ce jeune ténor trentenaire manque encore peut-être d’expressivité dans son intervention finale, chantée avec beaucoup de soin et de justesse, mais peut-être pour moi un peu impersonnelle. De même scéniquement il n’a pas encore l’agilité de la plupart de ses collègues. Il reste qu’il est la voix juste pour cette mise en scène et cette ambiance. Il n’est pas un Bacchus tonitruant, pas un Heldenténor, mais une voix solide, plus liederiste, et très bien conduite dans le contexte. À suivre…

On connaît Nadezhda Pavlova, une des chanteuses fétiches de Teodor Currentzis avec elle a été une belle Donna Anna à Salzbourg. C’est pourquoi on ne l’attendait pas forcément dans ce répertoire où traditionnellement ce sont des rossignols aux voix haut-perchées, des poupées de contes d’Hoffmann améliorées que le public en général attend.
Alors, oui, la voix n’a pas la pureté cristalline d’une Gruberova (que j’entendis à Salzbourg pour l’éternité dans ce rôle) ni même sa sûreté à toute épreuve. Mais aucun soprano colorature aujourd’hui n’a atteint cette perfection (pyro)technique-là.
Mais dans la tradition, on ne fait pas trop attention à Zerbinetta jusqu’à Großmächtige Prinzessin après quoi si c’est réussi, on applaudit l’exploit et le clown rentre plus ou moins dans sa boite. Avec le travail de Tcherniakov et les qualités scéniques éminentes de Nadezhda Pavlova, c’est tout un personnage qu’on voit se dessiner et pas seulement une machine à aigus. Un personnage déjà passionnant dans la première partie, qui regarde partout, très mobile, très attentif aux autres, qui tranche avec son chapeau à grosse fleur (qui dans la deuxième partie se transforme en couronne fleurie comme on l’a dit plus haut). Dans cette mise en scène, elle est un centre de l’attention et elle est un moteur. Cela implique un travail vocal très particulier sur l’expression et la couleur, sur la conversation dans la comédie familiale de la première partie et dans la manière dont elle mène son monde dans la deuxième. Peut-être la diction n’est-elle pas toujours impeccable mais quel personnage ! Quelle force d’attraction et quelle sensibilité !
Et elle se sort avec tous les honneurs du fameux monologue qui est une épreuve de force se terminant par de folles agilités stratosphériques où elle réussit à atteindre les aigus sans toutefois tenir outre mesure la dernière note, mais la voix ne bouge pas et elle affronte avec cran cet air, l ’un des plus étourdissants de tout le répertoire d’opéra, remportant un triomphal succès mérité tant sur le plan musical que scénique.

Et puis il y a Anja Kampe, qui dès qu’elle touche à un rôle, en fait une torche brûlante d’émotion, d’intensité et de force.
Anja Kampe est d’abord une présence, une interprète qui emplit la scène. Ici, elle sait se faire discrète dans la première partie, dans l’ombre d’un Thésée brillant et qui lui aussi remplit la scène.Elle est discrète et présente à la fois, sans jamais faire trop, mais toujours juste.
C’est évidemment la deuxième partie qui lui offre la palette la plus large pour jouer de ses incroyables qualités. D’abord, sa présence, seule en scène, ou même entourée, ou même étouffée par les lazzis des autres, elle est là, fixe, assise, debout, recroquevillée, d’une incroyable plasticité. Ensuite une voix à la puissance qui bouleverse parce qu’elle est mise au service de l’expression, d’une intensité inouïe. Il faut l’entendre dire simplement ach… et être bouleversé par ce soupir. Elle commence son air Es gibt ein Reich… lentement comme une sorte de litanie avec une manière lacérante de dire Totenreich le royaume des morts. Et peu à peu l’air s’anime et se colore et finit plus ouvert, plus vigoureux, plus énergique. De même dans son duo avec Bacchus, sa voix forte, claire, énergique met dans l’ombre un Bacchus ici conçu pour la stimuler, la soutenir, comme s’il était simplement le carburant d’un moteur vocal qui repartait, qui se relançait dans le tourbillon vital, avec une sorte de sourire dans la voix là où au début de Es gibt ein Reich quelque chose en elle était éteint. C’est du très grand art, du si grand art qu’elle n’a pas besoin du mouvement pour s’exprimer. Sa seule tenue, son seul regard, son seul port de visage suffisent. Une interprétation immense, bouleversante, qui fait date, immédiatement.

Et face à tous ces chanteurs, un acteur, fameux pour ses interprétations dans des séries TV notamment Tatort, Wolfram Koch qui prend les paroles du Haushofmeister qui deviennent celles de Thésée. Mais autant le majordome est raide et distant dans l’original, autant ce Thésée est toute mobilité sur la scène. Il est un personnage, et peut-être, par la manière qu’il a de dire le texte, le plus ironique de tous, le plus distancié, dans un jeu jamais distant, bougeant toujours, familier, amoureux, et cet écart entre parole et jeu fait toute la saveur du personnage et toute la fascination de l’acteur. Ce Thésée tournoyant, amusant, parfait patron et parfait metteur en scène, est tellement « partout » dans la première partie que son manque dans la deuxième partie se fait évidemment sentir : on sent le manque qui frappe Ariane, on sent l’absent tant la présence en première partie était forte. Et ça, c’est la conjugaison du travail de l’acteur et du metteur en scène, du travail au cordeau.
La direction musicale
Très grande particularité et qualité de la soirée, c’est la présence permanente de la musique par tous les pores du spectacle. La musique est partout, et la présence en deuxième partie du piano en scène, ou discret ou déchainé (quand Georgiy Dubko accompagne Zerbinetta par exemple) est un élément particulièrement fort, qui fait de la musique non par un accompagnement, mais un acteur de la consolation d’Ariane. Par ses jeux de mouvements, par ses jeux de groupes (notamment les quatre « comédiens » de commedia dell’arte) Tcherniakov à, la manière d’une animation cinématographique, donne à ses mouvements un rythme musical en soi, et la musique devient presque musique de film, dessinant les mouvements. Tcherniakov ne va jamais contre la musique et surtout c’est une musique qui cadre parfaitement avec le décor : on sent alors une sorte d’osmose particulière entre chef et metteur en scène, qu’il est rarissime d’obtenir dans cette œuvre, dont il faut le dire, les bonnes mises en scène sont rares.
Kent Nagano est un chef qui sait regarder un spectacle avec une vraie modestie et une vraie sensibilité. Il sent immédiatement quelle couleur donner à une direction musicale. Il y avait dans Elektra comme une contradiction à résoudre entre l’espace clos et l’explosion sonore. L’œuvre habite mieux la vaste Felsenreitschule de Salzbourg qu’un salon viennois fermé, et c’était un défi que cette mise en scène, peut-être moins sensible dans Salomé qui peut s’accommoder mieux de tous les espaces. Ariadne auf Naxos a besoin d’un espace plus fermé, opéra de salon ou d’appartement et le décor, nous l’avons dit, lui sied idéalement bien. Avec ce décor semble naturelle une musique qui sort de tous les interstices, discrète, fondée sur quelques instruments solistes d’un orchestre de 24 musiciens. Il y a en soi une culture de l’intime qui s’impose, une couleur de l’intime et Nagano dans son approche la cueille avec une direction qui suit de manière délicate et sensible tous les entrelacs de la mise en scène, sans jamais que l’orchestre ne prenne le pas, sauf en début de seconde partie où la musique de l’introduction rend le regard d’Ariane sur le cercueil et chacun de ses mouvements une sorte de chorégraphie mélancolique bouleversante. Nagano suit le mouvement scénique sans jamais accélérer le tempo, et c’est magique.
Dans la première partie, le travail sur l’art de la conversation en musique, les couleurs ironiques, les mouvements, font entendre aussi ce que cette musique peut apporter de neuf, ce qu’elle peut avoir aussi de dérangeant, avec ses changements de tempo, ses variations de volume, mais sans jamais qu’elle ne soit directive, en restant toujours une sorte de personnage avec ses creux ses pleins et ses déliés.
Un des étonnements d’Ariadne auf Naxos, un de mes premiers étonnements (ma première Ariadne fut à Salzbourg, dans ce qui était alors le Kleines Festspielhaus, en août 1979, Behrens, Gruberova, King, et Karl Böhm en fosse, ce qui m’assurait d’entendre l’Ariadne juste, pour toujours et à jamais…) fut la variation entre ces délicatesses sans cesse présentes et répétées, et des moments symphoniques plus énergiques qui feraient presque oublier qu’on a un petit orchestre en fosse (j’ai parlé plus haut de moments qui anticipent un peu Die Frau ohne Schatten) et Strauss réussit à donner l’illusion d’une masse orchestrale qui n’est pas, là encore comme un jeu de masques, un jeu de cache-cache avec le son. Nagano réussit à donner cette idée de volume et d’énergie, sans jamais rien d’excessif. Avec un orchestre très juste, très fin, très attentif, il réussit sans cesse même en donnant du volume, à rester dans l’intime, dans la délicatesse et dans la retenue, ne couvrant jamais les chanteurs et laissant à la scène toute sa respiration. J’ai toujours aimé le travail de Kent Nagano, qui est souvent critiqué ou quelquefois peu apprécié, parce que c’est un travail d’artisan, qui manie la matière musicale en fonction de la circonstance du moment, jamais dans l’idéologie et toujours dans l’écoute sensible, et surtout, jamais dans le démonstratif. J’ai trouvé son interprétation d’Ariadne une de ses plus belles réussites, en tout cas de celles que j’ai pu entendre à l’opéra avec lui.
C’est un grand chef d’œuvre de théâtre lyrique que cette production à tous niveaux. La raison en est simple, tous se sont mis au service du théâtre, au service de ce que Hofmannsthal appelait « Notre enfant préféré » en donnant à ce spectacle une ligne cohérente, où Tcherniakov rejoint ce que Hofmannsthal disait de l’œuvre : il s’agit de badinage très sérieux, soutenant par ailleurs que la musique d’Ariane devait « montrer la réalité de l’âme, la vérité ».
Tcherniakov ne trahit jamais le sens des opéras qu’il traduit sur la scène, il essaie au contraire à travers un chemin de traverse, de conduire au centre de l’œuvre, dans son noyau brûlant. Il n’y a pas plus vrai que les adieux de Wotan et de Brünnhilde dans sa mise en scène de Die Walküre, comme ici il n’y a pas plus vrai que la souffrance de l’absence exprimée par Ariane en deuil. Abandonnée par son aimé sur son île, comme dans la légende, ou abandonnée par la mort de son aimé, Ariane est devenue un être se solitude, sans futur et toute l’œuvre consiste à la réconcilier avec la vie. Et Tcherniakov travaille sur la sensibilité, plus que sur l’intellect, sur la traduction des émotions immédiates, sur les images qui immédiatement font sens. Son théâtre est profondément sensible, même s’il peut être terrible, et sans cesse fouillant le vrai, comme dans la déchirante scène entre Oreste et Pylade dans son Iphigénie en Tauride, ou dans l’Alfredo apportant des bonbons à Violetta dans La Traviata parce qu’il ne sait quoi faire pour se faire pardonner et qu’il continue à ne pas mesurer la vérité du drame. Et ce soir, cette sensibilité en a trouvé une autre en celle de l’artisan modeste et intense que fut Kent Nagano : par leur culte du vrai ils portent Nadezhda Pavlova à une Zerbinetta profonde et sensible, Ella Taylor à un Komponist embrasé par son art dans la folie du désespoir, et Anja Kampe à une Ariadne incandescente, qui s’ouvre un futur.
Une soirée marquante, de celles qui vous poursuivent, sans jamais cesser de vous dire des choses au creux de l’oreille, une de ces soirées qui parlent à l’intime.
[1] Racine, Phèdre, Acte II, sc.5
[2] Racine, Phèdre, Acte I, sc.3
[3] Baudelaire, Les Fleurs du Mal, la Mort des Amants, Poème CXXI
[4] Baudelaire, Mon cœur mis à nu (1864) :
Mes opinions sur le théâtre. Ce que j’ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance, et encore maintenant, c’est le lustre, — un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, circulaire et symétrique.
Cependant je ne nie pas absolument la valeur de la littérature dramatique. Seulement, je voudrais que les comédiens fussent montés sur des patins très hauts, portassent des masques plus expressifs que le visage humain, et parlassent à travers des porte-voix ; enfin que les rôles de femmes fussent joués par des hommes.
Après tout, le lustre m’a toujours paru l’acteur principal, vu à travers le gros bout ou le petit bout de la lorgnette.