Andrea Chénier est un opéra des grands sentiments : s’appuyant sur la vie du poète guillotiné pendant la Terreur, le librettiste Luigi Illica construit une fresque historique qui fait le lit de la tragédie, celle de l’amour de deux êtres qui va trouver son accomplissement sur l’échafaud, lui est Chénier, elle, Madeleine de Coigny, une ci-devant qui prend la place d’une autre pour mourir avec l’être aimé.
La révolution a donc tué nos amants et, comme le dit le livret « la révolution dévore ses fils ». C’est hélas le lot des révolutions d’être violentes et totalitaires, et l’opéra de Giordano nous donne un concentré de ce que nous avons hélas l’habitude de voir dans les états totalitaires, de l’espionnage à la délation, aux procès tronqués et truqués, mais les révolutions font aussi avancer l’histoire.
Justement, la mise en scène de Mario Martone aurait pu travailler sur la question de la violence, des tragédies de l’histoire, des individus écrasés : au lieu de cela, elle offre une succession d’images photographiques (ah, ce ballet initial…), de chœurs qui font la pose, dans un décor évocateur certes mais sans grande imagination : on a connu la grande Marguerita Palli plus inventive, elle qui fut la décoratrice de Luca Ronconi et qui a illuminé tant de ses productions. Plateau assez nu, décor posé sur une tournette, c’est bien fait et efficace, mais cela ne va pas au-delà de l’honnête artisanat théâtral ou du travail alimentaire.
C’est le manque d’inventivité qui désole : chœurs de face faisant image, gestes stéréotypés, travail minimal (et encore) sur les personnages, laissés à eux-mêmes : tout rappelle l’opéra de papa dans ses œuvres, luxueuses certes, mais sans éléments de stimulation.
Après l’étonnement premier, on peut justifier de la présence à l’inauguration d’une œuvre comme Andrea Chénier, à la Scala habituellement opéra de répertoire pendant la saison. Absente de la programmation depuis 1985 (Carreras, Marton, Cappuccilli/Chailly), Andrea Chénier méritait une reprise, pourquoi pas même hors inauguration dans la production existante de Lamberto Pugelli, qui était plutôt correcte.
Si on la propose en inauguration, on essaie alors d’en proposer une vision artistique et musicale, qui illustre la raison de cet honneur, car l’inauguration de la saison à la Scala donne son sens à tout ce qui suit et fait référence. Comme les forces de la Scala, chœur, orchestre, techniciens, sont de très haut niveau, le travail est impeccablement rendu, tout est au point, la Scala sous ce rapport est toujours un très grand théâtre. Mais sous le rapport de la nouveauté, d’une thématique à défendre, d’une couleur musicale à donner, il n’en sort rien. Cela sonne creux.
La production avait pour aimant la présence d’Anna Netrebko, précédée d’une polémique (bien gentille) sur la présence à ses côtés comme Andrea Chénier de son époux Yusif Eyvazov. Elle a donc attiré le public des grands jours, et en cette dernière on se battait aux guichets, ce qui est tellement rare désormais à la Scala qu’on pouvait s‘en réjouir.
En termes de réception par le public, ce fut un triomphe, et là aussi on doit s’en réjouir. Mais ce triomphe a la saveur des joies éphémères : qui se souviendra de pareil spectacle dans un an ?
Le théâtre a offert à ce public (largement international et souvent russophone à entendre les conversations) la production inaugurale avec sa star en pâture et tout le monde semble satisfait.
Pourtant, tout interpelle dans cette production :
- La question du public : sa réaction d’abord, d’habitude si prompt à huer, notamment à contrecourant et souvent des productions meilleures, et sa présence aussi – le théâtre affiche complet- alors qu’il déserte bien plus aujourd’hui qu’auparavant les productions un peu exigeantes ( Rosenkavalier, Meistersinger) : il préfère sans doute les bonbons Haribo aux macarons de chez Ladurée…
- La production d’une grande pauvreté, y compris dans son classicisme. Il n’est pas question de pointer le classicisme ou la tradition, et de polémiquer entre « anciens et modernes » mais de pointer la pauvreté des idées, la pauvreté dans le traitement de l’œuvre, la pauvreté dans la science des mouvements, la pauvreté dans l’idée même du théâtre qu’elle veut transmettre.
- Et musicalement, c’est un peu aussi la vision superficielle qui frappe, au-delà de de la justesse et de la perfection glacée de l’orchestre. C’est un orchestre qui sonne magnifiquement, mais la direction de Riccardo Chailly semble se refuser à la sensibilité, à un minimum de pathos, se refuse à rendre ce qui a fait pendant des décennies le succès de cette œuvre, à savoir la vibration, l’urgence, la chaleur communicative des passions.
Plus qu’un regard sur la qualité intrinsèque de chaque détail (et nous allons y venir), ce qui désole, c’est de voir tant de qualité réunie aboutir à ce produit sans vrai parfum, qui a perdu son odeur. Et l’on peut se demander pourquoi, car Riccardo Chailly est un grand chef, car Mario Martone est un metteur en scène plutôt intéressant, car Anna Netrebko est Anna Netrebko.
Nous nous trouvons donc face à une réalisation musicale de niveau technique sans reproche, une direction musicale précise, plutôt équilibrée (on a trop souvent reproché à Riccardo Chailly quelquefois de faire sonner l’orchestre trop fort, pour reconnaître que ce n’est pas le cas ici), avec un orchestre vraiment attentif, des pupitres singuliers remarquables, les cordes, bien sûr, qui sont une des forces de la Scala, mais aussi pas une scorie dans les cuivres ou les bois, avec un ensemble homogène et un son clair, précis, mais en revanche un ensemble vraiment glacial et sans pouvoir y trouver un caractère. Chailly s’interdit tout sentimentalisme dans une œuvre qui n’est que sentimentalisme, les bons face aux méchants, les amoureux contre le monde, l’amoureux rival éconduit mais généreux. Il préfère pointer d'autres qualités de l'œuvre, l'éloignant du vérisme, pour être attentif à la qualité intrinsèque de l'orchestration, à sa rigueur, évitant quelque chose de trop sucré, mais allant peut-être au-delà du raisonnable. Et le résultat est un « package » scaligère parfait. Mais seulement le packaging somptueux et glacial ne cache rien d’autre : cette forme parfaite et rigoureuse n'atteint pas l'âme. la forme en l'occurrence n'est pas substance.
Alors il faut chercher que l’émotion jaillisse du plateau, pour faire bonne mesure et ce n’est pas le cas non plus.
La prestation du chœur préparé par Bruno Casoni est comme toujours vraiment remarquable, diction exemplaire, sens de la nuance, capacité à rendre les petits détails, les moments plus lyriques, à adoucir, à rendre le son suspendu : un travail extraordinaire de précision. On ne répètera jamais assez que le chœur de la Scala est toujours l’un des meilleurs au monde, et dans tous les répertoires, grâce à sa disponibilité, sa versatilité et son professionnalisme.
Même remarque pour l’ensemble des rôles secondaires, et ils sont nombreux dans cette œuvre, des figures singulières, avec une ou deux répliques, des détails piquants ou pittoresques qui sont très bien portés, même quand ils ont à peine un instant pour intervenir, Fouquier-Tinville (Gianluca Breda), Roucher (Gabriele Sagona), Mathieu le Sans culotte (Francesco Verna), et puis, à côté des protagonistes, il y a des figures plus sculptées, comme l'Abate (l'abbé) de Manuel Pierattelli, Madame de Coigny expressive de Mariana Pentcheva, comme l’incredibile (l’Incroyable) de Carlo Bosi, toujours excellent, par le phrasé et la couleur, un vrai ténor de caractère, dont la voix porte, et qui sait si bien dessiner un personnage, ou la Bersi d’Annalisa Stroppa, dans un rôle peut-être en dessous de ses possibilités d’aujourd’hui où elle affirme comme souvent une jolie personnalité et une voix très bien posée et puissante. Plus décevante la Madelon de Judit Kutasi. L’intervention de Madelon est un « moment » de l’opéra, un peu mélodramatique, où une mère qui a déjà perdu un fils à la guerre confie le cadet qui lui reste à la nation pour qu’il la défende. Souvent on confie ce rôle à des chanteuses en fin de carrière, connues pour leur expressivité, à des personnalités fortes, qui se révèlent bouleversantes (je me souviens d’Hélène Schneiderman à Zurich il y a quelques années) : ici, les notes sont là, mais l’intervention est un peu apprêtée, un peu « mélo » au mauvais sens du terme, c’est à dire un peu artificielle et au total passable parce qu’absolument pas ressentie.
Venons-en au trio des protagonistes : Luca Salsi est Carlo Gérard, il en a le format, la voix, et aussi l’engagement, c’est sans doute celui dont la présence scénique est la plus forte, dont l’expressivité est la plus émouvante, c’est sans doute aussi aujourd’hui le baryton italien le plus convaincant. La voix est puissante et affirmée, cependant le style est un peu « débraillé », avec un contrôle qui laisse à désirer. J’avoue aussi à sa décharge que j ‘ai été « formé » à l’écoute de Piero Cappuccilli dans ce rôle, totalement bouleversant et jamais remplacé : il fut le Gérard de ma génération et sans doute un des immenses Gérard du XXème siècle sinon le plus grand ; style, élégance, expression, puissance. Quand on a Cappuccilli dans l’oreille, le reste semble bien fade. Reconnaissons à Salsi une voix, une vraie présence et un réel effort pour faire exister le personnage.
Anna Netrebko constituait l’attraction principale de la soirée, elle qui désormais travaille les rôles véristes (elle venait de chanter Adriana Lecouvreur à Vienne). On n’épiloguera pas sur une voix dont la qualité est stupéfiante, avec une homogénéité rarissime des graves à l’aigu, avec des graves incroyables de profondeur sans jamais poitriner, et la suavité d’un timbre charnu qui stupéfie. Les aigus cependant m’ont paru moins éclatants qu’à d’autres occasions. C’est sans conteste possible du très beau chant dans sa perfection formelle, c'est même une Maddalena qui tire vers le bel canto, qui regarde vers une tradition à laquelle on n'associait pas forcément cette œuvre. Mais il manque une véritable incarnation : peu dirigée par le metteur en scène, elle en est réduite à des gestes stéréotypés, et à une expressivité minimale à laquelle il manque tant de vibration. Il ne me semble pas que Netrebko qui savait allier la perfection du chant et une véritable émotion (sa légendaire Traviata!) ici ait réussi à allier l'un et l'autre. Nous sommes aux antipodes d’une Anja Harteros, qui avec une voix d’une texture moins rare nous bouleversait, nous chavirait et faisait surgir le personnage dans sa vérité derrière la chanteuse. Netrebko dit le texte, les notes, fait merveilleusement la musique : est-elle Maddalena ? Non, elle reste Netrebko.
Andrea Chénier était Yusif Eyvazov, le ténor russe a incontestablement des atouts vocaux qui dépassent son statut si médiatisé de Monsieur le Mari. La voix est forte, la diction est vraiment impeccable, on comprend tout le texte et les aigus sont puissants et souvent assez réussis : mais cela ne suffit pas pour faire un Andrea Chénier, parce qu’il lui manque la qualité qui fait les grands : le charisme. Il apparaît en scène au milieu du chœur on le remarque à peine (à Munich Kaufmann entrait et tous les yeux se focalisaient sur lui), et il ne construit pas un personnage, ni au niveau de l’expression, assez pauvre ni au niveau du comportement scénique, avec des gestes conventionnels qu’on croyait disparus des scènes depuis des lustres : pas d’engagement, pas de vibrations qui déclencheraient une émotion chez le spectateur, cela reste très appliqué, même si correct dans l’ensemble. Son Radamès nous avait surpris par sa fadeur, son Chénier confirme un manque criant de personnalité scénique. Et comme il n’a pas tout de même pas un chant exceptionnel, on reste singulièrement sur sa faim.
« Pas si mal », disaient certains spectateurs qui s’attendaient sans doute (à tort) à pire. Mais dire d’un spectacle inaugural de la Scala qu’il n’est « pas si mal », c’est déjà une condamnation.
Au total, un spectacle sans chaleur, un spectacle vitrine, très bien fait auquel il ne manque aucun bouton de guêtre, il n’y manque que le cœur et l’âme.
Inexcusable à la Scala dans cette œuvre.
C'est une critique non justifiée ; évidemment, de nos jours, les metteurs en scène font n'importe quoi et cela est tendance. Ici, Andréa Chénier est classique et cela choque la bien pensance.
1) cela dépend de ce que vous appelez Mise en scène
2) Ce n'est pas le fait qu'elle soit traditionnelle qui est en cause, il a d'excellentes mises en scènes "classiques", c'est qu'en termes de conduite d'acteurs, en terme de mouvements, elle ne soit pas travaillée et qu'on recherche seulement le "beau tableau". Et c'est une question d'opinion non de vrai ou faux.
3) Le n'importe quoi dans les mises en scènes, c'est un lieu commun qui court le monde de l'opéra.
Faux. Cette mise en scène était superbe.
Tout à fait d’accord avec Mr Cherqui !!!
J’avais été consternée dans un premier temps, par la retransmission TV de la soirée du 7 décembre .…( cf toutes les observations de votre article ) , puis ayant assisté à la représentation du 14 décembre , dès les premières minutes j’ai été séduite par la qualité de l’orchestre et des chœurs , et de la direction de R Chailly qui évite de sombrer dans le mélo sans enlever l’émotion, car oui ce soir là il y avait de l’émotion !
Il n’empêche que la mise en scène n’est pas du n’importe quoi : elle est d’une banalité affligeante ! Mr le mari n’a rien du personnage même s’il est acceptable sur le plan vocal . Tout cela n’est pas digne d’un spectacle d’ouverture de la Scala .…comme les trois dernières années .
Je ne suis pas sure d’y revenir en décembre prochain .
Merci pour toutes vos analyses .