Ce temps de confinement est évidemment propice à la réflexion et à la recherche de nouvelles formes d’articles. Nous préparons un dossier sur l’architecture des théâtres, et avons d’autres idées, liées à l’actualité du spectacle, ou plutôt à sa non-actualité. Bref, l’absence de notre pétrole (le spectacle) ne doit pas tarir nos idées. Ainsi voulons nous, entre France et Italie, établir avec mon ami Maurizio Jacobi un dialogue par-dessus les Alpes sur un sujet qui me tient particulièrement à cœur, et qui est aussi l’un des points de référence de ce site, la question de la mise en scène, d’autant que j’ai reçu très récemment un merveilleux cadeau de Pâques, un mail (signé) que je ne résiste pas à communiquer au lecteur.
« Toutes les mises en scènes présentées sur votre blog sont à CHIER !!!!!
Oui , à chier !!!!! comme le mot CHIER !!!!!!
C'est le parti pris de la laideur , de cette modernité immonde !!!!!! qui nous mènera tous dans le mur !!!!
Vous méritez tous , metteurs en scène de ces laideurs , qui transformez les meilleurs chanteurs en des êtres déguenillés et débraillés , au point qu'on aurait envie de devenir facho ( et dieu sait si je ne le suis pas ! ) , quand on voit ces saloperies que vous nous imposez sur scène !!!!
Décadence , fric , laideur , vulgarité , cool à un point qu'on aurait envie de vous botter le cul , vous incarnez tout ce que la société repoussera bientôt farouchement !!!!!!!!!!!!!!!!!!!
Attendez ce qui vous attend ... la vengeance du destin de l'art scénique que vous avez cru pouvoir vous accaparer , au nom de cette modernité maudite , sera mortelle pour vous tous , metteurs en scène , vous mourrez !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! »
Comme on le voit, le confinement a des effets délétères sur le mental, car ce site qui défend un type de mises en scène que beaucoup de lecteurs sans doute apprécient peu, essaie au moins d’argumenter, de réfléchir dans le sens d’un débat intellectuel, et non de l’éructation.
Alors, comme mon ami Maurizio, qui a été responsable d’un théâtre, et moi ne sommes pas d’accord sur le sujet et que sa profession d’avocat le prédispose au débat et à la joute, nous avons décidé de proposer une joute en ligne, évidemment ouverte à vos commentaires, sur la question de la mise en scène à l’opéra, d’autant que j’ai souvent écrit que le public italien n’était pas toujours très ouvert sur la question.
Nous allons donc ouvrir le débat sous la forme d’un dialogue. Vu la date de reprise des spectacles, nous avons largement le temps de débattre, d’argumenter, de développer.
C’est donc une sorte de feuilleton, à chaque jour sa question, et à chaque jour ses débats.
J’ai moi-même traité dans deux longs articles sur le Blog du Wanderer, la question du Regietheater (théâtre de mise en scène) que le lecteur peut toujours consulter :
http://blogduwanderer.com/haro-sur-le-regietheater-1-aux-racines-de-la-mise-en-scene
http://blogduwanderer.com/haro-sur-le-regietheater-2-fantasmes-et-realites
Ce dialogue sera bilingue il sera consultable sur les deux espaces, français et italien: les frontières physiques sont fermées, mais les idées qui circulent sont comme les virus, elles ignorent et elles ont toujours ignoré les frontières depuis l’antiquité, mais à la différence des virus (et de certaines idées aussi), les nôtres ne tuent pas, mais elles essaient de stimuler et elles essaient de réveiller.
Ainsi donc, vous donnons-nous rendez-vous sur notre site en version italienne et française, pour commencer le débat.
Guy Cherqui
"La mise en scène est la direction et la coordination des éléments techniques, scéniques et artistiques en vue de la réalisation d'une production théâtrale, cinématographique, télévisuelle, radiophonique de masse, fondée sur une interprétation de l'objet représenté".
Voici une définition sur laquelle il y aurait beaucoup à dire, parce que tu mets en relief l'organisation matérielle, et la réalisation, laissant l'interprétation en dernier lieu, même si tu dis "fondée sur l'interprétation". Pour moi, c'est une présentation inverse, la mise en scène est d'abord lecture d'un texte, et par conséquent interprétation, puis la réalisation de ces idées qui détermine ensuite toute l'organisation scénique. J'ai d'ailleurs trouvé sur internet une jolie définition sur le site d'une association de théâtre amateur à Basse-Goulaine ((http://www.theatre-basse-goulaine.fr/2016/10/23/706/)) sur les bords de Loire:
"La mise en scène est l’orchestration de tous les éléments d’une production théâtrale (jeu, costumes, décor, éclairage, son). C’est un regard subjectif qui se forge d’après une lecture approfondie d’une œuvre, et qui dirige de façon sensible tous les créateurs réunis autour de la production. Le metteur en scène doit avoir une confiance absolue envers ses compagnons de création, et vice versa, car il est un peu le chef de troupe, celui qui ouvre le chemin et assure une cohérence dans le travail."
Bien d'accord, il suffit de se rappeler qu'il y a les Auteurs de l'Opéra (compositeur et librettiste) et qu'il y a aussi l'Opéra lui-même.
Il est alors évident (ou plutôt il devrait être évident) que pour mettre en scène quelque chose, il est nécessaire de lire (et de connaître, peut-être même de comprendre) en profondeur l'objet de la représentation.
Il est évident que dans un travail d'équipe, il faut une confiance mutuelle de la part de ses membres ; mais si vous voulez le succès d'un opéra, il ne suffit pas de s'occuper du jeu, les costumes, les décors, et même les chefs d'orchestre et les chanteurs doivent faire partie de l'équipe.
Il est également évident qu'une interprétation est une chose subjective, et qu'il doit y avoir de la créativité dans l'interprétation, sinon on est voué à la médiocrité. Cependant, il est nécessaire de comprendre le concept de créativité dans l'interprétation.
Parce que si le metteur en scène néglige qu'il y a quelque chose à interpréter, et crée ce qu'il veut en prenant le sujet comme prétexte, nous aurons quelque chose de nouveau de sa part, mais pas une interprétation du travail de quelqu'un d'autre ; il suffit de le dire honnêtement.
Il peut arriver qu'un chef-d'œuvre naisse : mais les Variations Diabelli sont la création de Beethoven, et non une interprétation de Beethoven d'une valse de Diabelli.
Il peut aussi arriver, cependant, qu'une créature présomptueuse et autoréférentielle naisse.
Tout d'abord, je pense que tu vas un peu vite en besogne, et surtout, je pense que tu pars dès le départ sur des hypothèses un peu exagérées Dès le début, tu supposes que certains metteurs en scène (mais dans ta bouche ce "certains" se rapproche de "tous") s'écartent de la notion d'interprétation pour préférer leurs propres caprices, leur propre idée plutôt que l'idée de livret ou d'opéra.
Si la mise en scène est une question d'interprétation, c'est de là qu'il faut partir et non de déviations ou de variations. Je te suggère donc de procéder avec méthode et de reprendre tes observations point par point.
Je réponds au premier point. Tu élargis à juste titre la notion d'équipe créative pour y inclure le chef d'orchestre et les chanteurs. Je tiens à préciser à cet égard que la définition que j'ai trouvée concerne le théâtre parlé; à l'opéra, il est évident que le chef d'orchestre et le metteur en scène doivent s'entendre sur un certain nombre de points de dramaturgie, de mouvements et de rythmes, et que les chanteurs doivent être associés à cette réflexion. Personne n'en doute.
Un metteur en scène ne travaille pas seul, et un chef d'orchestre doit dialoguer avec lui et vice versa, mais ce n'est pas toujours le cas, dans un sens ou dans l'autre, car souvent se pose la question du dernier mot : qui est le patron ? Le chef d'orchestre ? Le metteur en scène ? Wagner a toujours fait passer le "poème", c'est-à-dire le texte, avant la musique : il est parti de son texte pour composer. C'est-à-dire, le théâtre avant tout. L'opéra n'est pas de la musique, ce n'est pas du théâtre, c'est un mélange des deux, surtout après Wagner, en Italie comme en Allemagne comme en France et ailleurs. Il n'y a donc pas de tête à l'opéra. la représentation est une réussite si musique et mise en scène se fondent. Une musique magnifique et une mise en scène médiocre (ou l'inverse) ne font pas de grandes soirées. Simon Boccanegra est Abbado+Strehler, si bien qu'Abbado a brillamment dirigé au moins deux autres productions de Boccanegra et que les gens ne se souviennent que d'Abbado-Strehler, il doit bien y avoir une raison.
Le deuxième point que tu soulèves est la question de la relation avec l'auteur, le librettiste et l'œuvre, comme si tu supposais que certains metteurs en scène ne sont pas intéressés par la question. Peux-tu donner quelques exemples ? Un livret est lu en fonction du contexte de lecture car tous les textes n'ont pas un sens gravé dans le marbre, mais ils sont lus aussi en fonction de l'époque, de la (des) mode(s) etc... C'est-à-dire que tout est relatif. Pareil pour la musique, d'ailleurs.
Ma question est la suivante : qu'est-ce que l'interprétation pour toi ? Que considères-tu comme impératif dans la manière dont le metteur en scène doit traiter l'opéra ? Qu'appelles-tu "créativité dans l'interprétation" ?
Cher Maître,
Vous me donnez un coup de règle, en accusant la généralisation que vous m’attribuez d’être polémique, et d’abord après m'avoir incité pédagogiquement à poursuivre la méthode que vous avez suggérée, en partant de zéro, et après m'avoir ensuite appris que quelque chose d'écrit hier doit être lu avec les yeux d'aujourd'hui, vous me demandez péremptoirement quelle est l'interprétation pour moi.
Permettez-moi de vous poser la même question : qu'est-ce que c'est pour vous ? Je me sentirai plus à l'aise d’y répondre après avoir été éclairé sur vos orientations.
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Blague à part, sur deux points (je pense), nous sommes d'accord : l'opéra est la forme de représentation la plus complexe qui soit, et bien sûr, il ne peut y avoir un seul chef de file dans une production ; plus tous les éléments vont dans la même direction et sont de même niveau (aussi élevé que possible), plus la représentation sera réussie.
Bien sûr, la basse-cour est pleine de coqs (et pas de poulets, espérons-le), et ça n’est pas facile ; et il n'est pas surprenant qu’en regardant le résultat, on se rende compte qu'il y a un patron, pour l'emporter en fait sur l'un ou l'autre aspect en dehors de toute hiérarchie.
J'ai bien compris que la définition que tu as donnée de la mise en scène concernait le théâtre et pas l’opéra; mais il me semble significatif que tu l’aies choisie, puisque tu fais alors référence à Wagner, en soulignant qu'il mettait toujours le Poème au premier plan, en partant de son propre texte pour composer, c'est-à-dire, comme tu dis, "le Théâtre d'abord".
Or, depuis les origines l'Opéra est un mélange de paroles et de musique ; il y a deux « textes » à interpréter; et là se pose le problème de la relation avec les Auteurs.
Parce que, à l’évidence, la qualité de leur contribution est souvent déséquilibrée : la musique dit souvent beaucoup, beaucoup plus que les mots (même avec Wagner, je pense).
Au-delà de la définition théorique, dont nous allons parler, pour moi une mauvaise interprétation de mise en scène est (mais certainement pas seulement) celle qui se heurte au sentiment, auquel le compositeur n'est évidemment pas étranger, exprimé par la musique.
Il est peut-être vrai que tout est relatif ; mais, comme tu veux un exemple, je ne trouve pas cohérente avec la musique de Verdi (ni même avec Schiller et le livret) la récente mise en scène de Don Carlo de Robert Carsen alla Fenice, qui imagine un marché entre Posa et le Grand Inquisiteur pour éliminer Carlo et devenir empereur.
Italo Calvino a dit, en parlant de littérature, qu'"un classique est un livre qui n'a jamais fini de dire ce qu'il a à dire" ; mais ce que les autres veulent qu'il dise est simplement un faux.
Je te retourne donc la question : qu'est-ce que l'interprétation pour toi ?
La question de l’interprétation est la question centrale de la mise en scène aujourd’hui, notamment à l’opéra, mais elle ne l’a pas toujours été, et elle ne l’est toujours pas dans certaines mises en scène. Au théâtre de prose, c’est une question qui a été réglée dès le début du siècle ou dans les années 20.
A l’opéra, on a continué la plupart du temps à mettre en scène l’opéra comme « illustration » du livret, comme si le spectacle accompagnait la musique. L’opéra est alors vécu comme divertissement (même les mélodrames du XIXe), et d’une certaine manière, cette tendance ne faisait que continuer une tradition illustrative née au XVIIe ou au XVIIIe qui faisait de l’opéra un spectacle, à la manière des revues de Folies Bergères, plumes paillettes et grand spectacle, c’est par exemple la mode du Grand-Opéra à la période romantique qui se poursuit jusqu’à Don Carlos. L’opéra est d’abord un grand spectacle, il faut qu’on en ait plein les mirettes. Malheureusement beaucoup s’arrêtent à cela et s‘en contentent
Verdi a été toujours soucieux des livrets, et même de plus en plus à mesure de la maturité, et à mesure qu’il devenait le phare qu’il est aujourd’hui. Sa collaboration finale avec Boito qui était un poète, en est la preuve, mais on pourrait aussi parler du Don Carlos, l’un de ses plus beaux livrets.
Wagner les écrivait lui-même. La question du livret induit la question du théâtre, mais pas seulement. Les conditions techniques de la représentation aussi et il n’y a pas de doute que la naissance de la réflexion sur la scène, puis sur la mise en scène à la fin du XIXe est liée à celle des progrès techniques (éclairage notamment).
Pendant plusieurs siècles a prévalu cependant l’imitation et non l’interprétation. L’imitation dit bien son nom, elle est d’autant plus réussie que la technique permet de mieux en mieux imiter (voir le goût actuel immodéré pour la vidéo par exemple), et elle continue d’être une donnée essentielle des scènes d’opéra. On se sert du livret, mais surtout de ses didascalies, et du décoratif. Beaucoup confondent d’ailleurs mise en scène et scénographie. Le livret n’est pas interrogé, mais imité et illustré.
La question de l’interprétation découle au contraire d’une interrogation du sens, et pas d’une illustration des données du livret, et cette interrogation est étroitement liée à ce qui peut interpeller un metteur en scène d’aujourd’hui. On peut s’interroger sur les caractères, les situations dramaturgiques, les présupposés politiques etc…
Pour en revenir à Don Carlos, dont il était question dans ta réponse : l’important c’est à dire ce qui fait la rigueur d’une mise en scène, c’est que ce soit du texte qu’on déduise les idées. Don Carlos peut être pris comme un drame des individus, Philippe II, la reine, Eboli aussi, la relation trouble entre Posa et Carlos…il peut-être aussi – et en même temps- vu comme un drame politique. En son temps Calixto Bieito a fait de Carlos de la graine de terroriste (au sens moderne du terme), et c’est loin d’être faux, mais la mise en scène consiste ensuite à le montrer et le démontrer, au risque de choquer.
Lorsque Chéreau a fait son Ring à Bayreuth qui a provoqué une telle révolution, y compris dans le théâtre même où certains étaient en furie, il n’a rien dit sur scène qui n’était dans le texte de Wagner ; mais par exemple dans le deuxième acte de Walkyrie, il fait comprendre que le récit de Wotan est un monologue intérieur en introduisant le miroir et le jeu de regard de lui vers son reflet, et pour dire que ce monologue détermine l’ordre du monde : il lui suffit d’un pendule géant. Inutile alors de discuter sur les costumes, contemporains ou non, et sur toutes les fadaises dites à l’époque. Nous sommes là directement confrontés au sens.
Comme tout individu, nous avons dans notre tête nos propres images et représentations, et la question de l’interprétation en dépend étroitement. Un Dmitry Tcherniakov est particulièrement sensible aux images mentales, aux méandres psychologiques et souvent ses lectures découlent de ce goût tout en étant particulièrement cohérentes parce que jamais le livret n’y est trahi : il est interprété en fonction des intérêts personnels du metteur en scène, mais si c’est cohérent avec la musique ou le texte, où est le problème ?
Depuis Brecht, nous savons que le théâtre a une fonction sociale et éducative, et que cette fonction didactique fait partie aujourd’hui de toute lecture d’une œuvre, et notamment des œuvres rebattues. Il s’agit pour le metteur en scène de démontrer un possible du texte et de l’œuvre, dans le sens où l’entend Calvino : une œuvre d’art n’a jamais fini de dire ce qu’elle a à dire. Et c’est au metteur en scène à le lui faire dire, comme un citron qu’on presse ad vitam aeternam.
Ce qui choque souvent le public c’est qu’il voit des choses qu’il dit ne pas comprendre : il va à l’opéra pour se divertir, et il faut qu’il se malaxe la cervelle. « L’art, disait le chansonnier Karl Valentin, c’est beau, mais c’est le boulot ». Au public à faire sa part de boulot.
Nous parlerons si tu le veux bien de la question du chef d’orchestre à un autre moment.
Es-tu d’accord avec ce que j’avance ?
Comme je trouve des contradictions dans ce que tu dis, et que tu éludes une partie du problème, il m'est difficile de dire si je suis d'accord ou non.
Par exemple, je n'ai malheureusement pas eu la chance d'assister en personne au Ring de Chéreau et à La Traviata de Tcherniakov ; je les ai vus sur DVD ou à la télévision, et d'après ce que j'ai pu comprendre, le premier m'a paru extraordinaire, et le second ennuyeux plutôt que plein de méandres psychologiques, comme tu le prétends ; mais tous deux, cependant, étaient à mon avis des interprétations possibles du récit et de la musique, et de la psychologie des personnages, l'un brillant, l'autre réducteur.
En ce qui me concerne, ici, il n'y a pas de problème de légitimité de l'interprétation, mais de résultat ; et, de ce point de vue, franchement, je n’ai cure des intérêts personnels du metteur en scène.
Le spectacle n'est pas pour lui, mais pour le public.
Ce que tu sembles mépriser, en généralisant ; et qui, à ton avis, à partir de Brecht, devrait souligner la fonction sociale, didactique et éducative du Théâtre.
À vrai dire, la vision didactique, voire sacrée, du Théâtre remonte à la Grèce antique ; et la didactique de Brecht est aussi fille de son temps, de son idéologie et du public auquel il s'adressait.
Dans les temps anciens, après les tragédies, venait la comédie, et le public pouvait s'amuser : le théâtre a toujours existé en tant que divertissement.
Une autre chose est qu'une partie du public veut toujours voir les choses qu'il attend, mais ce n'est pas quelque chose d'exécrable en soi, mais quelque chose d'humain ; je suis d'accord que ce que tu appelles "imitation" ne produit rien de nouveau, et que la protestation violente contre la nouveauté est le résultat de l'intolérance plutôt que d'une dissidence motivée ; et que, plus encore que les autres formes d'art, le public doit faire sa part de préparation pour comprendre ce qu'il va voir.
Mais forcer tout le public, y compris ceux qui sont suffisamment compétents, à aller au théâtre pour s'instruire, c'est détruire le théâtre lui-même ; je suis peut-être ignorant, mais si je vais voir un opéra, c'est pour avoir une émotion ; et si au lieu d'une émotion j'ai une leçon, je préfère rester à la maison ; aussi parce qu’il n’est pas dit que si je ne comprends pas, ce soit ma faute plutôt que celle de qui veut m'endoctriner.
Quoi qu'il en soit, ce qu'Eschyle, Sophocle, Euripide (apparemment contesté à son époque parce que la musique n'était pas complètement soumise au texte) et Brecht aussi étaient très clairs.
Ce que Verdi veut dire dans Don Carlo est également très clair : il ne faut pas être un génie pour comprendre que l'opéra a un fort contenu politique, entremêlé de drames individuels ; que la présence de l'Inquisition est oppressante ; et que le personnage de Posa représente un idéal de liberté.
La raison pour laquelle il est devenu un rusé, un traître à Carlo et à Filippo II, pour régner lui-même, comme on pouvait s'y attendre selon les diktats les plus impitoyables de l'inquisiteur qui le manipule, ne naît pas d'une "interrogation du sens", mais d'une torsion du sens lui-même.
Déformer, c'est interpréter ?
En bref, qu'est-ce que l'interprétation pour toi ?
À question complexe on ne peut guère répondre par une phrase, un aphorisme ou une définition de dictionnaire. Mais puisque tu le veux…tu sais que je suis par nature obéissant et soumis.
Interpréter, ce peut être expliquer ou donner un sens, mais ce peut être aussi donner une signification personnelle à un texte, comme l’interprétation d’une partition par exemple. Ce sont là des définitions aisément repérables dans les sens multiples donnés à ce mot dans les dictionnaires.
La question de l’interprétation remue les religions depuis des millénaires, avec des conséquences sanglantes et on ne finit jamais d’interpréter…
L’Herméneutique ou science de l’interprétation est un concept si important notamment au XXe qu’il a trouvé ses très grands philosophes pour en théoriser les aspects, Heidegger, Gadamer, Ricœur et d’autres. Tu comprendras qu’on agisse dans ce domaine avec prudence, comme dans des sables mouvants et je me garderai bien d’émettre une réponse noire ou blanche. Je procède donc par cercles concentriques, humbles et hésitants...
Toutefois, je voudrais répondre à quelques-unes de tes remarques :
- Déformer, c’est interpréter ? Nous savons que les exégètes de l’oracle de Delphes ont quelquefois « interprété » des oracles en les déformant. Je ne dirai pas déformer, c’est interpréter, mais interpréter, c’est effectivement quelquefois déformer.
Tu te réfères à Robert Carsen et à son Don Carlo. Carsen est un metteur en scène qui a beaucoup produit et dans la masse, il n’a pas toujours bien visé…Je n’ai pas vu le spectacle, mais il est parfaitement possible qu’il ait extrapolé parce qu’il estimait que le sujet « Don Carlo » avait été si labouré qu’il lui fallait trouver, inventer peut-être une situation nouvelle qui rendît et son travail « original » et permît une nouvelle lecture de l’œuvre, même contradictoire avec le sens qu’on lui donne habituellement. La tentative d’un ego pour se singulariser.
Par ailleurs, je ne suis pas un fan de Carsen, même si j’ai aimé certaines de ses productions comme son dernier Idomeneo à l’Opéra de Rome à l’automne dernier. (Voir ci-dessous mon compte rendu). Donc sur ce coup, je peux te donner quitus.
Sur Chéreau et Tcherniakov, j’ai cité leurs productions parce qu’elles ont toutes deux été fort mal accueillies par le public, bien qu’elles respectassent l’esprit de l’œuvre. (on peut lire ce que j’en dis dans Le Blog du Wanderer) et que chacune dans son ordre, elles soient intéressantes.
Nous sommes aussi bien d’accord sur les fonctions didactiques du théâtre, ou même religieuses, nous pourrions aborder la question des Mystères du Moyen Âge dont on retrouve un peu l’esprit dans le Jedermann de Hugo von Hoffmannsthal. Mais cela vaut aussi dans la comédie : on sait que certaines cérémonies et processions en Grèce étaient accompagnées de quolibets très grivois que les saillies d’Aristophane rappellent sans doute,
Et nous sommes bien d’accord sur Brecht, mais Brecht a irrigué tout le théâtre du XXe et surtout toute l’école de la mise en scène, Strehler le premier et c’est à ce titre qu’il m’intéresse.
Tout comme toi, je ne vais pas au théâtre pour recevoir une leçon, rien n’est plus ennuyeux que le didactisme dans une mise en scène, et je n’ai jamais proposé d’aller au théâtre comme à l’école (éventuellement l’inverse…c’est l’ancien enseignant qui parle).
Mais les grecs, Wagner, Brecht, aussi différents qu’ils soient ont donné au théâtre une importance immense dans la Cité. Le théâtre, comme tout art, éclaire le monde, et le metteur en scène donne une couleur à cette lumière, c’est toute la nouveauté de son rôle, patiemment construit au théâtre sur tout le XXe siècle.
Je ne pense pas par ailleurs qu’il y ait une contradiction entre le divertissement et l’apport « intellectuel » ou didactique du théâtre, à l’école, on peut apprendre en s’amusant, au théâtre aussi…Je dis simplement que le théâtre dans sa vision aristotélicienne est un théâtre des émotions, dans sa vision brechtienne un théâtre de distanciation qui est l’inverse de l’émotion, mais qui sait aussi en procurer et l’un comme l’autre laissent des traces. J’aime un théâtre qui contribue à me transformer. En cela oui, je suis Brechtien.
À l’opéra, après un règne sans partage des chefs d’orchestre, le metteur en scène est venu, avec son regard, compléter, enrichir, éclairer (dans l’idéal) l’interprétation musicale, d’autant plus s’il est lui-même musicien. Et pour adapter Charles Baudelaire une de mes idoles (et pas seulement parce qu’il a défendu Wagner en France à un moment où il était hué) je dirais du chef et du metteur en scène qu’ils seront « deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans leurs deux esprits, ces miroirs jumeaux ».
J’exagère sans doute, car tout est à discuter, mais il est sûr qu’à l’opéra, ce sont deux lectures et donc deux interprétations qu’il faut que le spectateur ressente comme « Une ».
Enterré sous l'avalanche de philosophes, d'écrivains, de dramaturges, de poètes, de compositeurs et de metteurs en scène que tu as appelé à la rescousse, j'ai été sauvé par un saint Bernard appelé Bertoldo (comme le personnage de Jules César Croce (1550-1609)((Bertoldo, personnage récurrent de l’œuvre de Croce . Sa version plus articulée est Le sottilissime astutie di Bertoldo/les ruses les plus fines de Bertoldo, 1606. L’œuvre fait référence à l'histoire de Bertoldo, qui a connu différentes versions au Moyen-mettant en scène la vie à la cour du roi Alboin à Vérone et à Pavie. Dans cette version, Croce a placé l'histoire à Vérone et a fait de Roveré (30 km environ au nord de Vérone) la ville d'origine de Bertoldo).)) qui s'inclinait devant le roi de la manière décrite dans le roman du même nom), qui m'a assuré que je pouvais me passer de prendre deux places au théâtre, l'une pour moi et l'autre pour l'encyclopédie, ne pouvant la consulter pendant la représentation dans l'obscurité de la salle.
Je n'en attendais pas tant en te demandant ce que tu entendais par interprétation ; mais à l’inverse pas aussi peu non plus qu'une définition de dictionnaire : je demandais simplement ce que tu voulais dire.
Et, à la fin, tu conviens : l'interprétation est vraiment parfois déformante ou dérangeante.
C'est vrai si tu interprètes mal ; ce qui peut conduire aussi bien à un rire bienveillant de la personne dont tu as mal interprété les paroles qu’à une guerre atomique, mais cela reste une erreur d'interprétation.
Ou bien c'est vrai si tu fais exprès de mal interpréter, avec pour conséquence de tromper les autres, même pour leur propre bien, mais cela reste une interprétation erronée.
Cela n'a rien à voir avec Brecht et le théâtre de la distanciation (je ne nie pas l'existence de l'émotion intellectuelle) ; et toute expérience culturelle est belle si elle contribue à vous transformer (pour le mieux) ; il reste que l'Opéra de quat‘sous de Brecht n'est pas l'interprétation de l'Opéra des Gueux de John Gay qui l'a inspiré, et que le metteur en scène, par exemple, de Fidelio, n'en est pas l'auteur.
Comme dans toutes les révolutions, il y a un perdant et un gagnant qui prend le pouvoir ; maintenant, c'est le metteur en scène qui illumine idéalement l'interprétation musicale, détrônant le chef d'orchestre ; mais il n'est pas bon pour le metteur en scène ou le chef d'orchestre ou les deux de détrôner les auteurs de l'œuvre, tant qu'ils veulent l'interpréter ; s'ils veulent la démolir, ou, comme cela arrive parfois, démolir le public en les considérant comme des petits bourgeois ignorants, tôt ou tard ils seront au chômage à cause de l'absence de l'un ou l'autre des théâtres ; ils courent déjà le danger de disparaître face à nécessité exaspérée de massifier les événements en live.
A mon avis, interpréter, pour le dire grossièrement et sous réserve d’approfondissement, c'est faire ressortir les significations (même cachées, même inconscientes, même contextuelles, même contradictoires, voire critiquables, etc.) d'une œuvre d'autrui ; mais ensuite, communiquer l'interprétation dans un contexte théâtral est encore une autre affaire, à laquelle je pense qu'il vaut la peine que nous y attaquions.
Amusant, L’Opéra des Gueux que tu cites a été l’objet d’une mise en scène de Carsen qui ne fonctionnait pas mal du tout.
Tu es un bon avocat, tu sais appuyer sur les mots de l’adversaire pour lui faire dire ce qu’il n’a pas dit. Mais il y a quelque chose qui me gêne dans ton argumentation, c’est que tu présupposes que les metteurs en scène appelons-les « dramaturgiques » :
- Travaillent pour eux-mêmes et pas pour le public
- Travaillent pour eux-mêmes et ne servent pas l’auteur
Et donc la mise en scène deviendrait un exercice masturbatoire à effet de plaisir strictement personnel. Tu répètes sans cesse qu’il ne faut pas oublier l’auteur. Dans les mises en scène que j’apprécie, l’auteur n’est jamais oublié et elles me font découvrir des aspects que je ne soupçonnais pas. Elles enrichissent au contraire le discours sur l’œuvre et au total confirment que l’œuvre en question est un chef d’œuvre. Elles servent exactement ce que disait Calvino et que tu as si justement cité.
Et ce discours sur ces metteurs en scène donneurs de leçon à un public petit-bourgeois qui n’en peut mais et qui est contraint de subir, c’est un cliché rebattu qui ne correspond à rien de vérifiable. Pour moi ce sont des idées reçues sans intérêt. Aucun grand metteur en scène ne se moque du public. Les mauvais peut-être, qu’ils soient « dramaturgiques » ou non…
Enfin, l’arrivée de la mise en scène à l’opéra (grâce et après Wieland Wagner essentiellement) a enrichi la scène lyrique, elle ne l’a pas dévoyée. L’histoire de « l’ère des metteurs en scène » est un leurre de journalistes. Simplement la mise en scène s’est mise à compter là (à l’opéra) où elle ne comptait pas, et du coup, elle acquiert une visibilité et elle dérange les digestions des spectateurs ronronnant. Tu vois, je réponds à tes clichés par d’autres clichés.
La question plus profonde, c’est que je me demande si tu places les metteurs en scène au niveau des interprètes-musiciens, des chefs d’orchestre par exemple, c’est à dire des artistes qui pratiquent un art, comme les musiciens (interprètes) pratiquent un art qui s’appelle la musique, il y a parmi les metteurs en scènes de grands artistes, et la mise en scène peut être un art, même si ce n’est pas toujours le cas. Il y a des mises en scène qui sont de grands chefs d’œuvre qui ont leur place dans la galerie des grandes interprétations, comme il y a de très grands interprètes de Bach, Wagner ou Beethoven ou Verdi qui ont leur place au Panthéon des artistes. Bach est immense, et encore plus immense après Glenn Gould ou Verdi après Toscanini ou Abbado, tout comme Wagner après Boulez. On peut en dire tout autant de la mise en scène : dans notre considération pour le Ring, il y a un avant et un après Chéreau, comme il y a eu un avant Wieland et un après Wieland : et ni les uns ni les autres n’étaient des dévoyeurs, ou des traîtres.
Enfin terminons par Don Carlo, tu as dit plus haut, et je reprends, moi exactement tes paroles : « Ce que Verdi veut dire dans Don Carlo est également très clair : il ne faut pas être un génie pour comprendre que l'opéra a un fort contenu politique, entremêlé de drames individuels ; que la présence de l'Inquisition est oppressante ; et que le personnage de Posa représente un idéal de liberté. »
D’abord, Verdi ne veut pas dire, il dit. Et c’est à nous de prétendre qu’il « veut » dire, comme minuscules interprètes de son œuvre. Mais revenons à Don Carlo.
Moi je peux te concéder que Posa « représente un idéal de liberté » …mais pas seulement. Posa est le seul personnage qui apparaît fugacement dans la nouvelle de Saint Réal, parue en 1672, un peu plus chez Schiller, mais pas trop, et c’est surtout chez Verdi qu’il devient un des protagonistes incontestables. C’est en plus le seul personnage de fiction puisque tous les autres sont des personnages historiques, et donc celui sur lequel l’imagination du metteur en scène ( mais aussi du librettiste et du compositeur) peut le plus librement s’exercer. Donc je m’interroge : oui il représente un personnage « idéaliste », mais est-ce un idéal de liberté ? Il respecte le protocole et la hiérarchie et devient le favori du roi (Don Carlo le lui reproche) et de quel roi ! il se sacrifie, certes, mais pour les Flandres ou pour sauver son ami ? Et quelle est la relation à Carlo, Amitié? Amour?
Comme tu le vois, dire “idéal de liberté” n’est pas si juste, ou du moins insuffisant. Posa est contre la guerre, contre les massacres du Duc d’Albe en Flandres, mais quelle liberté défend-il ? La liberté romantique ? la liberté des Flandres sous un prince éclairé qui serait Don Carlo ? Allons-donc, il sait parfaitement, à l’instar de Philippe II, que Carlo n’est ni un héros, ni un politique…En bref, beaucoup de questions à partir de ton affirmation et tu prétends clore le débat alors que tu ne fais que l’ouvrir. Eh oui, l’interprétation, c’est compliqué…
Arrêtons de tergiverser.
Nous n'aurions pas ce débat si une partie du public ne réagissait pas mal, non pas à l'existence de la mise en scène, mais à des mises en scène qu'ils ne partagent pas ; la question est de savoir pourquoi.
Les mises en scène qui sont généralement contestées sont celles qui montrent l’œuvre sous des angles différents de ceux qui sont habituels.
Cela ne signifie pas nécessairement que le public ne serait pas prêt à accepter d'autres perspectives que celles qui sont consolidées, mais cela peut également signifier qu'il ne les considère pas comme acceptables.
Il peut certainement se tromper, en effet le consensus ou la dissidence par plébiscite ont exalté de déplorables professionnels ou humilié de grands génies novateurs ; mais nouvelle proposition ne veut pas dire nécessairement proposition valable.
Et ce, indépendamment du fait qu'il s'agisse d’une approche "dramaturgique" (un terme que tu utilises, si je ne me trompe, pour définir une mise en scène qui part de quelque chose qui précède la musique, mais c'est une autre question à discuter) ; il est certainement préférable aujourd'hui de procéder à une évaluation globale du drame plutôt que de suivre pas à pas les didascalies du livret, mais le problème est le type de drame qui est proposé.
Et là, il y a aussi un (certainement pas le seul) des problèmes d'interprétation, qui est de savoir jusqu'où l'interprète peut aller sans déformer ce qu'il se propose d'interpréter.
Pour moi, il est difficile de résoudre la question a priori, il ne me reste donc que la méthode inductive, à partir des résultats, aussi discutables soient-ils.
C'est pourquoi j’ai suggéré de diriger le débat sur la communication théâtrale de la proposition, qui, si elle reste incompréhensible, si elle n'est pas expliquée avec d'autres instruments que la scène, peut tout au plus être acceptée par ceux qui se sentent coupables de ne pas comprendre ; mais tu l’as laissée de côté.
Alors, déblayons le terrain :
- Ce n'est pas moi qui t’ai fait écrire que "l'interprétation est vraiment parfois déformante ou dérangeante" ; si tu parles d'"enrichir" l'œuvre sans oublier l'Auteur dans la mise en scène que tu apprécies, j’en déduis que tu es allé trop loin auparavant ;
- le lieu commun de l'ère des metteur en scène, c’est toi qui en a parlé: ce n'est pas moi qui t’ai fait écrire qu'" après un règne sans partage des chefs d’orchestre, le metteur en scène est venu, avec son regard, compléter, enrichir, éclairer (dans l’idéal) l’interprétation musicale ".
À part cela, je suis d'accord :
- la fonction de la mise en scène aujourd’hui a enrichi la scène de l'opéra ;
- le metteur en scène dans ce contexte est un artiste et pas seulement un organisateur ;
- il y a eu et il y a des chefs-d'œuvre dans la mise en scène contemporaine ;
- aucun grand metteur en scène ne se moque du public.
Mais il n'y a pas beaucoup de grands metteurs en scène ; il est difficile de dire quelque chose de neuf dans des œuvres qui ont eu des milliers de mises en scène les plus variées voire vraiment innovantes, et la tentation de la nouveauté à tout prix est humaine ; mais même la rébellion contre la nouveauté est humaine pour ceux qui, même s'ils n'aspirent pas au Sublime, ne voudraient pas qu’il leur soit servi le banal déguisé en génie.
Quant à Don Carlo, il y a un milliard de pistes qui peuvent être explorées en profondeur ; le choix d'en inventer une nouvelle, c'est vouloir les éviter toutes.
Je ne suis pas d’accord avec toi quand tu dis qu’une mise en scène dramaturgique part de ce qui précède la musique. Il y a des mises en scène qui se calent sur la musique ou qui jouent sur les différences entre ce que dit le texte et ce que dit la musique. Et ce sont des mises en scène très dramaturgiques.
Par ailleurs la question de la déformation est chose éminemment mouvante, au-delà de quelle limite ? Effectivement tu ne peux te fonder que sur ton propre ressenti. Je voudrais aussi revenir lorsque tu me reprends sur l’ère des metteurs en scène. C’est pour moi une constatation : quand quelqu’un qui n’existe pas ou peu se met à exister, du même coup on a l’impression que son importance est démesurée, alors qu’il s’agit d’une rupture de l’habitude, non d’une invasion.
Sur le Don Carlo, tu t’en tires par une pirouette, je reconnais là ton jeu d’esquive.
Bon je finis par une proposition. Nous avons encore divers points à aborder, donnons-nous deux jours de repos pour y penser et reprenons nos échanges en début de semaine prochaine, notamment sur la question du public, qu’en penses-tu ?
Je voulais rebondir sur la question de la réception par le public.
Tu vas encore dire que je t’écrase encore sous les références, mais la question de la réception du public fait partie de la plus vaste réflexion sur la réception, une partie de l’herméneutique, théorisée par Hans Robert Jauss (« Pour une esthétique de la réception », Gallimard 1978 » (« Estetica della Ricezione », Guida 1988) essentiellement sur la question de la littérature, et qui pose en fait la question de la réception de l’art.
- Pourquoi Le Misanthrope de Molière, écrit comme une comédie, est aujourd’hui souvent vu comme un drame humain.
- Pourquoi Cosi fan tutte de Mozart, considéré comme une pochade légère et sans consistance pendant tout le XIXe est vu aujourd’hui comme un opéra amer, voire tragique.
- Pourquoi le Grand Opéra à la Meyerbeer qui fut adoré au XIXe a été méprisé au point de disparaître des programmes depuis une cinquantaine d’années et revient à la mode.
- Pourquoi Wozzeck créé à la Scala 30 ans après la première berlinoise de 1925 a été hué comme une chose monstrueuse ? Il arrive que le public – et celui de la Scala aurait dû être plus avancé que d’autres – se trompe.
Etc…etc… Comme une plume au vent l’opinion est mobile, et la question de la réception par le public de mises en scènes inhabituelles (je ne glose pas sur la qualité intrinsèque des productions) vient de ce que toi-même tu précises : le public ne comprendrait pas ce qu’on lui propose et donc le refuserait. Je ne suis pas sûr qu’il faille tout comprendre de l’art. Comprend-on à première vision un tableau de Jackson Pollock ? ou même l’École d’Athènes de Raphaël.
En tant que spectateur, je ne suis pas dérangé de ne pas comprendre, au contraire, cela me permet une fois rentré chez moi, de réfléchir, de rechercher, d’apprendre, d’aller plus loin de porter le spectacle en moi. Pourquoi cette impatience de présupposer que le spectacle doit par force être évident ? Je n’aime pas les évidences et les vérités assénées qu’on doit croire automatiquement : « La Traviata (ou Wagner ou autre) doit être faite comme ci et comme ça ».
Tu ne crois pas à l’éducation du public ?
Je partage ta proposition de pause. Ça aidera à la réflexion.
En fait, tu t'emmêles les pinceaux : ce n'est pas moi qui ai dit que c'est le poème qui précède la musique, il suffit de lire ton blog ; mets-toi d’accord avec toi-même.
A propos de Don Carlo à la Fenice, je n'esquive rien du tout ; si tu que je fasse une grosse colère, dis-le moi ; aussi parce que, derrière une attitude professionnelle et technique qui ne fait aucun doute, il y a beaucoup de banalités ; mais je ne pensais pas devoir insister sur une victime dont le hasard a fait un exemple car il y a bien pire.
Dans l'art, il y a toujours un mystère, c'est la création elle-même ; et le mystère est fascinant.
Cependant, du point de vue de la compréhension, je ne mettrais pas Pollock et Raphaël ensemble.
Le problème de savoir pourquoi certaines œuvres de prose ou de musique sont aujourd'hui reçues d'une manière très différente du moment où elles ont été conçues est intéressant, peut-être trop profond pour moi ; je vais essayer de l'analyser.
Mais je suis terrifié par l'hypothèse selon laquelle le public devrait être éduqué : par qui?
Médite, médite…
Maurizio Jacobi a reçu ce matin un mail d’un grand critique italien, et nous nous proposons de le publier, parce qu’il cadre parfaitement avec notre réflexion.
HISTOIRE D’UNE INOUBLIABLE PRODUCTION DE « TROVATORE »
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par Bufalino Tracotanti
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Ayant suivi le débat sur la mise en scène dans votre site, j'aimerais vous proposer, pour soutenir la liberté d'interprétation et l’imagination dans les mises en scène, l'histoire d'une merveilleuse expérience directe que j'ai vécue et que je n'oublierai jamais.
Je suis rédacteur et critique du magazine musical "Der Nusskracker", qui fait autorité, et j'ai l'honneur de fréquenter personnellement le grand metteur en scène Frank Ernstein, qui a parfois la bonté de me consulter, avant de faire face à un nouvel engagement.
En fait, il a été enthousiasmé par ma critique de son Parsifal 2010 au théâtre de Poche, génialement inspiré par le poète Oskar Panizza ((Oskar Panizza (1852-1921), écrivain et poète allemand, mort en asile d'aliénés près de Bayreuth)), qui, comme on le sait, avait qualifié cette œuvre de "fourrage spirituel pour pédérastes", le payant par de la prison, et dont les vers ont été mis en musique par Richard Strauss.
Lorsqu'il a été invité à diriger Il Trovatore à La Scala, où il n'avait pas travaillé jusqu'alors, il est venu chez moi pour un échange d'idées. Il m'a d'abord demandé : "Comment est le public de la Scala ?
- "Rétrograde, vaniteux, superficiel et intolérant", ai-je répondu.
Ses yeux s'illuminèrent ; "Merveilleux ! - Il s'est réjoui - Ce sera un scandale sans précédent ! Ils vont prendre d'assaut la scène ! Ils vont essayer de me lyncher ! Ils vont battre les agents venus pour me défendre !" Et, plus réfléchi : "En plus de tout cela, ce sera une bonne ouverture pour travailler en Allemagne ".
Je lui ai demandé comment il avait pensé son Trovatore.
-"Écologique ! Écologique ! Personne n'a jamais fait ça !"
"Vraiment unique ! – Ai-je répondu, en extase - Mais comment avez-vous eu cette inspiration, Maître ? Et comment comptez-vous y parvenir" ?
-" Oh, ça a été une longue incubation. J'ai dû écarter de nombreuses hypothèses : c'est une œuvre qui existe depuis trop longtemps et qui a fait l'objet de toutes sortes d'interprétations. J’avais pensé en faire une dénonciation de la discrimination des tsiganes, telle qu'elle s'est déroulée pendant la guerre civile du Kosovo, comme le cauchemar d'Azucena, comme un rejet de la sexualité (les protagonistes des opéras de Verdi ne parviennent jamais à conclure), comme un exemple psychopathologique du syndrome de la mère malveillante, comme la folie d'un pyromane, comme un film d'horreur, comme une émission de télévision pour enfants qui les fait pleurer, comme une querelle dans une petite famille bourgeoise, comme un conflit de copropriété, et plus encore. J'avais même conçu une relation incestueuse (Massimo Mila ((Massimo Mila (1910-1988). Très grand musicologue et critique italien, spécialiste de Verdi)) a été le premier à souligner que Manrico est plus un fils passionné qu'un amant), en l'absence de personnages auxquels je pourrais attribuer une relation homosexuelle (Ruiz? C’est bien peu) comme dans Don Carlo : mais tout a déjà été fait.
J'ai alors eu un éclair de génie : que peut dire Il Trovatore sur le plus grand problème du moment, à savoir le réchauffement climatique et la pollution de l'air ? De ce point de vue, Il Trovatore est très actuel, car la chaleur et la fumée des bûchers sont très polluantes.
Que Verdi ait eu une âme écologique est historique, car sa passion pour l'agriculture, pratiquée dans son domaine bien-aimé de Sant'Agata, est bien connue. Un aspect toujours négligé jusqu'à présent dans Il Trovatore est l'évidente contrariété de Verdi pour l'abus des bûchers : mais c'est certainement crucial pour l'opéra. Ensuite, nous connaissons l'intervention continue de Verdi sur le librettiste Cammarano, qui a fini par s’adapter.
J'ai déjà parlé au décorateur. La scène doit être celle d'une terre désolée, sans rien, à la seule exception du Cloître de la Croix, qui représente l'Oasis Spirituelle et doit donc avoir des arbres. Des costumes en partie intemporels, en partie contemporains, pour montrer que ce n'est que récemment que nous avons pris conscience de ces problèmes. Des mouvements chorégraphiques devront de temps en temps représenter des plantes en train de mourir. Azucena et le conte di Luna représentent les pollueurs avec des intérêts opposés, capitalistes pour le comte, prolétaire sur le chemin de la lutte finale pour Azucena. Manrico et Leonora représentent les écologistes, le premier naïvement, comme Tarzan, la seconde idéologiquement consciente, toujours accompagnée d'une petite fille à l'apparence de Greta Thunberg. Entre autres, le fait de mettre des enfants à problèmes sur scène fait toujours son petit effet".
"Mais en avez-vous parlé au chef d'orchestre ? Au fait, qui est-il ?
- "Le grand chef italo-américain Dick Tatore. J'ai dû faire quelques concessions, mais de façon marginale. Il voulait qu'on lui laisse la liberté d'étrangler les chanteurs avec des tempi catatoniques, d’une rare lenteur, d'une part parce qu'il pense que Manrico a une affinité avec Siegfried, même si n’est pas orphelin et qu’il a une (supposée) mère possessive et hystérique, avec pour conséquence de devoir donner à l'œuvre une solennité wagnérienne (avec doublement des cuivres) ; d'autre part parce qu'il ne supporte pas la concurrence du point de vue musical. Pour le reste, ça baigne".
J’étais là, évidemment, le soir de la Première pleine de dames couvertes de bijoux avec de luxueuses fourrures animales, des hommes en smoking élégant, en présence d'un ministre qui n'avait jamais mis les pieds dans un théâtre auparavant, accompagné d'une dame en mini-jupe voyante, un peu perdue mais heureuse.
La première partie, malgré l'apparition de Ferrando en tenue légère (ce qui est évident pour un proche qui dort devant la "porte menant aux appartements du conte di Luna", comme dit le livret, que le metteur en scène avait dit lors de la conférence de presse vouloir suivre à la lettre) et celui de Manrico habillé en Tarzan (ce n’est pas contraire au livret, qui n’a aucune indication précise sur le sujet), s'est déroulée sans réaction particulière des spectateurs, curieux de voir la suite.
La deuxième partie a été applaudie lorsque les Tsiganes, sales et misérables, ont été représentés alors qu'ils volaient les portefeuilles des habitants des villas voisines "pour se procurer un quignon de pain" ; tandis que des murmures d'étonnement ont été entendus lorsque Manrico, pour éviter symboliquement la pollution, a éteint le feu devant Azucena avec un seau d'eau.
Un accident s'est produit dans la scène du cloître ; puisque Leonora chante à Manrico "Sei tu dal ciel disceso, o in ciel son io con te" ("Tu es descendu du ciel, ou je suis avec toi au ciel"), il fallait pour respecter le livret faire descendre le trouvère d'en haut et ramener Leonora au ciel.
En accord avec l’esprit et le style de Manrico-Tarzan, et pour qu’il apparaisse tel la foudre, il était prévu qu'il arrive en se jetant de toute la hauteur d’un arbre avec une liane, qu'il attrape Leonora à la volée et la porte tout en haut d’un autre arbre du côté opposé ; mais comme personne n’avait pensé au poids que pouvait supporter la liane : le ténor pesait 130 kg et le soprano 142, la liane se brisa, et Leonora se foula la cheville.
Avant le début de la troisième partie, il a fut annoncé que, malgré l'indisposition, le soprano continuerait à chanter, mais en coulisses et remplacée sur scène par la figure muette qui jouait le rôle de Greta Thunberg.
Quel accident magnifique ! Car voir une petite fille toute menue revêtue des vêtements de l’abondant soprano qui dépassaient de partout était vraiment touchant, et laissait le doute angoissé que le comte pouvait vraiment enjamber son cadavre, sans que Manrico ne soit sauvé.
À tel point que le metteur en scène a utilisé cette trouvaille pour toutes ses représentations ultérieures.
Bref, après la scène du camp, privée de la présence banale des soldats en armure, dont le chant guerrier était représenté par des contorsions du comte qui intériorisait ainsi sa fureur ; après la vaine tentative d'éteindre l'horrible bûcher par partisans de Manrico habillés en gardes forestiers ; après avoir dénoncé la surpopulation des prisons, en mettant dans la cellule d'Azucena et de Manrico une quantité dégoûtante d'êtres en haillons et faméliques, le final fut fulgurant, tout à fait dans la ligne de la concision de Verdi : quand le comte a crié : "E vivo ancor! ", Azucena prend l'arme que Leonora avait apportée à Manrico pour le faire fuir, et lui vide le chargeur entier, puis elle agite un drapeau de Greenpeace.
La réaction des spectateurs a été moins traumatisante que prévu, car après huit heures de représentation dues aux tempi solennels et réfléchis du chef d'orchestre, la plupart de ceux qui étaient restés jusqu'à la fin se sont précipités à la sortie en piétinant les plus âgés qui étaient tombés par terre, et même la petite minorité des hueurs était plutôt faiblarde ; ce qui est important, cependant, c'est que tous les critiques furent d'accord pour dire que le spectacle Stein-Tatore du Trovatore avait ouvert de nouvelles perspectives à interprétation verdienne.
On peut lire notamment dans votre site que "le metteur en scène Frank Ernstein a révélé les aspects les plus révolutionnaires et actuels de l'œuvre, sans jamais s'écarter de son esprit original : ce merveilleux spectacle marque une limite, au-delà de laquelle l'interprétation de Verdi ne sera plus jamais la même. Quant au public, il ne mérite pas l’intelligence des productions qui lui sont proposées. Il est temps que quelqu'un les éduque, ou qu’on leur interdise d'aller au théâtre".
Vous comprendrez pourquoi j'ai lu avec une certaine irritation les réponses grossières d'un certain Jacobi face aux arguments tortueux et savants du Dr Cherqui ; j'ai senti le devoir de raconter mon expérience afin de mettre un peu d’ordre à tout ça.
Merci, cher collègue, d’avoir si bien montré comment Il Trovatore peut donner lieu à des lectures profondes et subtiles. Je voulais simplement préciser pour le lecteur que sans doute Il Trovatore est un des opéras les plus difficiles à mettre en scène, avec ce livret tellement réaliste et ses personnages d’une subtilité proustienne. Je voulais aussi préciser qu’en 1989, Gianfranco Bettetini avait publié chez Bompiani à Milan un roman délirant sur le thème du Trovatore, inépuisable, qui raconte l’histoire d’un petit fonctionnaire qui fréquente la Scala, dont l’obsession est une mise en scène « populaire » de Trovatore. (Gianfranco Bettetini, Deserto sulla terra: Variazione favolistica sul Trovatore di Giuseppe Verdi, Milano, Bompiani 1989) (Gianfranco Bettetini, “Délaissé sur terre, variation en forme de fable sur Il Trovatore de Giuseppe Verdi”).
J’ajoute, et les lecteurs de ce site s’en souviennent peut-être que nous avons rendu compte il y a quelques mois de la Walkyrie « écologique » de l’Opéra de Göteborg…
Où la réalité rejoint la fiction.
Après cette pause souriante autant que savante, nous pouvons reprendre notre dialogue...
Pour relancer le débat, je réponds d’abord à ta remarque sur le fait que c’est moi effectivement qui ai souligné notamment chez Wagner l’antériorité du « poème » sur la musique. Mais cela n’induit pas que le metteur en scène ne tienne pas compte de la musique et ne prenne pas l’œuvre dans son ensemble. Il y a des metteurs en scène, qui ne connaissent pas forcément la musique, qui s’en tiennent au livret, et alors la discussion avec le chef peut amener à des modifications. D’autres connaissent la musique et alors la collaboration est différente, elle porte peut-être moins sur le sens que sur les rythmes, le tempo, la respiration, parce qu’il faut nécessairement que musique et mise en scène aillent du même pas. Je me souviens que Strehler répétant les Nozze di Figaro à Versailles avec Sir Georg Solti en 1973, derrière lui chantait la musique sur un rythme différent…d’où malaise…
Je clos cet aspect et aborde cet élément que tu dis terrifiant qui est l’éducation du public.
Devant une mise en scène, quelle qu’elle soit, j’ai toujours entendu des huées, il est rarissime qu’une mise en scène fasse l’unanimité dans un sens comme dans l’autre.
Ceci posé, comment expliques-tu qu’à Lyon, ou à Zurich, le public réagit avec moins d’agressivité sur certaines mises en scène qu’à la Scala par exemple ? Parce qu’une programmation diversifiée, ouverte, durable a permis à ce public d’acquérir une disponibilité. Une disponibilité que le public de la Scala avait un peu plus après les années Grassi, Siciliani, et Mazzonis qu’actuellement. Éduquer le public cela n’a rien de rébarbatif, c’est proposer une programmation ouverte, de manière que le public ait accès régulièrement à toutes sortes de visions scéniques, et sur une longue période, en lui permettant aussi d’avoir accès à une programmation théâtrale (prose) tout aussi ouverte.
Dernière remarque : Brecht demandait au théâtre d’avoir notamment une fonction civique, et l’Allemagne est un pays où on va au théâtre très tôt, parce qu’il y a un théâtre dans toutes les villes moyennes qui programme opéra, théâtre et ballet. Et donc on est habitué à voir de tout. En France au XIXe siècle, il y a eu peu à peu dans les villes la Mairie, l’église et le théâtre côte à côte, aujourd’hui, si le bâtiment théâtre existe encore, il est souvent utilisé pour autre chose (cinéma au mieux, supermarché ou banque au pire). Regarde en Italie le nombre de théâtres fermés. Il y a environ 800 théâtres en Italie, combien sont ouverts ? Tu as suffisamment suivi l’histoire du Théâtre de Trévise pour constater le désastre.
Moins tu montres e spectacles et moins le public considère le théâtre comme nécessaire, et plus il le considère seulement comme un divertissement de passage. Le théâtre et l’opéra devraient être nécessaires non comme l’école – tu en as peur- mais comme la sécurité sociale, à tout le moins une soupape de sécurité de la société. D’où pour moi la nécessité de considérer le public comme récepteur éduqué, c’est à dire habitué et ouvert. C’est la puissance publique qui devrait avoir la conscience de cette nécessité, parce qu’elle a aussi la charge de la culture, c’est pourquoi je suis résolument opposé à la politique des fondations qu’on voit fleurir pour des raisons exclusives d’opportunité économique. L’État (ou la Région, ou la Commune) se décharge d’une de ses fonctions essentielles qui est la culture, et la culture n’est pas, comme le pensent les américains et les (faux)libéraux l’affaire de l’individu mais de la collectivité…
Je rebondis sur ta dernière intervention.
Je n'ai pas peur du terme "école", mais je n'ai même pas envie de l’appliquer de manière générale au public du théâtre qui, bien que composite, est généralement une minorité plus cultivée que le public moyen des autres types de spectacles.
Le premier problème est d'élargir ce public ; et ici nous avons vraiment besoin de l'école, qui en Italie néglige complètement la musique et le théâtre. Il existe des théâtres qui tentent parfois de combler ce manque, en impliquant les écoles, mais c’est loin d’être systématique.
Ensuite, il y a le problème des coûts, qui dans les événements de masse peuvent être couverts par le public, mais qui dans le secteur du théâtre - et de l'opéra en particulier - ne peuvent être couverts, ne serait-ce que pour une question d’espace, qui ne peut accueillir qu’un un nombre limité de spectateurs ; par conséquent, l’appel au privé qui ne soit pas du mécénat gracieux sont inadéquates, même si on trouve des formes collatérales de financement ; l'intervention publique est nécessaire, non seulement de la part de l'État, mais aussi des autorités locales, si nous voulons une véritable diffusion de la culture théâtrale et musicale.
C'est certainement un crime de disperser un patrimoine culturel et de donner aux lieux qui lui sont consacrés une autre fonction, en réduisant les théâtres à des activités qui leur sont étrangères ou en les fermant, en Italie notamment, où il semble que l’on ait tendance à ne pas exploiter l'énorme quantité de biens artistiques accumulés au cours des siècles, et à gâcher démagogiquement l'argent pour de soi-disant "events".
Mais, malheureusement, à ce stade, on n’a plus qu'à rappeler la célèbre réponse de De Gaulle "Vaste programme..." à ceux qui criaient "Mort aux cons !
Mais cela n'a rien à voir avec le problème des réactions du public à certaines productions ; et je voudrais rappeler, entre autres choses, que ce n'est pas le public italien qui a hué le Ring Boulez-Chéreau.
C’est vrai, en offrant plus de spectacles, et donc plus de représentations, le public s'habitue à tout voir ; mais le fait qu'à Zurich ou à Lyon le public soit plus disponible signifie seulement que le type de spectacles qui lui est proposé lui plaît, et pas nécessairement que la philosophie qui sous-tend ces spectacles est incontestable ou meilleure que d'autres.
C'est toi qui pars d'une idée préconçue intolérante, proche de la vision d'Arthur Danto de l'art conceptuel, qui n'est plus capable de donner une définition de lui-même, et qui a besoin de la philosophie pour rendre explicite sa raison d'être ; l'esthétique n'a pas de sens, c’est l'esprit qui doit être stimulé.
Et celui qui a déjà l’esprit alerte, et qui ne trouve pas stimulant ce qui lui est proposé, a le droit de ne pas être d'accord ? Ce qui semblait novateur hier devient aujourd’hui rapidement plus traditionnel que l'ancien ; rien de mal si l'on ne voit presque plus les costumes d’époque, de celle où l'opéra se déroulait, les épées sont remplacés par des mitraillettes, les décors ont tendance à être intemporels, mais enfin, ce n'est pas bien nouveau ; surtout, les interprétations cérébrales et ce qui déconcerte sont la règle générale ; très bien si la qualité est au rendez-vous, mais malheureusement après les prophètes viennent en grand nombre des suiveurs conformistes.
Et les Italiens s'y sont également habitués. Bien sûr, il y a toujours quelque chose à apprendre de l'art, du point de vue intellectuel et émotionnel, ou de l'un ou l'autre selon les sensibilités individuelles ; je crois que quiconque va au théâtre y va aussi pour cette raison.
Mais n’as-tu jamais l'impression que le public, plutôt que de s'en prendre à la nouveauté, peut s'en prendre à ceux qui la brandissent ? Et que ceux qui ne sont pas d'accord sont peut-être moins conformistes que ceux qui applaudissent ?
Sur la question de l’élargissement du public, je te rejoins complètement, mais l’expérience que j’ai en France, ou du moins dans ma région, où de nombreux adolescents vont à l’opéra, financés par la région, où il y a de nombreux projets autour de la musique et de l’opéra sur le territoire et pour tous les âges, est que d’une part, ça marche très bien et les jeunes adorent l’opéra, et que d’autre part, ce n’est pas forcément pour cela qu’ensuite ces jeunes fréquentent les théâtres. En Italie il n’y a aucune raison que ce ne soit pas la même chose : je me souviens il ya une vingtaine d’année avoir préparé à une représentation de Don Giovanni (Peter Brook, Daniel Harding, au Piccolo Teatro) et les élèves (une Scuola Media de périphérie milanaise) avaient été enthousiastes de la représentation.
La question est plus profonde : d’une part, et malgré tout, l’opéra reste un art « de classe » au sens où on le vit comme un art de luxe. D’autre part, les théâtres sont rares (dans la région autour de Grenoble, il n’y a aucun opéra, il faut aller à Lyon (100km) ou à Saint Etienne (150 km) pour en trouver un, à moins qu’on aille à Genève (140 km) mais avec des prix suisses…
A Grenoble même, le public de musique classique est plutôt âgé, et l’orchestre longtemps à Grenoble « Les musiciens du Louvre », plutôt fameux sous la direction de Marc Minkowski, a eu une action minimale sur le territoire.
S’il y a un maillage pour le théâtre et la danse, il n’y en a pas pour l’opéra et le classique, parents pauvres auprès des territoires éloignés.
Donc effectivement, là où le public est habitué à des représentations de styles divers, il devient disponible ;
Un exemple que je trouve exceptionnel : il y a quelques années à Lyon, le Festival de Printemps a proposé de présenter des œuvres courtes des années 20, structurées autour du Trittico de Puccini. Mais au lieu de présenter Il Trittico en une seule soirée, ce sont trois soirées qui ont été proposées où Gianni Schicchi était présenté avec Eine Florentinische Tragödie de Zemlinski, Suor Angelica avec Sancta Susanna de Hindemith et Il Tabarro avec Von heute auf morgen de Schönberg. Énorme succès, et le public a vu trois opéras magnifiques et inconnus, avec Il Trittico en plus, dans des mises en scène contemporaines.
C’est ainsi qu’on ouvre des horizons et qu’on donne au public l’occasion d’être disponible.
Enfin, que les grands metteurs en scène soient rares, et que leurs coups de génie soient imités, je suis bien d’accord, il suffit de voir les représentations wagnériennes à la mode Wieland Wagner qui ont fleuri dans les années 1960 ou 1970, il y a les modes, les suiveurs. C’est pareil aujourd’hui pour l’utilisation de la vidéo ou les lectures politiques de certaines œuvres (avec souvent de grands ratages). Un exemple, si Wieland Wagner a dit un jour (en 1965) que pour lui le Walhalla, c’était Wall Street, autres en ont fait le Capitole de Washington ou la Maison Blanche, le Kremlin ou la Chancellerie du Reich hitlérien. Tout cela va dans les oubliettes de l’histoire. Proposer de la qualité et de la diversité, proposer des spectacles qui tiennent la route sans être seulement du pur divertissement, faire du metteur en scène un agent de ces propositions, cela me paraît important, mais cela dépend du réseau et du nombre de théâtres. Quand tu as une saison réduite à l’os, avec deux ou trois productions, ton souci est de remplir, par des œuvres alimentaires qui attirent le public. C’est vraiment d’abord une question de politique culturelle et de moyens donnés à l’art pour se développer. Je crains que les temps qui viennent n’en fassent pas une priorité, hélas. Mais je reste persuadé que si tu as une palette d’œuvres avec une approche différente pendant une saison, ton regard s’affûte, sans que tu aies besoin d’aller à l’école.
Je sais que le bon sens est l'ennemi de l'imagination, et ça me désole un peu que tu en fasses usage, finissant par admettre que les lectures ratées d'opéras existent aussi chez les metteurs en scènes descendus du Ciel sur terre pour faire des miracles : j’admire ton enthousiasme pour l'explosion du phénomène de la mise en scène à l'Opéra depuis le XXe siècle (environ).
La curiosité et la disponibilité sont la base de la connaissance ; une fois que l’on admet que l’on n’a pas à être disponible pour tout, et que tout n'est pas relatif, nous sommes d'accord.
Mais j'irais plus prudemment sur la définition des œuvres "alimentaires" comme celles qui attirent le public ; peut-être fais-tu référence non pas tant aux œuvres, mais à leur mise en scène.
Mais même dans ce cas, il est bon d'être réaliste : une imagination peut aussi être libérée dans l'utilisation brillante de maigres moyens, même le travail sur la base d'une ancienne mise en scène peut devenir extraordinaire.
Je suis d'accord avec l'idée qu'une "palette" d'œuvres avec des approches différentes pour chacune d'entre elles serait importante et élargirait la sensibilité critique du public, et qu'il n'est pas nécessaire que toutes les mises en scène soient signées par un génie ; aussi parce que même les génies peuvent faire des erreurs.
Mais si le metteur en scène n'est pas un génie, il ferait bien d'être humble et se se contenter d’être un bon professionnel, exigence de base pour la réussite de toute chose.
Parce qu'ensuite, il y a la musique.
S'il est vrai que le concept moderne de mise en scène a enrichi l'œuvre, il est également vrai que de nombreuses œuvres ont été créées sans même supposer l’existence d’un metteur en scène – tout au plus d’un organisateur ; l'inclusion d'une créativité complètement autre dans ces œuvres est quelque chose de délicat pour leur équilibre.
Il est certain qu'une bonne mise en scène et une bonne interprétation rendent l'événement inoubliable ; mais à mon avis, si la mise en scène ne fonctionne pas, on peut toujours fermer les yeux et s'abandonner à une musique qui fonctionne ; alors que je peux difficilement imaginer le contraire.
Si aucun des deux ne fonctionne, c'est la catastrophe ; mais il arrive aussi qu’assister simplement à un opéra suffise pour satisfaire.
Je n’ai aucun enthousiasme pour « l'explosion du phénomène de la mise en scène à l'Opéra depuis le XXe siècle », c’est une constatation, essentiellement d’ailleurs due, outre aux réflexions de théoriciens, aux progrès techniques qui ont permis aux chanteurs de bouger et à l’espace scénique de s’agrandir. Et aujourd’hui, on ne pourrait faire sans. C’est un donné dont toi-même tu ne pourrais te passer.
Il en va de même pour ce que j’appelle « disponibilité ». Être disponible ne veut pas dire tout accepter, cela veut dire être prêt à tout voir sans idées préconçues, après on peut aimer ou ne pas aimer. C’est être tolérant, et effectivement – au contraire de ce que tu dis rester dans le relatif. Il n’y a pas de vérités inscrites dans le marbre en matière d’art. Je reproche à un certain public son intolérance et son refus d’entrer dans une logique ou dans une vision qui n’est pas sienne. Et je déteste l’intolérance, et je déteste les huées devant des mises en scènes qui dévient de la ligne autoroutière de la routine.
Tu n’as pas compris mon concept d’œuvres « alimentaires » où je ne fais absolument pas référence à la mise en scène, mais à l’usage que les managers font des œuvres célèbres et favorites du public pour remplir leurs salles et leurs caisses : Bohème, Carmen, Tosca, Traviata par exemple. La plupart du temps, la mise en scène est médiocre ou non dérangeante, ou si elle est bonne, elle est souvent ancienne et n’interroge plus personne (Ex : la Carmen de Calixto Bieito que tu as vue à la Fenice, que j’ai vue à Paris et que les viennois vont voir saison prochaine). Bieito est un nom qui fait peur et qui sent le soufre, mais sa Carmen a perdu toute valeur de provocation, même si elle reste une mise en scène correcte. Carmen justement, est l’opéra préféré de la télévision française, pratiquement exclusif. Ce que j’appelle « alimentaire », c’est ce qui remplit les caisses du théâtre et c’est tout. Sans proposition artistique autre et même c’est bon musicalement ou scéniquement. Mais la plupart du temps, c’est moyen, parce que de toute manière le public viendra.
Quand tu dis « une ancienne mise en scène peut devenir extraordinaire », je suis pleinement d’accord, si elle a été à sa création un chef d’œuvre et qu’on la conserve comme témoignage – et souvent elle fonctionne toujours. Je suis certain que le Simon Boccanegra de Strehler continuerait d’être fascinant même si la production aurait un peu moins de 50 ans. Il y a trente ans à Bologne, si je me souviens bien, Ronconi avait fait I Vespri Siciliani en s’inspirant des décors du XIXe. Cela avait très bien fonctionné. Et Ronconi dit très justement : « La tradition est quelque chose qui se renouvelle continuellement, et qui intègre des apports nouveaux. La routine, non ». Je suis pleinement d’accord avec cette vision et n’ai rien contre la tradition, si elle est utilisée à bon escient. Je suis d’ailleurs dans mes textes toujours soucieux de rappeler l’histoire des œuvres et de leur représentation. Cela me paraît essentiel.
Tu oscilles comme un pendule.
Qu’un théâtre essaie de faire rentrer de l’argent n'est pas un crime ; tu te contredis deux fois, quand tu dis que ton concept de "travaux alimentaires" ne se réfère pas à la mise en scène, mais ensuite tu te plains que ce qui est mal, c'est de mettre en scène des œuvres célèbres sans propositions artistiques intéressantes ; et tu donnes de l’intolérant à ceux qui pensent que les propositions artistiques qui t’intéressent ne les intéressent pas, en disant que vous détestes leurs sifflets.
Je note également que l'intolérance est attribuée uniquement à la dissidence, et non au type de proposition ; alors qu'il peut également être intolérant de prétendre faire entrer dans une logique que tu refuses, de faire te faire passer pour ignorant ou même stupide excluant que tu aies compris cette logique, parce que si tu l’avais comprise, tu serais évidemment d’accord.
Les idées préconçues (même à l'égard d'un "certain public") sont mauvaises pour tout le monde.
Le public peut se tromper, mais il a le droit de ne pas être d'accord ; personnellement, les sifflets me dérangent, car, face à quelque chose que je considère comme présomptueux et sans substance, je préfère un silence glacial, qui fait plus mal ; tandis que les sifflets sont une réaction naïve qui peut finir par valoriser ce qui est sifflé.
Pour ma part, j'applaudis dès que je le peux ; car même mettre en scène un opéra correctement est très difficile, et diriger un théâtre l'est encore plus.
Mais il s'agit de discussions sur des approches personnelles, non pas tant de l'œuvre que de l'art en général ; nous sommes tous deux humains (je le suis un peu plus, car je ne suis pas idéologiquement wagnérien), nous avons tous deux la chance de pouvoir nous poser des questions, et la routine n'est pas au centre de nos intérêts ; même si, en ce qui me concerne, se reposer et se défendre du Sublime me fait parfois du bien.
Mais nous avions entamé une discussion théorique plus intéressante : qu'est-ce que l'interprétation (aujourd'hui, mais aussi hier) ? Et, par conséquent, quelle est la relation entre l'interprétation et son objet ? Et, toujours en conséquence et spécifiquement, la fonction de la mise en scène dans l'opéra ?
Ici, il me semble qu'il y a une réelle dissidence : toi, en définissant l'Opéra, tu te réfères à un trépied composé de "musique, chant, théâtre" ; ou à la "somme de la scène et de la fosse" ; bien, étant donné qu’il n’est pas possible que les jambes de ton trépied soient deux (le chant fait partie de la musique) ou même une (le théâtre pourrait très bien inclure les deux autres) sans de sérieux problèmes de stabilité ; étant donné, au contraire, que l'intégration entre la scène et la fosse d'orchestre est essentielle, tu ne mentionnes jamais le compositeur (ou les auteurs).
Et quand tu parles des metteurs en scène, tu affirmes qu'ils "font face à l'œuvre en mettant en discussion son intrigue, en discussion les relations entre les personnages, en essayant de respecter l'œuvre ou en mettant en avant les qualités qui font qu'elle va au-delà du simple divertissement de cour".
Pour moi, les qualités qui font que l'œuvre dépasse le seul divertissement de cour sont, s'il y en a, intrinsèques à l'œuvre elle-même, et le respect de l'œuvre elle-même est le contrat minimum ; difficile à atteindre en remettant en cause son intrigue (un concept qui n'est en fait pas très clair) et les relations entre les personnages.
Revenons à la question : qu'est-ce que l'interprétation ?
Une fois que cela sera clarifié, s'il est possible, il sera également possible de mieux comprendre les réactions, positives ou négatives, du public, non pas sur les nouvelles œuvres, ce qui est une autre question, mais sur la mise en scène de celles qui sont nées dans d'autres contextes historiques.
Je n’oscille pas comme un pendule, tu te trompes et tu m’énerves. Si tu continues, je me confinerai sur l’Aventin, tu resteras seul, sans personne à contredire avec ta mauvaise foi habituelle.
Une fois de plus, tu cibles mal tes accusations. Personne n’a affirmé que faire rentrer de l’argent était un crime, et je sais bien que pour gérer un théâtre, tu dois équilibrer la programmation en faisant produisant Wozzeck (c’est un exemple) et aussitôt le faire succéder par une Tosca. qui te rapportera plus. Ce que j’appelle "alimentaire" et qui me désole c’est que certaines programmations débordent de standards et ne font aucun effort pour diversifier, d’autant plus lorsque les saisons sont courtes.
Par ailleurs, sans cesse revient dans ton discours l’idée qu’un metteur en scène (moderne) considère ceux qui ne sont pas d’accord avec lui comme des imbéciles, et qu’il n'est suivi que par ceux qui comprennent (happy sans doute et few sûrement) . Je n’ai jamais dit ça non plus. Je peste contre l’intolérance et de refus d’être disponible : quand le public de Parme siffle la mise en scène de Nabucco de Ricci-Forte dès le lever de rideau, tu dois convenir qu’il y a parti pris. Cesse de me faire dire ce que je ne dis pas.
On peut évidemment ne pas être d’accord, et on peut l’exprimer, mais pas comme à Parme trente seconde après le lever de rideau, avec insulte au chef quelques minutes après. Je déteste les sifflets et je suis comme toi, je considère que le silence est d’or, et au baisser de rideau. Enfin, pour finir de te répondre, je ne vais pas au théâtre pour me reposer ou me défendre du Sublime, je vais au théâtre ou du moins je m’efforce d’y aller les sens en éveil et toujours en demande.
Je sais bien que chant et fosse font partie de la musique, mais ma fréquentation de l’opéra – et je suppose la tienne- m’a appris qu’il arrive souvent qu’un chef médiocre dirige un plateau sublime, ou qu’un grand chef n’ait pas sur le plateau les chanteurs qui correspondent au niveau exprimé par l’orchestre ; dans les deux cas, c’est bancal. Alors je trouve que séparer fosse et chant est plutôt pertinent, et donc j’ai appris à considérer le trépied de l’opéra, en constatant que si deux des trois fonctionnent, ça passe, mais pas un sur trois…quand un chef a un plateau médiocre et une mise en scène indigente, il aura beau être Karajan ou Solti, ou Muti, cela ne marchera pas. Ce que d’ailleurs certains chefs n’admettent pas tant ils sont persuadés d’être l’alpha et l’oméga de la représentation.
Je réponds enfin à tes attaques sur l’expression « mettre en discussion » qui n’avait rien de provocateur, mais c’était sous ma plume un synonyme d’interroger, ou de « considérer » le livret ou les relations entre les personnages, il n’y fallait pas voir un appel permanent au sacrilège théâtral. Par ailleurs, ton retour à un argument fréquent « le respect de l’auteur » m’amuse parce que cela supposerait que je n’en ai rien à faire. Or, je ne parle pas de l’auteur parce que pour moi, une mise en scène comme une direction musicale, respectent par force l’œuvre si elles sont de qualité, c’est effectivement le minimum à leur demander. Donc il est pour moi inutile de le rappeler. C’est même l’implicite de base.
Quant à ton retour à l’interprétation et notamment des œuvres du passé. Je pense qu’il est difficile voire impossible, de juger de ce que pouvait représenter l’interprétation aux temps baroques ou au temps du romantisme. D’abord, le concept lui-même était autre : on jugeait beaucoup des voix, on n’avait pas de l’œuvre une conception sacrale (« respect » de l’œuvre) quand chaque représentation pouvait varier en fonction des ajouts, des chanteurs, des lieux de la représentation, en fonction aussi des attentes du public, et le public lui-même n’allait pas au théâtre comme nous y allons, y compris aux temps de Mozart. Nous pouvons en parler que lorsque les conditions de la représentation ont commencé à ressembler aux nôtres, c’est à dire grosso modo à partir du milieu du XIXe. Par ailleurs pour un public du début du XIXe, Rossini était un contemporain et Mozart un auteur encore récent. Le public jugeait d’œuvres qui vivaient leur premier âge, et pas comme nous qui jugeons d’un patrimoine constitué (même si mouvant parce que les goûts évoluent). Le fait est que le public traditionnel de l’opéra ne fréquente pas l’opéra contemporain, à la (très grande différence) de celui d’hier , qui même en consommait beaucoup et jugeait des œuvres aux premières comme nous nous jugeons de la mise en scène aujourd’hui. C’est Gérard Mortier qui disait fort justement que l’opéra ne vivait aujourd’hui avec des broncas, avec des batailles, que grâce à une mise en scène vivante et qui se renouvelait. Sinon, ce serait un art mort.
C’est pourquoi le jugement sur une interprétation se concentre sur les aspects scéniques, plus que musicaux (sans doute cependant sur le chant mais pas trop sur les chefs) : si tu lis une critique d’opéra aujourd’hui, c’est 75% la mise en scène, 20% les chanteurs et 5 % le chef, tout simplement parce qu’il est très difficile de commenter une direction musicale, tu tombes très vite ou dans la banalité expéditive, ou dans la technique musicale inabordable au profane. Alors c’est plus facile de critiquer la mise en scène, au moins, on sait quoi dire…
A ta question, qu’est-ce que l’interprétation, je ne pourrai jamais répondre « l’interprétation, c’est ça ! », notamment musicalement simplement parce que nous ne ressentons pas tous les voix de la même manière et nous n’entendons pas la musique de la même manière, alors c’est un terrain mouvant. Je me souviens de Sergio Segalini, que tu connais aussi qui détestait Caballé et qui à chaque fois la descendait en flammes, quel que soit le niveau de sa prestation. La mise en scène au moins (et je parle du point de vue de la critique telle qu’on la lit) c’est plus clair, tu peux expliquer, raconter ce que tu vois etc…alors du coup, pour cette raison aussi aujourd’hui on parle plus de mise en scène, parce qu’il est très difficile d’aborder la question de l’interprétation musicale, sauf si tu as une formation préalable ou si tu fréquentes les salles depuis très longtemps. Pour la mise en scène, les exigences sont moindres, au moins au niveau superficiel. Et de fait, le jugement public se concentre souvent là-dessus, et un peu sur le chant. Dès qu’on aborde la direction musicale, les critères deviennent élémentaires (tempo long/tempo rapide essentiellement) et dépendent aussi de tes habitudes d’écoute, notamment des enregistrements. Alors ma première réponse, très claire est une réponse métaphorique en forme d'esquive, je veux bien l'admettre : l’interprétation est d’abord un champ de sables mouvants…
Liste donc les critères qui aident à juger d’une interprétation.
Ne te fâche pas, je ne suis pas de mauvaise foi, mais tu es l’auteur de ce que tu écris, et je suis l'interprète ; tu es Verdi, celui qui, comme tu l’as bien dit, "ne veut pas dire, mais dit", mais c'est à moi de t’interpréter.
Tu penses vouloir écrire quelque chose, mais ton inconscient ne se rend pas compte (précisément parce qu'il est inconscient, sans parler du subconscient) des multiples significations et non-dits de ton écriture, et chaque interprétation est légitime ; la mienne l'est après une étude attentive de tes lectures si référencées à Wagner, pas très connu pour sa tolérance.
Ainsi, ce que tu (contradictoirement) voulais expliciter n’a pas la moindre importance : ce qui compte, c'est mon interprétation.
Ne sois donc pas intolérant et ni indisponible à mon interprétation : tu finirais par te détester dès que le rideau se lèverait sur ma réponse.
Par souci d'équité, je peux légitimer ta lecture de mon affirmation selon laquelle je vais parfois au théâtre pour chercher du repos comme l'expression du besoin d'y aller pour dormir, car ma maison est trop bruyante ; tôt ou tard, quelqu'un l'interprétera comme une aspiration à rêver de choses sublimes ou comme un désir de mort.
J’interprète donc tes dernières remarques comme suit :
- le respect de l'Auteur est essentiel, et ne vaut même pas la peine d'en parler ;
- ce que le public attendait au moment de la création des œuvres dépend de la culture et des goûts de l'époque, qui étaient différents des nôtres ;
- Le public actuel s'intéresse peu aux œuvres contemporaines ;
- le jugement sur l'interprétation se concentre aujourd'hui davantage sur les aspects scéniques que sur les aspects musicaux, parce que c'est plus facile.
Nous sommes bien d'accord là-dessus.
Je ne sais pas si nous sommes d'accord sur ce que signifie le respect du compositeur ; quant au reste, c'est une question de faits qui ont besoin, une fois de plus, d'être interprétés, tant qu’on veut les utiliser dans un but, et qu’on sait de quel but il s’agit.
J'essaie de me faire comprendre. Le concept d'interprétation, ne permet pas, ne peut être étranger à l'objet à traduire et à son destinataire. Si un interprète doit traduire pour un ambassadeur un traité qui régit les relations entre États, ou pour un commerçant une lettre de vente, il est essentiel que la traduction soit totalement conforme à l'écrit et compréhensible pour l'interlocuteur, même d'un point de vue littéral ; s'il doit traduire un poème pour des âmes encore sensibles à ce type de produit littéraire, la traduction littérale n'est pas pertinente, il devra faire ses propres choix, s'il faut respecter la métrique, s'il faut respecter la sonorité du vers, s'il faut utiliser des vers libres, s'il ne convient pas de le réduire à de la prose en choisissant des mots similaires uniquement dans leur sens, etc.
Dans ce cas, interpréter signifie rendre l'esprit profond de l'œuvre traduite afin de le communiquer aux lecteurs ; dans un certain sens, réécrire aussi, mais toujours pour leur faire comprendre sa valeur originelle qui fait autorité.Le fait que, contrairement à une peinture, une statue ou un poème, ou même un film, qui sont des choses qui une fois créées dans leur matérialité restent immuables, tout ce qui concerne le théâtre et la musique nécessite une intervention extérieure supplémentaire par rapport à l'auteur pour être matériellement réalisé, laisse évidemment un espace très différent aux interprètes, et aussi au jugement des destinataires, qui sont appelés à s'exprimer non seulement sur l'œuvre elle-même, mais aussi sur son interprétation par d'autres.
Mais même dans ce cas, interpréter signifie transmettre aux spectateurs l'esprit profond de l'œuvre ; et - pour les œuvres du passé - ce qui les rend actuelles et compréhensibles pour le spectateur d'aujourd'hui.
L'affirmation de Mortier, s'il l'a formulée ainsi, selon laquelle l'œuvre vit aujourd'hui "avec des sifflets, avec des batailles, uniquement grâce à la mise en scène, sinon elle serait morte", est soit une banalité (si on ne la met pas en scène, l'œuvre n'existe pas), soit une boutade pour justifier les sifflets, soit (et j'en ai bien peur) une prophétie de méfiance totale envers la possibilité que l'œuvre originale soit actuelle en soi.
Une prophétie destinée à se réaliser en ne regardant que le présent, sans réfléchir non seulement au passé, mais aussi à l'avenir du théâtre : car la mise en scène requise par toute représentation théâtrale « en direct » est en grand danger, dans un monde qui réduit tout à la taille d'un téléphone portable avec des écouteurs ; et même les metteurs en scène, avec cette logique, devront réfléchir à la manière d'adapter les effets spéciaux du Ring à ces dimensions.
Alors ne nous plaignons pas si le public n'assiste pas à l'opéra contemporain, donné pour mort avant de naître ; et peut-être qu’il est déjà moribond, puisqu'il y a peu de naissances, et il serait bon d'analyser si les opéras qui naissent ne sont pas déjà vieux, ce qui expliquerait au moins en partie le désintérêt des nouvelles générations.
Pour être vital, quel genre de "travail" devrait être créé de nos jours ? À quel public l'auteur contemporain souhaite-t-il le dédier ?
Mais parler d'opéra "traditionnel", par exemple le suspense de savoir si un chanteur pourra ou non surmonter en direct, sans l'aide de micros ou de moyens techniques, les difficultés d'un opéra baroque pourrait à mon avis encore fasciner le public, même s'il ne joue plus aux cartes en coulisses ; niveler les agilités vocales pour des raisons de vérité dramatique (cela s’est fait encore récemment) signifie trahir la raison même de ce genre d'opéra, qui peut certes avoir quelque chose de plus à communiquer que la virtuosité, les scènes fantasmagoriques et les arias "di baule"((L’aria « di baule », ou air « de malle » est un air que les castrats emportaient toujours avec eux dans leurs tournées pour l’insérer dans n’importe quel opéra, destiné à mettre en valeur leur voix)), mais pas beaucoup plus ; et l'interprétation n'est pas quelque chose qui est né à partir du moment où les conditions du spectacle ont commencé à ressembler aux nôtres ; elle a toujours été là, seulement conditionnée par les temps.
Faire comprendre au public d'aujourd'hui ce qui aurait pu être l'émotion de cette époque me semble une mission culturelle pour maintenir l'histoire et l'opéra en vie, plus plausible que la recherche des sifflets.
Cependant, le fait que le jugement sur une interprétation se concentre aujourd'hui sur les aspects scéniques beaucoup plus que sur les aspects musicaux est pour moi une conséquence de la civilisation de l'image et de la consommation ; il est difficile pour une actualité de durer longtemps.
Et je le dis sans aucune hostilité préconçue à l'égard d'une quelconque orientation ; c'est le déséquilibre dans l'évaluation de la contribution entre les composantes qui, à mon avis, au lieu de valoriser ce qui est nouveau, finit par dévaloriser tout le reste.
Et si on dévalorise le reste, même le nouveau perd son sens.
Merci de cette leçon sur l’interprétation à partir de mes écrits, qui je dois le dire, m’effraie un peu puisque tu vas construire sur ce que j’écris des raisonnements probablement fallacieux. Mais je dois reconnaître que tu as résumé avec clarté les points sur lesquels nous concordons
La question du "respect du compositeur " est elle aussi un terrain miné. En effet, toute l’histoire du genre opéra, jusqu’à la moitié du XIXe, montre des œuvres qui sont vues, revues, coupées, modifiées selon les humeurs, les lieux, les chanteurs…de tout cela nous avons déjà parlé.
Le respect du compositeur et de l’œuvre en général est une notion très récente.
Et il n’est pas rare aujourd’hui d’entendre dans la presse des vifs reproches sur telle et telle coupure, sur le choix de telle ou telle version, notamment pour des œuvres qui ont subi des altérations et des variations.
Les éditions critiques sont elles-mêmes des lectures et des interprétations, même si on leur accorde aujourd’hui une valeur de statue du commandeur.
De fait, d’un côté, on se réfère à une œuvre « fixée », ce qui est difficile pour certains opéras de Rossini, ou du Don Carlos de Verdi dont la version originale en français, revenue à la mode aujourd’hui est présentée la plupart du temps :
- Jamais intégralement parce qu’on ne sait que retenir, de l’état de l’œuvre aux débuts des répétitions, avec ou sans le ballet, à la répétition générale, à la première, après la première etc…
- Toujours dans les affirmations des théâtres : ils claironnent tous que la leur est la version la plus complète.
Le respect philologique de l’œuvre est une notion élastique, relevant de prises de décisions techniques (la longueur), ou artistiques issues de décisions du chef ou de discussions entre le chef et le metteur en scène.
Tu me répondras qu’il s’agit ici de la lettre de l’œuvre et non de son esprit. Faisant référence à des coupures intervenues dans une récente mise en scène des Troyens de Berlioz, approuvées par le chef, dans un travail très contesté de Dmitry Tcherniakov, à l’Opéra de Paris, les uns affirmaient que ces coupures défiguraient l’œuvre, les autres qu’elles n’avaient pas grande importance. Où est l’esprit de l’œuvre dans ce cas…? Qui croire?
C’est ainsi que j’ai l’impression que "l’esprit de l’œuvre" est une question aussi élastique que le reste.
Tu as parlé de traduction, et il est vrai que la traduction est aussi interprétation, au point que l’on dit Traduction/Trahison. Le traducteur est un traitre, et donc l’œuvre traduite n’est jamais l’œuvre, elle est une œuvre au prisme de prises de décisions individuelles, qui ne seront, elles non plus pas les mêmes selon les contextes, et les personnalités. Il y a des traductions du XIXe que l’on n’utilise plus aujourd’hui par exemple.
« L’esprit de l’œuvre » comme tu dis, varie au gré des vents. Rien dans l’art n’est immuable, et nous avons déjà parlé des variations de lecture de Così fan tutte, on pourrait en dire tout autant et peut-être encore plus de Don Giovanni. Et d’une certaine manière, c’est le caractère des grandes œuvres de susciter des exégèses infinies. La mise en scène, par sa diversité et ses contradictions éventuelles, est le plus grand hommage qu’on puisse faire à la richesse des œuvres scéniques.
Autant d’ailleurs pour la diversité des lectures musicales : quoi de commun entre le Don Giovanni de Furtwängler et celui d’un baroqueux d’aujourd’hui ? et pourtant, il y a derrière une œuvre inépuisable, tout comme les lectures de Don Giovanni d’un Zeffirelli (à Vienne) ou d’un Tcherniakov (à Aix-en-Provence). Cette multiplicité est justifiée par la grandeur de l’œuvre. Et sa singularité.
C’est clair pour la littérature (un seul titre et autant de lectures qu’il y a de lecteurs) et pour tous les arts. Et certes, les arts scéniques, tu le dis parfaitement, ont besoin d’un interprète pour atteindre le public qui va être selon les cas, un traitre ou un génie, ou simplement un déchiffreur…il s’agit donc d’interprétation à plusieurs niveaux ce qui multiplie les pièges, puisque
- Le compositeur a une idée de l’œuvre (« les intentions de l’auteur ») que jamais nous ne pourrons vraiment connaître que par supputations.
- L’interprète (musicien et metteur en scène) a une idée de l’œuvre qu’il nous exprime.
- L’auditeur ou le spectateur (le public) a aussi son idée de l’œuvre qu’il confronte à ce qu’il entend et voit.
Dans ce billard à trois, il est difficile de démêler les choses. Et quand tu dis « l’esprit profond de l’œuvre », tu exprimes un concept qui à la limite n’existe pas. L’esprit de l’œuvre c’est celui que moi (musicien, artiste, public) je lui attribue…Dès qu’une œuvre sort de son espace privé, par une présentation théâtrale, par une publication, par une exposition, elle appartient au public qui la rencontre. Elle n’appartient plus à son auteur (ni, si l'auteur est mort, à la famille ou aux héritiers, à plus forte raison).
Gérard Mortier a cherché tout au long de sa vie à montrer que les œuvres sont des constructions géniales et inépuisables, à lire à l’aune de notre époque et de nos problèmes. Son affirmation soutient que l’opéra n’est aujourd’hui vraiment créatif que par la mise en scène, parce que de tous les opéras créés dans les 50 dernières années, rares sont ceux qui vivent et font carrière : Die Soldaten de Zimmermann, Al gran sole carico d’amore de Nono, Saint François d’Assise de Messiaen, peut être récemment Written on Skin de Benjamin. Qui se souvient encore de Blimunda d’Azio Corghi (créé à la Scala)… On a donné à la création de Kurtág Fin de partie (à la Scala en 2018) un prix européen, et en ce moment, les opéras de Luca Francesconi semblent séduire, avec des créations à Paris ou à Munich. Dans dix ans, qu’en sera-t-il ?
L’opéra ne vit pas par la création de nouvelles oeuvres . Alors Mortier élargit le concept de création à la mise en scène, et là, les choses bougent et vivent. L’opéra est un art mort s’il tourne sur trente standards qu’on voit partout. Or s’il y a un point qui historiquement a toujours fonctionné auprès du public, c’est la soif de la nouveauté (contrairement à ce que tu affirmes à la fin de ta réponse « c'est le déséquilibre dans l'évaluation de la contribution entre les composantes qui, à mon avis, au lieu de valoriser ce qui est nouveau, finit par dévaloriser tout le reste. ». Le nouveau a toujours plu, quelle que soit la manière dont il s’exprimait. C’était ce qui faisait courir le public à Paris au XVIIIe notamment à la reprise de la saison à Pâques, c’est ce qui fait courir aussi le public le plus souvent à notre époque. Bien sûr indépendamment des titres « alimentaires » qui drainent un public stable, mais une nouvelle production avec une nouvelle mise en scène intéresse toujours le public, la presse, les médias. Au XVIIIe, c’était de nouvelles œuvres, au XXIe, de sont des nouvelles mises en scène d’anciennes œuvres, et si c’est un scandale, c'est d’autant mieux parce que ça fait buzz…
Enfin public de l’opéra, comme au XVIIIe, est toujours sensible au chant, aux chanteurs, aux divas, et les voix fascinent encore, comme elles divisent encore. Il y a donc des choses stables dans cet océan de sables mouvants.
Mais la notion d’interprétation a varié selon les époques, selon les éléments qui focalisaient le public. Certains metteurs en scène ont essayé de faire comprendre ce que pouvait être l’opéra au XVIIIe par exemple, mais on n’allait pas au théâtre forcément pour voir un opéra dans toute sa durée, on jouait, on mangeait et on faisait aussi autre chose dans les loges closes. Aujourd’hui, c’est difficile de recréer des conditions de représentation qui sont à des années lumières de nos préoccupations, et en plus il n’y a plus de castrats qui tourneboulaient les spectateurs…Il est donc sans cesse nécessaire de réinventer pour coller et à l’œuvre et à son contexte actuel de représentation.
Je ne suis pas du tout d’accord avec ton affirmation selon laquelle les aspects scéniques prévaudraient aujourd’hui à cause de la civilisation de l’image. Ils prévalaient déjà au XVIIIe où l’on a créé des opéras extraordinaires pour la fantasmagorie, les machines, l’illusion visuelle, des centaines et des centaines de titres qui ont disparu aujourd’hui, créés pour le spectacle, l’effet, le tape à l’œil et qui faisaient courir les foules (des foules qui ne connaissaient pas les écrans…).
Et derrière ton affirmation selon laquelle le goût pour le nouveau dévalorise le reste, rien de plus faux à mon avis. Pour les raisons expliquées plus haut, comme « le nouveau » s’applique à des œuvres du passé, la plupart du temps, il les met en valeur, en bien ou en mal. Devant une mise en scène qu’on déteste, on va crier à la trahison de l’œuvre, et devant une mise en scène qu’on adore, on va affirmer qu’elle exalte l’œuvre comme jamais. Dans les deux cas, l’œuvre est au centre, et on ne la dévalorise pas du tout, elle reste la référence.
Les débats dialectiques amicaux peuvent permettre d'aller au fond des problèmes plus efficacement que les oppositions théoriques ; si nous nous étions arrêtés à ton relativisme absolu et à mon besoin rationnel de trouver des points fixes, nous n'aurions jamais eu un point de repère commun pour comparer nos jugements, qui coïncident souvent concrètement en ce qui concerne les résultats de la mise en scène ; finalement, pour simplifier les choses grosso modo, tu ne rejettes pas nécessairement les orientations traditionnelles, et je ne rejette pas a priori les orientations novatrices ; tu considères comme respectueuses de l'esprit des auteurs même celles qui envisagent des interprétations normalement impensables si l'on tient compte de la tradition, je n'exclus pas que ces interprétations puissent être plus proches de l'esprit des auteurs que les interprétations traditionnelles.
Le critère commun est celui de la qualité artistique globale de la représentation, qui, dans un certain sens, est indépendante de la justesse de l'interprétation ; je n'exclus pas non plus qu'une représentation fondée sur la critique du contenu et de la dramaturgie des auteurs puisse être encore meilleure que l'œuvre représentée ; mais je n'exclus pas qu'il s'agisse d'une question de respect de la création de ces auteurs.
Mais en fin de compte, je pense être plus disponible, que toi car je n'ai aucun préjugé idéologique concernant la fonction didactique du Théâtre (une chose est le message politique que la méthode didactique veut faire passer, une autre est de concevoir une méthode de mise en scène qui vise la distanciation, une méthode qui atteint des résultats artistiques en fonction de son adaptabilité à l'objet représenté et de la qualité technique avec laquelle il est proposé ; si l’approche brechtienne est facilitée par le fait que cette méthode concerne ses propres drames - ainsi que la musique de Weill ! -, cela ne veut pas dire que la distanciation puisse nécessairement avoir des résultats utiles pour n’importe quelle œuvre ni la justesse des thèses de Wagner sur le Théâtre (formulées pro domo par rapport à ses Poèmes).
Le concept de respect du compositeur est peut-être récent, mais il vaut la peine de l’appliquer aux compositeurs (dont Mozart et Rossini, avec tous les compromis nécessaires de l'époque) qui, pendant au moins deux siècles et demi, ont lutté âprement pour faire ressortir la figure du Créateur et de l'Auteur indépendant.
Ensuite, précisément à cause de la nécessaire médiation des interprètes de l'Opéra, qui sans elle ne peut être ni entendue ni vu, il est clair que l'interprétation ne peut être qu'infiniment variable ; et, aussi tendue que soit la philologie, nous ne saurons jamais à quel type d'interprétation le compositeur entendait être le plus fidèle, car il ne pouvait certainement pas le savoir non plus avant d’en voir le résultat, et probablement même pas après, puisque ce concept est conditionné par de multiples facteurs.
Bien sûr, le concept d'opéra "fixe" est toujours instable ; sur le plan pratique, il peut simplement dépendre des éléments disponibles, de l'acoustique, du budget, de la taille de la scène, etc.
Mais cela ne veut pas dire que n'importe quelle interprétation soit acceptable ; mettons le champ libre à la mauvaise interprétation, le concept d'interprétation peut être interprété à tour de rôle ; par exemple, de nombreux chanteurs, qui chantent "O sole mio", s'interprètent eux-mêmes en chantant, et non l'air lui-même..
Dans le cas de la mise en scène d'un opéra, l'interprétation présuppose la volonté d'être en accord avec la sensibilité du compositeur, tout d'abord sur la base du matériel qu'il a élaboré et des instruments techniques et artistiques dont il dispose.
Par exemple, il semble peu probable que les compositeurs qui se souciaient d'avoir des chanteurs adaptés à leurs opéras, ou même qui écrivaient des parties pour eux, aimassent des versions avec des chanteurs aux caractéristiques complètement différentes ; et à part les indications interprétatives pressantes de nombreux compositeurs (comment t’interroge par exemple, quel genre d'interprète Verdi voulait pour Lady Macbeth ?), n'est-ce pas l'expressivité de la musique telle qu'elle est entrevue par l'écriture et liée au déroulement du drame qui révèle ce que le compositeur veut transmettre ?
Il existe bien sûr différentes versions d'un même ouvrage par les auteurs eux-mêmes. Un théâtre peut mettre en scène ceci ou cela, mais la méthode de recherche interprétative reste la même : que voulait nous dire l'auteur dans la version que le théâtre a choisie ?Les Contes d'Hoffmann constituent un cas particulier, en raison de la mort d’Offenbach avant leur achèvement ; les raisons historiques des différentes versions de Don Carlos sont connues.
Mais, bien qu'avec des nuances même importantes, la structure des personnages reste dans les différentes versions de ces œuvres substantiellement unique dans sa complexité artistique et psychologique.
Une autre question est celle des coupes effectuées par d'autres que les auteurs ; ici, la légitimité dépend de ce qui est coupé.
Une autre question est celle de la diversité des lectures musicales ; mais ce n'est pas que le Don Giovanni de Furtwängler n'ait rien en commun avec les interprétations baroques actuelles ; c'est que l'œuvre est ambiguë et permet des lectures multiples.
Multiple ne signifie pas que tout soit possible.
Et je continue à considérer comme discutable la conception de l'œuvre attribuée à Mortier comme celle d'un cadavre à ressusciter temporairement avec des sifflets.
Alors, je pense que ton affirmation selon laquelle "le nouveau a toujours été aimé" ne me semble pas trop cohérente avec ce que tu dis à propos des nouvelles œuvres et plutôt discutable en fait aussi pour le passé ?
En pensant à Bizet, par exemple, je serais un peu plus prudent.
£Nous devons reprendre la discussion sur le public, et sur les raisons de ses réactions.
Et, sur les œuvres nouvelles, je voudrais ouvrir un chapitre séparé ; je ne suis pas convaincu que l'œuvre soit une langue morte ; malheureusement, il y a aujourd'hui des compositeurs qui parlent une langue morte.
Tout en me réjouissant de constater que tu émets des affirmations raisonnables et presque aussi sensées que les miennes, je ne rentrerai pas dans le débat exténuant de savoir qui de toit ou de moi est plus disponible. Je laisse le lecteur choisir entre mon ouverture et ta fermeture. Entre mes arguments solides et tes arguties, c’è qualche differenza…
Pour revenir à des choses sérieuses, j’ai découvert ce qu’était la puissance de la mise en scène en voyant des travaux successifs de Patrice Chéreau dans les années 1970, La Dispute, Les contes d'Hoffmann et enfin le Ring, et évidemment cela m’a conduit à Brecht. Je suis donc brechtien indécrottable et je crois à la fonction sociale et politique du théâtre (tout comme Wagner, que Brecht d’ailleurs n’aimait pas trop – ou du moins il n'aimait pas les wagnériens de son époque…). Mais je peux convenir, en te suivant que certaines interprétations peuvent prêter à discussion voire à refus. Je partage aussi ton avis sur ce que la voie que voulait Verdi dans Lady Macbeth, un rôle qu’on ne peut confier à une voix magnifique de belcanto, sans aspérités. Et je suis d’accord aussi que le choix des chanteurs pour un rôle peut aussi nous conduire à comprendre la sensibilité du compositeur, tout en gardant présent à l’esprit que les voix ont évolué, le diapason a évolué, et que les orchestres ont évolué. Enfin, si l’artiste a cherché à conquérir sa place dans la société, il le doit essentiellement au XIXe siècle, et à la montée de la bourgeoisie dans toute l’Europe, qui l’a rendu indépendant des cours et des princes. Mais qui en même temps l’a amené à connaître aussi de grosses difficultés financières. L’indépendance a un prix…
Je concède enfin qu’aussi bien sur Les Contes d’Hoffmann que Don Carlos posent des problèmes particuliers, mais tout de même, les choix divers des chefs ou des metteurs en scène, les évolutions dues aux éditions critiques récentes, notamment sur Offenbach, donnent un choix de versions possibles très larges, avec des couleurs très différentes, voire opposées.
Toutes les grandes œuvres, et pas seulement Don Giovanni, offrent des lectures plurielles, justement parce qu’elles sont de grandes œuvres, mais tu conviendras que Furtwängler propose une interprétation très lointaine de celles d’un Abbado ou d’un Harnoncourt, mais c’est la règle du jeu et c’est heureux.
Pour revenir à Mortier, je voudrais revenir sur les sifflets. Mortier aimait les batailles, en cela il rejoint mon cher Frank Castorf qui n’aime pas les publics trop sages, parce que c’est pour eux la preuve que leur travail ou leur choix a touché quelque chose de profond ou des refus fondamentaux. Mais Gérard Mortier au-delà des batailles pensait que la « popularité » de l’opéra se maintiendrait par la mise en scène, qui donnerait au genre une actualité. Sinon la routine s’installerait et ce serait le début de la fin.
N’oublions pas qu’à Salzbourg, il succéda à Karajan,assez rétrograde en matière de mise en scène , mais on allait à Salzbourg pour Karajan le chef et pas pour le reste. Karajan mort, le vide ne pouvait être rempli par un autre chef avec la même aura. Il fallait donc chercher ailleurs pour faire venir à Salzbourg un/le public sur d’autres critères.
Je continue aussi à discuter ce que tu dis sur « le nouveau ». Car la question du nouveau qui attire ne veut pas dire le nouveau qui satisfait. On attend les nouveautés, mais on peut les huer, les refuser. C’est le cas pour la Carmen de Bizet. La nouveauté attire les foules, mais ensuite, le destin de l’œuvre nouvelle c’est autre chose. Donc la curiosité pour le nouveau excite, depuis toujours.
Pendant plusieurs siècles, cette curiosité portait sur des œuvres nouvelles, aujourd’hui on sert plutôt des mises en scènes nouvelles (en suivant la méthode Mortier) : la curiosité a simplement changé d’objet.
Enfin tu termines par la question des œuvres nouvelles… vaste programme qui d’ailleurs ne doit pas s’arrêter au contemporain. En réalité, le XXe a créé moins d’œuvres nouvelles que le XIXe : peut-on créer après Wozzeck ? Peut-être le genre ne convient-il pas aux évolutions de la musique du XXe. Mais on a créé des Musicals, des opérettes, d’autres formes scéniques. Il nous faut labourer ce terrain.
Je suis désolé (enfin...pas trop : tu le mérites) de te voir en pleine confusion.*Ne remarques-tu pas que, d'une part, tu confirmes la rigidité de ton critère de jugement et que, d'autre part, tu ne réponds pas à la question qui n’a rien de banal de savoir sur quoi repose, malgré le passage du temps, l'évolution des conditions sociales et culturelles, le progrès de la technique, les différents choix d'interprétation, la diversité du diapason, etc. etc. la validité permanente d'une œuvre ?
Et cela ne dépend de facteurs contingents, car même l'interprétation ou la direction musicale la plus splendide ne peut (généralement) pas faire de ce qui est né médiocre un chef-d'œuvre ; et, inversement, une mauvaise interprétation risque certainement d'éloigner la compréhension du chef-d'œuvre, mais elle n'efface pas son existence originelle.
Ton critère d'évaluation est rigide, car il repose sur le préjugé que seule la mise en scène peut aujourd'hui faire vivre l'œuvre, dont tu finis par nier une valeur autonome permanente ; et il est encore plus rigide car il repose sur un concept de mise en scène lié à l'hypothèse de la fonction didactique et politique du Théâtre.
De plus, tu sous-estimes la dimension musicale ; il est certainement beaucoup plus difficile de faire ressortir la nouveauté, qui est toujours là dans un chef-d'œuvre, de quelque chose de mystérieux, mais écrit, comme une partition, que ce qu'un outil peut faire, comme la mise en scène, libre d'ajouter quelque chose qui n'était pas là auparavant ; mais je conteste que la mise en scène soit le principal, voire le seul facteur déterminant de l'actualité ou de la permanence d'un chef-d'œuvre ; et je conteste encore plus que l’invention de la mise en scène puisse ou doive se superposer à ce qui a permis à l'œuvre de rester perçue comme un chef-d'œuvre.
Sinon, nous ne parlerions pas de la différence entre les interprétations musicales de Furtwängler, Toscanini, Abbado, etc.
Je sais d'ailleurs que toutes les grandes œuvres (et pas seulement celles-ci) offrent des lectures multiples, car les hommes sont d'abord eux-mêmes complexes par nature, y compris les compositeurs ; mais il y en a qui sont plus ambigus que d'autres ; et en tout cas, tous ont quelque chose en eux qui les rend cohérents avec eux-mêmes malgré leurs interprétations différentes.
Il est également évident que la routine est le début de la fin ; je ne conteste pas que pour l'éviter, il faut parfois se battre contre le public ; je comprends et je suis même convaincu de la nécessité d'un changement de perspective artistique et productive de la part des directeurs de théâtre. Enfin, je ne me hasarderai pas à affirmer que l'approche de Mortier n'ait pas produit de résultats positifs concrets.
Mais même cette approche, liée à l'actualité, a été soumise non seulement à des résultats mais aussi au temps, bien plus que les travaux auxquels elle a été appliquée ; et avec le temps, elle a aussi produit de la routine au-delà de toutes les bonnes intentions.
Je n'ai pas de théories sur si et comment le théâtre vivant va évoluer, ni sur les nouveautés qu'il apportera ; actuellement, hormis les goûts personnels, il me semble que la mise en scène, à quelques exceptions notables près, est dans une impasse très dangereuse ; on ne peut pas vivre uniquement de traditions, mais pas non plus de provocations, surtout si celles-ci ne sont même plus vécues comme telles par la majorité du public, qui s'est plus ou moins adapté à tout.
En fait, le public n'est pas un bloc unique : il y a ceux qui vont à l'opéra juste pour montrer leur robe du soir, il y a ceux qui viennent amenés par quelqu'un d'autre même s'ils détestent le genre, il y a ceux qui y vont pour entendre les chanteurs ou le chef d'orchestre ou pour voir la mise en scène ou le tout, il y a ceux qui y vont pour pleurer ou pour s'amuser, il y a ceux qui y vont par curiosité et ceux, comme toi, pour apprendre (comme tu le vois, j'ai évité toute référence à "l'endoctrinement").
À part les deux premières catégories, je pense que les autres vont au spectacle pour vivre une expérience différente des précédentes, même s ‘ils voient la même œuvre pour la énième fois; et donc pour quelque chose de stimulant et de nouveau pour eux ; je ne pense pas qu'ils soient défavorables à cette affirmation.
Il se peut qu'ils ne comprennent pas ce qui leur est proposé, et il s'agit ici de comprendre pourquoi à son tour : il se peut qu'ils ne fassent pas trop d'efforts, ou que l'offre soit incompréhensible avec tous les efforts possibles des spectateurs ; ou moitié-moitié.
Mais ils peuvent aussi trop bien comprendre et refuser d'accepter des routines présentées et pompeusement qualifiées de « nouveautés ».
Personnellement, je pense que j'essaie de comprendre et même d'être tolérant, car je connais les difficultés de la mise en scène d'une œuvre, surtout si elle a une tradition bien établie ; mais, si je ne pense pas manquer totalement d'humour, j'ai du mal ne pas croire qu’on se moque de moi….
Je vois que sous notre dialogue est placée comme référence la critique de Don Carlo à la Fenice de Mauro Masiero. Je me demande s'il ne serait pas utile - pour par condicio, mais surtout pour un exemple concret de ce que je dis - de me permettre de proposer en face une critique écrite d’après mes souvenirs.
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Note de l'éditeur: Maurizio Jacobi a ajouté un commentaire assez développé à l'article de Mauro Masiero sur le Don Carlo de début de saison à la Fenice de Venise. Se reporter à l'artcile en cliquant sur le lien ci-dessous (Austère et grandiose)
Comme nous l'avons déjà dit (attention à ne pas nous répéter), l'œuvre d'art interroge constamment le monde, quel qu'il soit, et en tant que telle, elle va au-delà de l’époque de sa création : c'est l'une des raisons pour lesquelles l'œuvre d'art résiste à toutes les interprétations. Dans le domaine musical, il peut y avoir quelques différences selon la musique ; le répertoire italien exige d'être bien chanté et bien dirigé car il résiste moins à la médiocrité. Wagner résiste au contraire parce qu'il peut admettre des voix moins exceptionnelles, voire des chefs médiocres. Mais ce sont des détails. D'autre part, une grande direction musicale peut conduire au triomphe d'opéras non immortels (je pense à Gavazzeni lorsqu'il a dirigé à la Scala Freni et à Domingo dans Fedora de Giordano).
Comme toujours, tu extrapoles et déformes ma pensée. Mais maintenant, je m'y suis habitué.
La mise en scène renouvelle l'intérêt scénique de l'opéra, mais il peut parfaitement s'en passer (par exemple, par le disque et aussi par les versions de concert) mais le plaisir ne sera pas complet. En ce moment où l'on peut très bien faire un Don Carlo, on peut difficilement faire un Trovatore, à tel point que je suis prêt à voir un Trovatore avec un metteur en scène médiocre si le casting et le chef d'orchestre sont grands, ce sera une grande soirée de plaisir, signe que je ne néglige pas la musique ; de plus, je ne suis pas sûr qu'une mise en scène "moderne" ou "provocante" du Trovatore soit si nécessaire... donc je n'ai aucune rigidité
Cela dépend de l’œuvre. Il est clair que les enjeux de Wozzeck ou de Lulu sont plus importants. scéniquement Il s'agit du livret et de la dramaturgie, pas de l'époque, car Don Giovanni, comme Wozzeck, exige une forte dramaturgie. Tout cela pour dire aussi combien les problèmes posés par chaque œuvre singulière sont complexes.
D'autre part, j'aime aller au théâtre et en sortir d'une manière différente que lorsque que j'y suis entré : oui ! je crois en la valeur didactique du théâtre (j’entends la musique ET la mise en scène...), sans jamais sous-estimer la dimension musicale (d'où as-tu déduit ça ?) J'apprends aussi d'une grande direction musicale, en plus de la mise en scène. Une grande mise en scène et une direction musicale se nourrissent l'une l'autre, et ne s'étouffent pas. Comme je ne cesse de te le dire, ma théorie du trépied fonctionne parfaitement. Le spectacle "passe" si deux des trois éléments (le chant, la direction et la mise en scène) fonctionnent. "Passer" signifie que la représentation sera un succès, même si elle n'est pas parfaite.
Pourquoi penses-tu que je sous-estime la dimension musicale ? Absolument pas. Il est seulement beaucoup plus difficile de faire ressortir la nouveauté d'une direction musicale, ce qui nécessite des habitudes d'écoute. J'admets que la "nouveauté" d'une direction musicale est plus difficile à faire ressortir que la nouveauté d'une mise en scène.
Mais j'affirme avec force que l'arrivée de la mise en scène a contribué à exalter les grands chefs-d'œuvre musicaux, à faire découvrir encore plus leur profondeur, comme par exemple pour les œuvres de Janáček qui font souvent l'objet de superbes travaux scéniques, mais aussi de nombreux autres compositeurs. Aujourd'hui, la mise en scène est essentielle, c'est même une nécessité pour la complétude du spectacle : il y a un siècle et auparavant, ce n'était pas le cas. Wagner (lui encore) disait : "J'ai inventé l'orchestre invisible, que n’ai-je inventé le théâtre invisible", soulignant ainsi la médiocrité de ce qu'il voyait.
Quant à ce que tu dis sur la routine... chaque spectacle se heurte à la routine, il y a souvent des chefs de routine, et il y a des mises en scène qui sont répétitives et routinières, tant dans le traditionnel que dans le moderne : Robert Wilson fait le même spectacle depuis des années, il était nouveau en 1978, il est répétitif aujourd'hui, même s'il est élégant. Et il n'est pas le seul. Comment puis-je être en désaccord avec toi ?
Et pourtant, la mise en scène n'est en aucun cas dans une impasse. Chaque saison amène de nouveaux metteurs en scène, qui renouvellent leurs visions, s'éloignant aussi du Regietheater brechtien auquel tu sembles réduire la mise en scène moderne ; certains types de mise en scène ont certainement épuisé le sujet, d'autres non : tu as une vision très réductrice et caricaturale de ce qui se passe aujourd'hui au théâtre, qui est au contraire très varié. Rien qu’en Italie, regarde les différences qui existent entre Castellucci, Michieletto et Ricci-Forte.
L'accueil du public dépend de ses attentes, il y a un public qui va à l'opéra chaque semaine si possible, un autre qui y va une fois par mois, une fois par an, voire moins, l'offre est très différente selon les pays, elle est forte en Allemagne et en Russie, moins forte en France, en Italie et en Espagne. On n’a pas la même expérience si on peut voir 50 œuvres par an et si on en voit quatre...
La question du public est donc, d'une part
- ce qui est offert en termes de quantité et de qualité
d'autre part
- ce que tu attends ; et gérer un théâtre, c'est satisfaire tous les goûts : c'est facile si on propose une quinzaine de titres, moins facile si on en propose trois ou quatre. C'est une question d'argent et de politique culturelle. Indépendamment de tout le reste.
C'est pourquoi je ne comprends toujours pas pourquoi tu t’attends à ce qu'il y ait des mises en scène où l’on des f… de toi.. Une mauvaise mise en scène n'est pas une mise en scène où l'on se moque de toi, c'est juste du mauvais travail. Un mauvais avocat se moque-t-il de son client ? Non, c'est juste un mauvais avocat.
C'est une question de qualité, que les artistes soient célèbres ou non. La qualité d'une gestion est la qualité de l'offre, quels que soient les choix. Au XIXe siècle, à Paris, les gens se battaient dans les théâtres avec des chaises des musiciens de l’orchestre parce que les enjeux esthétiques étaient plus importants qu'aujourd'hui - et cela cachait les enjeux politiques plus fortement qu'aujourd'hui. Nous voyons encore des gens se battre, mais c'est plus rare. Le théâtre, cependant, est un microcosme du corps social, avec ses tensions et ses problèmes. C'est pourquoi elle doit offrir une diversité d'œuvres et d'esthétiques, sans nécessairement rechercher l'unanimité ou le consensus télévisuel tout sourire et tout chant, mais en essayant toujours de défendre une qualité qui puisse faire progresser son public en lui faisant voir tout ce que le monde du théâtre peut offrir.
Rapidement - pour ne pas me répéter - sur la déformation de ta pensée de ma part : relis ce que tu as écrit depuis le début.
Je suis d'accord sur presque tout ce que tu écris maintenant, avec quelques précisions marginales : je crois que Il Trovatore est une de ces œuvres dans lesquelles la mise en scène peut trouver des nouveautés et des idées infinies (pas de Bufalino Tracotanti cependant) ; rien à dire sur le fait que si la mise en scène se fond avec la direction musicale et ne l'étouffe pas, elle contribue à créer quelque chose d'artistique qui n'existait pas dans le passé et complète le spectacle, mais cela concerne tous les types de mise en scène, de la plus traditionnelle à la plus futuriste, alors que le problème que je pensais que tu voulais poser est de savoir pourquoi une partie du public accepte moins la seconde que la première ; ce n'est certainement pas à moi de réduire (réduire ? ) la mise en scène moderne au Regietheater brechtien, un autre le fait pour moi, et je n'ai pas une vision caricaturale de ce qui se passe aujourd'hui, qui est évidemment très varié, mais seulement de ces mises en scènes qui sont à mon avis des caricatures en elles-mêmes; et ce n'est pas un détail, comme tu dis, de l'approche scénique de tel ou tel répertoire.
J'aimerais ensuite dégager définitivement le champ des choses qui me semblent évidentes : on n’a pas la même expérience si on voit 50 opéras au lieu de 4 ; il est plus difficile de satisfaire tous les goûts en proposant 4 opéras au lieu de 50 (j'observe juste qu'un théâtre peut avoir une grande fonction culturelle même avec 4 opéras qui ne satisfont pas tous les goûts, mais répondent à un critère de production précis, la spécialisation) ; bien entendu, les institutions doivent intervenir de manière appropriée ; une mauvaise mise en scène est tout simplement un mauvais travail ; et il convient ici que je précise que, lorsque je que certains metteurs en scène se moquent de nous je ne fais pas nécessairement référence à une volonté précise de le faire, mais qu'une trouvaille présomptueuse remplace l'absence d'idées et de réel approfondissement.
Mais venons-en à la question de la réaction du public, qui, comme tu le dis, est très variée.
Il y en a très peu, je pense, qui, comme toi, ont la passion et la possibilité de parcourir tous les théâtres du monde pour acquérir de l'expérience ; et pour cette raison, tu as acquis une compétence exceptionnelle.
Mais je pense que c'est aussi pour cette raison que, si mon interprétation est vraie, tu aspires toujours à découvrir quelque chose qui dépasse le plaisir du spectacle ; à quitter le théâtre différemment de la façon dont tu y es entré non seulement pour avoir vécu les émotions affectives ou intellectuelles qu'il t’a procurées, mais pour avoir vécu et appris quelque chose de philosophiquement supérieur à elles ; quelque chose qui est de plus en plus difficile pour ceux qui ont presque tout vu, mais qui peuvent plus facilement supporter l'intention antibourgeoise présente dans tous les mouvements d'avant-garde de droite et de gauche.
On ne peut pas attendre la même chose d'un public normal, bien que varié.
Bien sûr, le public doit faire sa part du travail, se préparer, afin de pouvoir profiter réellement du spectacle en toute conscience ; cela s'applique à toutes sortes de spectacles : par exemple, une fois, je suis allé voir un match de Baseball sans en connaître les règles, croyant présomptueusement que je les aurais comprises en voyant le jeu, mais au lieu de cela je n'ai rien compris ; et j'ai applaudi et sifflé selon ce que mes voisins faisaient par pur esprit de troupeau, puis j'ai évité de retourner voir un autre match d'un sport qui me semblait très ennuyeux. C’est peut-être vraiment le cas, mais mon jugement sur la question est absolument sans fondement.
Une fois que l’on a fait sa part des connaissances nécessaires, et par conséquent qu’on est arrivé à un niveau suffisant de disponibilité, résultant de ce que la participation à un spectacle en direct est chose active et non passive comme s’allonger avec son pop-corn pour suivre un festival de chansons à la télévision, le public est généralement tout à fait en mesure d'évaluer la qualité de l'offre.
Bien sûr, les gens ont des attentes : la première est d'aller voir un opéra, en espérant que la production soit de qualité ; cette qualité est aussi donnée par l'intelligibilité, qui, compte tenu de la préparation de base, ne peut être que marginalement référée à quelque chose qu’on doit déduire en dehors de la représentation.
On lit des notes de mise en scène, même savantes, même exhaustives pour la compréhension (pas nécessairement pour l'approbation) a posteriori, mais pour moi et je pense que pour la majorité du public, l'important, pour une représentation, est d'être comprise par la seule manière dont elle se déroule sur scène.
Comprise et appréciée, ou non appréciée ; mais avant tout, comprise. Et s'il est souvent arrivé que le public (mais encore plus souvent les critiques) ait compris à contresens, il peut évidemment aussi arriver que l'artiste n’ait pas été capable d’être lisible, ou que ce qu'il a communiqué ait peu de valeur.
Cela n'a rien à voir avec la recherche de l'unanimité ou du consensus télévisuel sourires et bravos
Mais je pense que cela a également un rapport avec le problème des œuvres nouvelles et des créations.
Je ne pense pas que ce soit la responsabilité du public si certaines créations (certainement pas toutes) ne résistent pas, même pendant la courte période des premières productions sporadiques ; cependant, il peut se vérifier en général – mais pas toujours- que des choses de valeur, qui au début n'ont peut-être pas été comprises, avec le temps réapparaissent parce qu'elles ont beaucoup à dire.
Je n'exclus pas, et la question doit être examinée en profondeur, que c'est le genre opéra lui-même qui, pour de nombreuses raisons, soit arrivé au bout de son développement ; mais certainement si les prétentions artistiques des compositeurs ne sont pas stimulantes, cela n'aide pas à la survie.
Quant à Wagner, je ne sais pas s’il n’aurait jamais été d'accord avec une quelconque mise en scène de ses œuvres, parce que faite par un autre ; je suis seulement surpris que, pour un admirateur de la culture grecque, il n'ait pas également repris la thèse selon laquelle la musique non entendue, celle que le créateur a en tête est meilleure que celle entendue, jouée par un simple exécutant, ce qui fait non seulement disparaître l'orchestre, mais aussi la musique.
Cela aurait été une grande perte, mais que ne fait-on pas pour faire adhérer la réalité à une idéologie !
Je trouve que tu parles beaucoup d’idéologie : tu en as parlé à mon propos, à propos de Wagner aussi (je ne mérite pas d’être à ses côtés). Il n’y a pas d’idéologie, il y a seulement l’histoire d’un art jeune qui s’appelle la mise en scène, à peine un siècle (presque autant que le cinéma). Et dans l’opéra, l’art de la mise en scène a à peu près 70 ans. Autant dire pas grand-chose. Et donc cet art avance encore en expérimentant des lectures d’œuvres qui peuvent surprendre, qui peuvent aller à contresens, qui peuvent être mauvaises, mais qui sont aussi dépendantes de l’évolution sociale, des mœurs, des évolutions techniques de la scène, de plus en plus rapides ces dernières années. Souviens-toi récemment du final de Carmen transformé par Leo Muscato, où c’était Carmen qui tuait Don José. Tu me diras que chez Bizet Carmen avait tué l’âme de Don José depuis longtemps, mais enfin, Muscato faisait coup double, il faisait un final à la #Metoo, sensible au vent de la période, et surtout il faisait parler de lui.
J’appelle cela de l’imbécillité. La mise en scène ou du moins une certaine mise en scène sent le vent et sert la soupe aux modes.
Plus important, je n’arrive pas à adhérer à ton exigence de compréhension directe et immédiate d’une mise en scène. Certes, tu as raison en soulignant que ma fréquentation régulière (excessive ?) des théâtres me donne forcément des attentes et des exigences particulières que chaque spectateur ne peut avoir, et je conçois justement mon travail critique comme celui qui voit un spectacle et propose au public des éléments de comparaison ou une histoire des productions qui replace le spectacle dans un contexte et éventuellement en relativise les inventions, les intentions et la valeur. Je pense qu’il n’est pas mauvais qu’il y ait des éléments mystérieux dans un travail qui incitent à la recherche, comme je te l’ai dit.
En revenant au fameux Don Carlo de Carsen dont je ne peux rien dire puisque je n’ai pas vu le spectacle, son mérite est peut-être de faire de Posa le pivot de l’œuvre, ce que pour moi il est – indépendamment du fait que ce soir un gentil ou un méchant. Tu dis par ailleurs dans ton commentaire que ce Don Carlo manque de couleur : si tu visites l’Escurial, tu conviendras que ce n’est pas un feu d’artifice de couleurs baroques…murs gris, céramiques bleues, c’est du genre plutôt glacial. En cela un Don Carlo chamarré à la Zeffirelli me dérange.
En revanche à propos de La Traviata de Tcherniakov, je considère que la mise en scène contribue à donner au personnage de Violetta une autre profondeur que dans les habituelles productions qu’on nous présente, une profondeur qui montre clairement l’épaisseur du personnage et de son passé, de ses nostalgies, de ses rêves.
C’est ce que je recherche dans la mise en scène : montrer que les personnages ne sont pas hic et nunc sur scène, mais qu’ils ont un destin, qu’ils ont un passé, qu’ils sont déterminés etc…
Ainsi donc, la mise en scène s’aide des progrès de la recherche philosophique, historique, des modes sociologiques du moment, elle montre surtout que l’œuvre parle, qu’elle continue de parler et que même elle pose des questions qui peut-être ne se posaient pas il y a cinquante ou cent ans.
La mise en scène wagnérienne reste le fer de lance du mouvement sur la mise en scène d’opéra né après la deuxième guerre mondiale, c’est à Bayreuth que nait la mise en scène d’opéra parce que Wagner traverse l’histoire récente, et notamment le nazisme qui a fait – avec l’aide de la famille et notamment de Winifred Wagner de Wagner à son insu une sorte de pré-nazi et pour cause. Alors Wagner est utilisé, à travers ses écrits et ses opéras comme un emblème. Mais on ne pose jamais la question qui est pour moi essentielle : à savoir ce qu’ont fait de Wagner les successeurs, la religion de Bayreuth, la sacralisation de l’œuvre et des productions installées dans une sorte de fixité immuable. La production originelle de Parsifal jusqu’aux années trente n’en pouvait plus et c’est Hitler (oui…Hitler) qui a poussé au changement de production. C’est d’ailleurs contre ce conservatisme religieux des wagnériens que Brecht s’élevait d’ailleurs plus que contre Wagner.
Tous ces rappels montrent à la fois la complexité de ces questions et le terrain mouvant : et « le cas Wagner » est emblématique. Idéologie, textes théoriques qui créent la notion moderne de « mise en scène », mais aussi vie agitée, y compris au niveau politique, puis exploitation y compris politique par les successeurs et surtout par Cosima Wagner – qui entre parenthèses était vraiment (et plus que le mari) antisémite au sens moderne - il suffit de lire son journal- et ceux dont elle s’est entourée ensuite étaient des antisémites militants. Et tout cela aujourd’hui se retrouve dans les mises en scènes wagnériennes, parce qu’elles trouvent dans l’œuvre de Wagner la nourriture de base et dans l’histoire du wagnérisme toute la garniture.
Donc, ce sont des questions qui expliquent l’ensemble des propositions qui nourrissent les scènes wagnériennes qu’on a vite appliquées à d’autres compositeurs.
J’ajoute que la formation à la mise en scène est assez peu développée dans la plupart des pays, mais plutôt importante en Allemagne, où ainsi naissent des traditions, des écoles, des « botteghe ». Tout cela existait très peu il y a cinquante ou soixante ans et structure évidemment l’offre et la diversifie, en créant des « écoles » et donc émulations au mieux et polémiques au pire. Même si des filiations existaient de type Brecht –(Jouvet) – Strehler- Chéreau.
La mise en scène ne joue pas non plus un rôle indifférent dans l’histoire de la création contemporaine. J’entends contemporaine à partir des années 1960. Je ne parle pas de compositeurs comme Poulenc, post puccinien, post moussorgskien, mais je voudrais m’appuyer sur quelques autres exemples pris dans divers pays:
- Die Soldaten de Zimmermann, une œuvre extraordinaire créée en 1965 à Cologne a connu son envol à partir du moment où la mise en scène de Harry Kupfer a transcendé l’œuvre en 1987 à Stuttgart ; cette mise en scène a tourné en Europe et a stimulé l’inventivité. Du coup aujourd’hui on voit Die Soldaten dans des mises en scène différentes un peu partout (y compris à la Scala).
- 1975, Luigi Nono crée Al gran sole carico d’amore, mise en scène de Youri Liubimov. La mise en scène a eu un grand succès et a donné à l’œuvre un élan qui fait qu’elle est régulièrement reprise dans des productions différentes, et notamment ces dernières années. Elle devient une sorte de classique.
- On peut aussi s’interroger sur la question posée par la création en 1984 de Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen. La création à Paris a été confiée au metteur en scène Sandro Sequi, qui en a fait une succession de figures à la Giotto d’un rare ennui. Il a fallu attendre la production de Peter Sellars à Salzbourg de 1992, reprise à l’Opéra de Paris pour que l’œuvre prenne son envol. C’est une œuvre qui exige des masses importantes et aucun petit théâtre ne peut la programmer.
Mais désormais la plupart des grands théâtres internationaux l’ont programmée et créée, pas forcément dans la production Sellars, mais c’est la production Sellars qui a relancé la machine presque comme une nouvelle création après une première période hésitante.
On pourrait trouver d’autres exemples comme Einstein on the Beach de Philip Glass, créé au Festival (de Théâtre) d’Avignon en 1975, dont la représentation a été liée pendant presque quarante ans au travail scénique de Robert Wilson au point qu’on pensait qu’il n’y avait pas d’autres voies possibles. Seulement cette saison le Grand Théâtre de Genève a osé un autre metteur en scène (avec grand succès d’ailleurs) …
L’Opéra comme nous l’avons développé est très étroitement dépendant de la mise en scène aujourd’hui et donc a fortiori l’opéra contemporain, tout simplement parce que la création est une construction à trois, compositeur, chef, metteur en scène : voilà le résultat de la présence de la mise en scène dans l’horizon théâtral d’aujourd’hui. Et les théâtres veillent à s’attacher des metteurs en scène plutôt « à la mode » en coproduisant un maximum pour que la production tourne beaucoup et plaise (avec l’idée sous-jacente que si la musique ne plait pas trop, la mise en scène suppléera). C’est le cas des productions actuelles des opéras de Georges Benjamin, qui ont du succès aussi parce que les livrets ont une force dramaturgique que d’autres livrets n’ont pas et qu’il s’est adjoint Katie Mitchell comme Metteur en scène presque attitré – même si on commence à voir d’autres productions de ses œuvres. En France, le compositeur Thierry Escaich travaille avec Olivier Py, le metteur en scène le plus à la mode en France, directeur du Festival d’Avignon, et qui de plus lui écrit le livret de sa prochaine création. La mise en scène est indispensable à la création contemporaine d’opéra pour percer le mur de verre qui bloque quelquefois son développement.
Un de nos lecteurs fidèles, le musicologue Prof. Bufalino Tracotanti, a relevé notre citation de l’aphorisme bien connu de Wagner « j’ai inventé l’orchestre invisible, que n’ai-je inventé le théâtre invisible », et nous a appris qu’une représentation unique d’un Parsifal exceptionnel avait eu lieu à Bayreuth en 2014, qui appliquait à la lettre l’aphorisme wagnérien et les idées de l’ancienne Grèce sur la musique idéale, celle qu’on n’entendait pas. Voici le récit de cet événement considérable.
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UN PARSIFAL MIS EN SCÈNE À LA PERFECTION
par Bufalino Tracotanti
Je suis obligé d'intervenir de nouveau pour empêcher que les traits soi-disant spirituels, mais seulement déplacés de Jacobi sur la manière dont Richard Wagner s’est dévoué à la renaissance du Théâtre sous l'égide de la tragédie grecque ne passent sans susciter l'indignation.
Tout le monde sait que la musique dans le Théâtre grec n'était que subordonnée à la parole, et c'est pourquoi, si des textes des auteurs des tragédies nous sont restés, on ne sait rien de leur musique, car elle était considérée comme un ornement en plus qui n’était pas digne d'être transmis.
Mais c'était la musique qu’on entendait, et non la musique qui, selon les Grecs, y compris Platon, représentait l'harmonie universelle au travers des relations numériques entre les notes, abstraites, et donc non audibles.
Il ne fait aucun doute que Wagner avait considéré sa propre musique divine en ce sens philosophique, et donc considérait hypothétiquement superflu que ses compositions soient entendues matériellement par quelqu'un.
D'autre part, comme l'a bien rappelé le Dr Cherqui, Wagner détestait la mise en scène concrète et donc nécessairement inadéquate de ses œuvres transcendantales ; il a théorisé la "scène invisible", car toute réalisation visuelle est réductrice par rapport à la complexité associative et évocatrice de la musique.
Tout cela sans empêcher la représentation théâtrale, à tel point qu'il fit construire un théâtre spécialement inspiré des Grecs, au prix même de son bienfaiteur le Roi Ludwig, qu’on suicida entre autres pour cette raison: le protomartyr de la Gesamtkunstwerk.
Et il apparaît évident que Jacobi ignore l'existence de la magnifique production du Parsifal de Bayreuth en 2014, probablement la seule à être fidèle aux profondeurs abyssales de la pensée du Maître, grâce au génie de la mise en scène de Maxim Ivanovitch Bidonov et au talent incomparable du chef Marek Lugubrewski ; elle a pourtant eu une résonance mondiale, voire politique, allant jusqu’à favoriser les relations culturelles entre l'Occident et certains pays de religion musulmane.
Dans les 237 pages des notes de mise en scène du programme de la salle en allemand, en anglais et en français (pas en italien, car ça n’en valait pas le coup), Bidonov explique de manière exhaustive ses choix extrêmes, rappelant que pour Wagner l'opéra total était la fusion des mots, de la musique et du drame (Wort-Ton-Drama) ; c'est donc conformément à sa conception que, là où la musique ne doit pas être entendue, les mots ne doivent pas l'être non plus, et le drame doit rester dans l'imagination : d'où le Mythe, c'est-à-dire le développement symbolique de contenus imaginaires dont les significations universelles sont communiquées et directement vécues par le sentiment qui vous pénètre, une chose intérieure et non pas un ornement décoratif extérieur.
Il a aussi expliqué comment, pour ne pas rompre le flux de ces bouffées de sentiments, qui devait conduire les spectateurs à l'extase, la représentation devait être continue et donc sans aucun entr’acte.
La direction du Festival avait également averti le public par des affiches écrites en gothique aux entrées, qu'il était interdit de sortir pour quelque raison que ce soit pendant la représentation et que le personnel l'empêcherait, même avec l'aide de chiens spécialement entraînés à agir en silence, et qu'il était également interdit d'apporter à l'intérieur de la salle des boissons, de la nourriture et des éléments de confort de quelque nature que ce soit.
Il vaut mieux à ce stade que je rapporte au moins une partie de mon compte-rendu sur ce sublime spectacle, publié dans le numéro 2 du 13 septembre 2014 du magazine "La croûte musicale ».
"Les lumières s'éteignirent, et il ne resta plus que la faible lueur qui filtrait de la fosse d'orchestre couverte ; puis ce fut l'obscurité absolue et un silence grave.
Plongés dans une concentration mystique, les spectateurs se mirent progressivement à écouter en eux-mêmes la musique du Divin Compositeur ; et ceux qui ne la connaissaient pas auparavant eurent l'expérience céleste de l'imaginer ; magique moment d’introspection qui jette le regard de chacun au plus profond de lui-même et qui se voit expérimenter en lui-même les effets des sensations qu’il a créées lui-même.
Je me mis à sentir monter en moi Bouddha, Schopenhauer, Nietzsche et Freud.
Ayant franchi ce seuil profondément individuel, suivit le moment de l'agape collective des spectateurs, de leur participation au banquet mystique du Silence Suprême face à la fausse flatterie du monde de la musique matérialisée.
On n'entendit que quelques toux éparses au bout d'une heure et demie environ ; quelques gémissements et râles au bout de deux heures ; un bruit sourd sans origine certaine au bout de deux heures et demie (on apprit plus tard qu'un vieux monsieur français, terrassé par une crise cardiaque, s'était effondré aux pieds de deux imperturbables spectateurs néerlandais qui, pour ne pas interrompre la mélodie infinie, l'avaient laissé séraphiquement mourir sur place) ; d'autres quintes de toux furent sévèrement réprimées par l'indignation des voisins des transgresseurs vers la troisième heure ; au total, il ne s'est rien passé de vraiment terrible qui pût perturber la Sainte Représentation, pas même cette odeur légère et au total supportable produite par les besoins humains de ceux qui, ne connaissant pas l'allemand ou ne lisant pas le gothique, n'avaient pas lu les panneaux avant d'entrer.
Au bout de quatre heures, le rideau s'est ouvert et sont apparus, tous ensemble, vêtus de tuniques blanches, chanteurs, chef d'orchestre, metteur en scène, scénographe, costumier, techniciens, et un monsieur en costume noir, lavallière et béret dont personne n'a jamais compris qui il était.
Réalisant que le rite était terminé, tout le public s'est levé d'un bond, même avec les membres engourdis, montrant par ses applaudissements une joie irrépressible, bruyante, débordante ; les portes s’ouvrirent et pénétra la douce lumière du soir et l’odeur des fameuses Nürnberger Würstchen du bar rattaché au Théâtre ; les spectateurs à peine sortis se congratulèrent les uns les autres : ils avaient écrit l’histoire.
Une expérience inoubliable et impossible à répéter".
Impossible? Non! L'expérience a été heureusement répétée en partie, et même perfectionnée.
J'écrivais plus haut sur l'importance politique et internationale du spectacle ; il faut rappeler que la conception la plus orthodoxe de la religion musulmane interdit d'écouter de la musique, en particulier la musique occidentale.
Mais comme dans notre cas la musique ne pouvait pas être entendue, un émir arabe antisémite, fit reconstruire dans son pays une réplique intégrale du Théâtre de Bayreuth, dans lequel il fit jouer le Parsifal Bidonov-Lugubrewski ; et ces artistes l'ont encore perfectionné, le revisitant sur la base de l'intuition de l'émir que le Théâtre devait rester vide, afin d'une part de ne pas heurter la sensibilité de ses sujets par la philosophie pseudo-chrétienne présente dans Parsifal, et d'autre part d'exalter l'Idée wagnérienne de l'opéra hyperuranien, dont le public n'a même pas besoin.
Et n'oublions pas la performance qu'un artiste ukrainien a présenté à la Biennale de Venise en 2016 : un faux théâtre de 6 mètres sur 4, dans lequel 120 spectateurs étaient entassés par tranches d'une heure dans l'obscurité et le silence absolu de leur concentration.
Telle est la force du mythe wagnérien, contre lequel toute ironie est inacceptable.
Au-delà des exemples singuliers de spectacles, ce sur quoi nous ne sommes évidemment pas d'accord, c'est que, si je comprends bien, tu penses qu'une mise en scène (réussie, ne parlons pas des autres) devrait revisiter des éléments historiques et culturels qui rendent actuellement les œuvres et leurs personnages problématiques, et également pas toujours compréhensibles en tant que tels ; je peux être d'accord avec la première affirmation, mais pas avec la seconde : je pense au contraire que les éléments culturels et historiques ne doivent trouver leur solution que sur la scène, c'est-à-dire que le public puisse les percevoir directement grâce à la médiation du spectacle, sinon on reste confronté à des élucubrations intellectuelles uniquement perceptibles par ceux qui sont du sérail et quelques autres.
Bien sûr, cela suppose une préparation de base et une disponibilité du public, mais c'est toujours pour le public, auquel la communication est destinée, que le théâtre existe.
Quant à la mise en scène, c'est certainement une découverte moderne, qui peut accroître le sens de l'œuvre ; mais je voudrais faire observer que – si belle et significative qu’elle soit - elle est liée à la représentation du moment, non reproductible (tout au plus reproductible avec des supports techniques qui n'ont cependant pas la dimension du théâtre), alors que l'œuvre originale reste, dans le cours du temps, l'objet de diverses représentations infinies et distinctes de sa seule mise en scène.
Ou mieux : ce qui est merveilleux dans le théâtre en direct, c'est l'unicité de chaque représentation, la capacité de donner des sensations toujours différentes, qui découlent des mille facteurs humains qui influent sur le moment de la représentation, à partir de la soirée et des interprètes ; mais Wagner est toujours Wagner, Verdi est toujours Verdi, et ainsi de suite ; leurs personnages sont hic et nunc sur scène, quelle que soit la façon dont ils sont revisités avec le regard du moment et interprétés plus ou moins bien.
La mise en scène peut être un facteur plus créatif avec les opéras contemporains ; en effet, il se trouve qu'elle est quelquefois plus créative que la musique, comme dans certains des exemples que tu donnes ; mais c'est parce que parfois l'œuvre est liée à l'événement, et ne peut pas aller au-delà parce que ce qui ne tient pas, c'est la musique.
L'un des problèmes de l'opéra contemporain réside justement dans la musique, et souvent aussi dans les livrets qui ne sont pas normalement compris par le grand public, quelle que soit leur qualité abstraite, et les raisons en sont multiples.
Ces raisons partent de la même fonction sociale du théâtre ; les motivations pour y assister et la composition sociale du public sont très différentes du passé, et la massification des goûts et les outils technologiques modernes conduisent à des préférences pour en jouir, même en tant que lieux physiques, différents des salles de théâtre, qui, quelle que soit leur taille, peuvent accueillir un nombre limité de personnes.
De plus, l'expérimentation sonore - certainement indispensable, même pour la présence d'instruments de musique et d'amplifications impensables dans le passé - est souvent restée expérimentation, sans pouvoir atteindre un niveau artistique définitif ; la musique perd ainsi la possibilité que le public puisse s'y identifier.
Qu'est-ce que le théâtre aujourd'hui ? C'est un problème qui concerne aussi le théâtre parlé, bien qu’encore assez bien fréquenté : mais quelle comédie aujourd'hui reste au répertoire au-delà du temps d'une saison ?
Là aussi, la mise en scène compte : mais je ne voudrais pas qu'au lieu d'aider la vie du théâtre, cela ne fasse que prolonger son agonie.
Quiconque aime le théâtre doit se poser le problème d'identifier sa fonction en se projetant dans le futur, en sortant le présent du schéma du simple événement ; et en réévaluant son histoire, ce qui est particulièrement nécessaire à une époque où, en raison de la puissance écrasante des médias, on ne peut même pas se souvenir de ce qui s'est passé avant hier.
Qu'est-ce que le théâtre aujourd'hui ?
Vaste question que ces longues semaines de dialogue ne réussiront pas à épuiser, mais seulement à effleurer.
Vu la longévité du théâtre qui a survécu à tant de civilisations et de cultures sous des formes diverses à toutes les périodes de l’histoire – au moins depuis l’antiquité- et aussi sous tous les horizons, je n’ai pas d’angoisse sur sa survie, même si je ne sais pas vraiment sous quelle forme ces réunions d’humains pour regarder une scène où se déroule un spectacle nous survivront. Et cela indépendamment de l’évolution technologique et de la multiplication des médias. La question du théâtre procède aussi de la nécessité de la réunion sociale : je retiens par exemple que le théâtre fut très vivace sous la révolution française (aussi fréquenté que la guillotine), même si on en parle peu. Au contraire, les crises le font souvent vivre.
La question de la création contemporaine que tu poses et que tu élargis au théâtre parlé est d’un autre ordre, et sans doute pas liée aux menaces qui pèserait sur l’art théâtral. Au théâtre le rapport aux classiques est sans doute encore plus fort qu’à l’opéra, et ils représentent un fonds d’une stabilité remarquable. La création contemporaine souffre des mêmes problèmes qu’à l’opéra sous le rapport des livrets, même si il y a en France des textes de créateurs qui marchent très bien (Joël Pommerat, Michel Vinaver, Wajdi Mouawad…). Reste à savoir, je te l’accorde, si on ira au-del) de l’event, comme tu le dis…
Il reste qu’aussi bien Mouawad ou Pommerat se sont confrontées encore récemment à l’opéra, le premier à Mozart (L’Enlèvement au Sérail), le second à une création à partir du Pinocchio de Collodi dont il a écrit le livret, musique de Philippe Boesmans, un des compositeur les plus prolifiques à l’opéra, mais dont les œuvres sont peu reprises. Le petit monde tourne entre soi…
L’Entre soi, c’est un mal de la création qu’on connaît depuis longtemps, souviens-toi à la Renaissance les jeux poétiques et les allusions dans les poèmes que seuls ceux qui savaient pouvaient partager. Tout se passe comme si une certaine création n’avait besoin que de son public habituel, pour des motifs divers, dont l’un est peut-être le fort subventionnement au moins en France (merci Boulez) de la création musicale contemporaine qui ne rend pas nécessaire un public nombreux…Les opéras que je citais ont connu ou connaissent un certain succès, et les cahiers de charges imposent aux théâtres des créations régulières (la Scala est d’ailleurs un des théâtres qui au monde a le plus créé, y compris au XXe).
Mais quand tu écris que la mise en scène ajoute un plus à l’œuvre , mais que, quelles que soient les circonstances, Verdi sera toujours Verdi et Wagner sera toujours Wagner, tu persistes à penser la mise en scène comme un "plus" par rapport à une œuvre qui serait immuable et intouchable. Bien sûr, les opéras de Wagner ou de Verdi resteront, mais n'oublie pas que même des opéras de Mozart ont disparu pendant longtemps ; on ne sait pas quel opéra de Verdi sera populaire dans vingt ans, peut-être La Battaglia di Legnano et non Boccanegra, qui était par exemple moins populaire il y a soixante ans. C'est-à-dire que l'œuvre du compositeur reste, mais parfois cachée à l'oreille du public (comme l'aime notre ami Bufalino Tracotanti).
Aujourd'hui, la mise en scène (quelle qu'elle soit) est indispensable à l'économie de la représentation, le public l'attend. Je pense que nous ne reviendrons jamais en arrière, tout va évidemment évoluer, même les goûts changent, et dans vingt ans les choses auront évolué, mais nous ajouterons des couches, nous n'enlèverons rien.
Aujourd'hui, la représentation est un tout qui dépend aussi des possibilités techniques qui vont sans doute changer avec l'évolution technologique rapide que nous connaissons. Mais au théâtre, comme le disait Charles Baudelaire, l'important c'est aussi Le Lustre, c'est-à-dire la fête, la salle, l'élément déterminant d’une cérémonie, quel que soit le lieu. Et les salles ne disparaîtront pas, nous avons besoin de la fête sociale.
Enfin, et juste pour te faire plaisir, je voudrais aussi souligner l'apparition récente en France, mais aussi en Italie, d'une figure qui n'existait qu'en Allemagne, le dramaturge, qui fait tout le travail sur ce qui se cache derrière le livret, sur les possibilités du drame, et chaque (grand) metteur en scène travaille avec son dramaturge. Cette figure intellectuelle (ce sont souvent des universitaires) est indissociable de la mise en scène d'aujourd'hui, c'est elle qui construit ces éléments parfois cryptiques que l'on dénonce et que l'on ne peut peut-être pas lire au premier abord...tout devient plus complexe.
Enfin, pour ma part, je n’aime pas trop les opéras en vidéo, et j’en regarde peu, mais j’en écoute toujours beaucoup, sans doute parce que je fréquente les salles et que par ailleurs l’offre vidéo est d’une effarante médiocrité en matière de mise en scène…Je pense que la représentation théâtrale a encore de l’avenir, à condition quand même que les politiques ne s’ingénient pas à étrangler économiquement la culture ou la privatiser, c’est pure imbécillité et politique à courte vue (c’est un pléonasme de nos jours, je ne connais pas de politicien en France au moins qui ait une politique visionnaire). Car le public s’habitue très vite à ne plus aller au théâtre, et il met très longtemps à y revenir. Et tu conviendras avec moi que le théâtre – au moins déjà en Occident – est un marqueur de Civilisation au sens le plus haut du terme.
Il y a des fois, tu me déconcertes, parce que - pas toujours – tu as une manière d’exposer ton raisonnement qui ressemble à celle d'un papillon de nuit qui, après avoir virevolté, se heurte à la lumière : on ne peut pas savoir si tu cherches la lumière ou si tu veux te suicider.
Parce que, par exemple, le va-et-vient dans l'histoire de la popularité de tel ou tel auteur, ou de telle ou telle œuvre, n'a rien à voir avec la mise en scène, si ce n'est de façon transitoire : il s'agit de la plus ou moins grande proximité des besoins culturels ou émotionnels de la société à un moment donné par rapport aux besoins d'origine ; si - et c'est le moins qu'on puisse dire - un conflit approche pour des raisons de souveraineté, il est plus probable que pour cette période La battaglia di Legnano devienne ou soit rendue plus pertinente que le Simon Boccanegra (qui contient d'ailleurs une des plus émouvantes péroraisons pacifistes de l'histoire).
Mais comme je ne comprends peut-être pas, et que ce qui me paraît contradictoire à quelques lignes d'intervalle peut être le résultat d'une implacable logique hégélienne manifestée de façon critique par une pluie torrentielle d'exemples cohérents (du particulier à l'Universel), je ne perçois que la seule chose qui me semble claire, à savoir ton optimisme sur le sort du Théâtre, fondé cette fois sur les concepts d'agrégation sociale et cérémonial, de la fête, de la salle, du lustre.
J'espère évidemment que tu aies raison ; et je sais très bien que, même si tu omets de parler de l'objet de la cérémonie, tu tiens pour acquis qu'il est là.
Mais c’est sûr que, si cet objet, au lieu de s'agréger, fait fuir les gens, la cérémonie n'aura pas grand-chose à fêter.
Non, les vrais problèmes, pour moi, sont que, d'une part, aujourd'hui, l'agrégation - surtout pour les jeunes - est très souvent le conformisme et le désir de se noyer dans la masse ; d'autre part, le contrepoids de l'agrégation est de rester enfermé à la maison avec des ordinateurs, des smartphones, des téléphones portables ; d'autre part, l'absence de nouvelles créations significatives pour le grand public, d'autre part, le coût des productions d'opéra, qui n'est pas fondé sur les recettes, mais sur les subventions ; enfin (en espérant qu'il n'y en ait pas d'autres) le manque de considération de la musique et du théâtre en général à l'école, par rapport à tous les autres arts.
Mais je veux partager ton optimisme, et je laisse de côté l’idée que les conditions dans lesquelles le théâtre est né, s'est développé et a vécu ne prévoyaient pas la reproductibilité des événements dans les mêmes termes technologiques qu'aujourd'hui et que l'agrégation était nécessaire.
Je suis en faveur du spectacle de théâtre, qui est un véritable partage actif (et non passif ou annulant la personnalité) d'émotions et de pensées, et un signe de civilisation.
Cela dit, et pour revenir à nos divergences d'opinion sur la mise en scène, je savais moi-même que certains metteurs en scène travaillent avec des personnalités intellectuelles qui font office de dramaturges, qui s'occupent de ce qui se cache derrière le livret et qui sont souvent des universitaires. Cela renforce mon opinion selon laquelle, s'ils ne se mettent pas à faire autrement, la mise en scène finira mal ; je ne pense pas que les universitaires soient célèbres pour leur sens du théâtre : ils sont généralement célèbres pour leur ennui ; et je ne pense pas non plus qu'ils sachent vraiment ce qui se cache derrière le livret, parce que si, par exemple, ils devaient se référer aux textes dont sont tirés les livrets, ils devraient se préoccuper avant tout de savoir avec quels yeux ces textes ont été lus par ceux qui les ont choisis ; alors qu'eux et le metteur en scène sont intéressés par le contraire.
Nous attendons qu'un professeur de chimie nous éclaire sur la température à laquelle La Juive a été cuite ; essentiel pour expliquer au dramaturge le cérémonial de l'exécution ; fondamental pour la contribution du dramaturge à la reconstruction historique de la marmite ; décisif pour le choix du metteur en scène de ne pas la montrer.
Déconcerter, c’est justement la tactique du débat, comme un avocat aussi talentueux que toi le sait parfaitement. Jeu de chat et de la souris amusant qui permet d’aborder par ailleurs un nombre de problèmes très diversifié. Je ne suis pas un papillon de nuit au bord du suicide, tout au plus un « Farfallone amoroso », amoureux du débat et des échanges riches et de la dialectique, hégélienne ou non.
Il reste que les questions que tu évoques m’interpellent et tu ne cesses de cocher la case des stéréotypes de ceux qui dénoncent les mises en scène dites « modernes ». Je sens par ailleurs que nous avons exposé la plupart des arguments et qu’il faut peut-être clore le débat et en ouvrir un autre.
Certes, les modes et les titres dépendent beaucoup des situations historiques et sociales : il est évident que Cosi fan Tutte fleurit aujourd’hui en ces temps de crise du couple et de contingences des sentiments, et encore plus après #Metoo à cause de la manière dont Da Ponte et Mozart considèrent la femme. L’œuvre reste mais le regard sur elle fait un va et vient dont la mise en scène se nourrit.
Ce qui nous divise peut-être : pour moi, la mise en scène est un art, tardif, mais un art du XXe siècle. Certes, tous les metteurs en scènes ne sont pas des grands artistes, pas plus que tous les faiseurs de films ne sont pas tous de grands cinéastes. Et en tant qu’art, il lui faut asseoir des règles, des pratiques, une histoire encore jeune mais déjà fournie. Le tout est de savoir distinguer au moment de la représentation l’art, de l’artifice ou de la poudre aux yeux. Tout comme les romans qui sortent ne sont pas tous les chefs d’œuvre – en dépit de succès du moment. Il y a d’honnêtes (pas tous) professionnels et il y a des grands maîtres. Mais pour moi, la mise en scène est un art qui a ses chefs d’œuvres, même si le théâtre est l’art de l’éphémère et de l’hic et nunc. Je ne suis pas opposé à la captation de mises en scène de théâtre ou d’opéra, à condition d’en user essentiellement comme témoignage ou objet d’études. Parce que c’est un art de l’hic et nunc, c’est évidemment un art du moment, de l’instant qui fuit. Tout le monde ne peut y avoir accès, pour des questions logistiques évidentes, notamment en France et en Italie. Le réseau très dense de théâtres en Allemagne fait que les choses y sont plus faciles donc plus communes. C’est donc une question de politique, je me répète, mais je pense que c’est une des clefs du problème, comme celui de l’école : il y a des enseignants qui ne vont jamais au théâtre, et encore moins à l’opéra. Ce n’est pas seulement la faute du système ou de l’institution. C’est aussi la faute – la très grande faute - des individus qu’il ne faut pas exonérer ; beaucoup pour masquer leurs insuffisances invoquent le manque de formation…Fadaises. Par mon métier j’ai vu beaucoup d’enseignants dans leurs classes et j’ai pu constater leur ignorance crasse du théâtre, et encore plus de ce qu’était la mise en scène…
Or si l’on veut tenir le théâtre (et l’opéra, notamment en Italie où c’est un art fondamental de la culture italienne) comme élément de civilisation se pose évidemment la question de la culture dans notre école, culture entendue au-delà de la simple discipline scolaire. La culture est hélas un discriminant social que seule l’école peut essayer non d’éliminer mais d’atténuer, et je me demande toujours si la question de la culture comme distinction (au sens de Bourdieu) n’est pas aussi un élément de préservation de privilèges de classe, de cet entre-soi dont il était question plus haut.
Je suis néanmoins optimiste pour le théâtre parce qu’il a survécu à tout et à toutes les formes de régime politique et de religion…le catholicisme exclua longtemps les comédiens, les autres religions révélées se méfient d’un art qui – d’origine pourtant religieuse- semble immoral, amoral etc…mais morale et religion ne se conjuguent pas toujours en harmonie…
Le lustre est important, c’est à dire la rencontre sociale, mais aussi et tu as raison, le spectacle qu’on y vient voir : l’offre est suffisamment diversifiée pour ne pas faire fuir les spectateurs. Mais j’aime un théâtre qui quand il le faut fait front, qui s’oppose, qui met des salles en furie parce que c’est un théâtre qui respire, et qui ne s’endort pas dans le consensus mou. En cela je continue de penser que Gérard Mortier avait raison, en dépit de ce que tu peux en penser. Quand j’ai vu à Paris en 2012 La Dame aux Camélias dans la mise en scène de Frank Castorf, avec un public en furie, dont la moitié de la salle fuyait en hurlant à l’entracte, parmi lesquels des hommes de théâtre connus : j’ai simplement eu honte qu’on puisse considérer un travail théâtral aussi élaboré comme la dernière des élucubrations, surtout de la part de professionnels dont on pouvait au moins attendre qu’ils vissent le spectacle jusqu’au bout.
Cette violence-là c’est le signe d’une intolérance structurelle de nos époques. Comme la lettre que j’ai reçue et qui est reproduite dans l’introduction à ce débat.
Il y a enfin un autre aspect, qui est de « sociologie historique » peut-être. En Allemagne, - et d’une certaine manière en France, le théâtre est un élément structurel de la cité. C’est vrai encore aujourd’hui en Allemagne, c’est moins vrai en France où entre le discours, les incantations et les actes il y a quelquefois une notable différence…Mais en Italie, il y a toujours eu un théâtre lié aux cours princières plus qu’à la population : c’est le cas de l’opéra dont la survivance montre aussi cette tradition aristocratique et non « sociale », il y a au total peu de « Teatri sociali » en Italie, qui ont fondé leur existence par l’activisme de citoyens locaux. La notion de Théâtre « populaire » n’y est pas développée comme en France. Et plus généralement le théâtre parlé n’y est pas très protégé, pour ne pas parler de la profession d’acteur.
Ces différences locales existent, et expliquent aussi des lectures plus ou moins optimistes. Quand un théâtre ferme en Allemagne – où qu’il soit- c’est une affaire nationale avec pétitions, articles dans les journaux nationaux etc…Déjà en France on en est loin, et je ne pense pas que cela émeuve beaucoup hors des limites du périmètre citadin en Italie.
Dernier point, je suis d’accord que la reproduction via le numérique est aujourd’hui un élément fort des pratiques culturelles des jeunes. Mais la présence de séries, d’acteurs qui jouent, de fictions développées est aussi un élément qui peu ou prou alimente la scène théâtrale. On va voir « en vrai » des figures qu’on a vu en film ou en série TV, et la mise en scène elle-même au théâtre se nourrit (beaucoup en ce moment) du cinéma ou des séries TV… Échanges de bons procédés, et nourritures réciproques : le monde du spectacle a besoin du vivant…et du vivant mis en scène.
Je pense moi aussi qu'il est temps de conclure ce dialogue ; je n'ai plus beaucoup d'arguments à faire valoir, surtout lorsque tu es d'accord avec moi sur le principal : c'est sur la représentation concrète qu'il faut porter un jugement, et non sur des choses qui n'y sont pas vues ou comprises, ce qui rend les explications extérieures indispensables.
En fait, tu dis très bien qu'"il s'agit de savoir distinguer l'art de l'artifice, c'est-à-dire le rôti du fumet, au moment de la représentation".
Cela n'exempte évidemment pas d'approfondir les éléments de stimulation qui sont proposés, mais c’est différent du résultat sur scène, qui peut ou non fournir une stimulation qui mérite d'être approfondie.
Et je voudrais te rappeler que lorsque nous parlons de mise en scène "moderne", ce n'est pas parce que je l'ai choisie pour la stéréotyper ou que j'aime m'en prendre aux « modernes », mais parce que tu as introduit le débat sur les raisons pour lesquelles beaucoup ou certains d'entre eux sont hués ; pour rester sur le sujet, il n'était pas logique que je parle de ceux qui ne sont pas hués, et pour ceux qui sont contestés, j'ai essayé de répondre que cela peut aussi venir de leur incapacité à communiquer ou à transformer l'expérimentation en résultat, de la recherche routinière d'expédients provocateurs, d'un intellectualisme exaspéré, ou du bouleversement injustifié du sens artistique et moral des compositions originales et des intentions des compositeurs, alors que tu t’en prends essentiellement à l'ignorance du public.
Certes, le public peut se tromper, et pour qu'un jugement soit fiable, ceux qui le donnent doivent avoir assez de compétence et de disponibilité pour sortir de la simple réaction primaire subjective, ce qui est plus facile si l'offre théâtrale est plus répandue ; mais c'est seulement dans ce sens que je peux accepter la logique d'Adorno, selon laquelle si une œuvre est de l'art, elle n'est pas pour tout le monde.
Le théâtre est né en Grèce pour être pour tous ; s'il est vrai que l'opéra est né dans des cercles intellectuels et des cours élitistes, lorsqu'il s'est déplacé vers les théâtres publics, il est rapidement devenu un spectacle pour tous ceux qui pouvaient y assister, y compris les bourgeois et les gens du commun, et a occupé des fonctions culturelles et politiques qui étaient loin d'être destinées à un petit nombre.
Pour en revenir aux cercles étroits et aux langages allusifs et ésotériques à la Pic de la Mirandole, je ne pense pas que ce soit bon pour le théâtre d'aujourd'hui et de demain.
Les provocations, c'est autre chose : elles sont utiles si elles sont intelligentes ; on voit ici l'habileté des metteurs en scène ; et il y en a de très bons, qui nous font comprendre non seulement qu'ils provoquent, mais aussi l'existence d'un solide parce qu'ils le font (même si ce n'est que pour s'amuser).
Quant aux critiques, je ne sais pas quoi dire ; c'est Jago qui dit "je ne suis qu'un critique".
Je pense que nous devrions faire quelques remarques supplémentaires.
- Pour moi aussi, la mise en scène est un art, je ne l'ai jamais nié, et ce n'est pas ce qui nous divise.
- Même pour moi, le théâtre n'existe pas sans le hic et nunc ; les émotions du spectacle vivant sont uniques, elles comprennent le décor, les lumières, les odeurs, les variables des performances artistiques et aussi de l'humeur du spectateur unique et de sa relation avec les sentiments des autres participants, etc. etc. Un tournage de film ou de télévision présente des caractéristiques différentes. Je ne les méprise pas, mais c'est une réalité médiatisée, avec ses propres caractéristiques artistiques, techniques et de réalisation. Au contraire, je suis inquiet du fait que nous nous éloignons de plus en plus de la matérialité des choses, tout risque de devenir virtuel, les affections et même les instincts loin de ce qui est chair et os objet, laissant le réel aux damnés de la terre et ne se réveillant que devant nos malheurs, qui tôt ou tard cependant arrivent, nous trouvant ainsi sans préparation. Mais c’est une question bien plus générale.
- Pour moi aussi, le Théâtre est un élément de civilisation, malheureusement négligé par les institutions éducatives, par ceux qui y travaillent et en général (mais par conséquent) par les masses et même par beaucoup de ceux qui le fréquentent.
- Pour moi aussi, la culture, au-delà de l'enseignement scolaire, est un élément de discrimination sociale et peut être un élément de préservation des privilèges de classe ; mais seulement la culture qui se veut élitiste, alors que la vraie est un levier pour briser toute discrimination et tout privilège.
La vraie culture est humble et vise à la participation. Le théâtre, outre le plaisir et la catharsis, est culture et participation ; espérons que le vert ((Le vert est la couleur qui au théâtre, porte malheur en France ; en Italie, c’est le violet ))n’y prévaudra pas.
Je vais te raconter une anecdote : un jour Louis Jouvet répétait Don Juan et dans la discussion un acteur lui parla des intentions de Molière. Et Jouvet répondit « Ah ? comment le sais-tu ? tu lui as téléphoné ? Donne-moi son numéro !!».
Comme tu le vois, la question des « intentions de l’auteur » n’est pas nouvelle, et suscite depuis longtemps des doutes. C’est un point que tu confonds avec « l’esprit profond de l’œuvre ».
Le compositeur ou l’auteur, en publiant, met son œuvre à la disposition du public et n’a plus de prise sur lui. L’œuvre va d’elle-même. Elle reste immuable, mais est faite de ce que le lecteur/le spectateur en fait et en comprend. Il faut toujours se méfier des « intentions » des auteurs. Combien de préfaces qui sont des déclarations d’intentions auxquelles l’œuvre ne correspond pas, c’est très fréquent chez Racine, et aussi chez Molière et chez bien d’autres. Donc je ne considère pas comme pertinent le respect des intentions de l’auteur, pour la bonne raison que nous ne les connaissons pas et que nous ne les connaîtrons jamais. Quand ils parlent de leur œuvre, les enjeux (face au public, à la postérité, au politique…) sont bien plus larges que ce discours sur une œuvre. Regarde tout ce que Chostakovitch devait déclarer pour naviguer entre les obstacles du stalinisme. Au point même qu’il était regardé avec méfiance en occident, au moins jusqu’aux années 1980. Et regarde ce qu’il reste des discours face à son œuvre, aujourd’hui où il est joué partout.
D’ailleurs, et nous l’avons déjà évoqué, les familles, les héritiers et les ayant-droit défendent un auteur ou un compositeur au nom de critères subjectifs, au nom de leurs idées sur l’œuvre (en général fort conservatrices et fermées) dont les avocats s’emparent pour faire un peu de sous et défendent des intentions qu’ils ne connaissent pas plus.
Récemment, les descendants de Poulenc ont attaqué le DVD de Dialogues des Carmélites dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov (toujours lui) à cause d’une fin qui dénaturerait les « intentions de Poulenc ». Ils ont heureusement perdu devant les tribunaux français (d’autant que la production reprise était celle de Munich).
Au nom de quoi une famille peut-elle défendre une œuvre qui appartient au public et qui n’appartient pas à la famille ? Ils touchent des droits, cela suffit ; ils n’ont pour moi aucun droit moral sur l’œuvre.
C’est cette autonomie de l’œuvre qui à mon avis doit nous guider, et pas l’avis du compositeur ou ses intentions. Je le répète. C’est un point sur lequel nous ne sommes pas d’accord, indépendamment de la qualité de la mise en scène d’ailleurs ou de la pertinence de la lecture.
Ce que je défends de la mise en scène, c’est la liberté de la lecture, pourvu qu’elle soit pertinente et réalisée de manière intelligente (à mes yeux). Je maintiens que La Traviata de Tcherniakov est un spectacle intelligent et sensible, et surtout profond qui rendait pleinement justice à Verdi. Les mises en scène baroques de Pizzi avaient la prétention de reconstituer un monde disparu fait de plumes et d’or. On sait que ce monde disparu était autre, mais peu importe, elles avaient une tenue et une esthétique fascinantes et Pizzi est un grand artiste.
Par ailleurs, la question des moyens est aussi un faux problème : Les frères Cesare e Daniele Lievi ont commencé leur carrière au petit Teatro dell’Acqua à Gargnano, sans grands moyens et ils y développèrent des trésors d’ingéniosité. Même chose pour Peter Stein à Berlin…le fait ensuite de disposer de moyens supplémentaires de leur donna aucun génie supplémentaire. C’est pourquoi je me désole de managers qui en appellent à des faiseurs dans des théâtres moyens au lieu de chercher les jeunes talents.
Tu parles de l’hic et nunc et je suis d’accord. Mais les traces laissées par un spectacle dans le souvenir, les images qu’on en garde, les souvenirs qu’on a des réactions vécues sur le moment font aussi partie de la charge affective et intellectuelle d’un spectacle qui diffuse dans l’esprit des spectateurs, comme la peste que Antonin Artaud décrit dans « Le théâtre et la peste ». Le théâtre est en ce sens une épidémie. Puisse-t-elle encore longtemps nous infecter.
Suivant les conseils de Louis Jouvet, et ayant des connivences au Paradis, j'ai obtenu le numéro de téléphone portable de Giuseppe Verdi et je l'ai appelé. Je me suis excusé pour le dérangement et lui ai expliqué les raisons de mon appel :
- MJ: "Maestro, puisqu'il y a une discussion critique à ce sujet, nous aimerions beaucoup savoir quelles étaient vos intentions en créant Don Carlos".
- GV: "Gagner beaucoup d'argent."
- MJ: "Je voulais faire référence à vos intentions artistiques ; le problème de la mise en scène concerne surtout le personnage de Posa, que certains considèrent comme un homme généreux, d'autres comme un carriériste hypocrite".
- GV: "Tu ne peux pas écouter ma musique ? Malheureusement, je n'en ai plus le contrôle. Faites avec".
Et, irrité, il m'a raccroché au nez.
Ce coup de téléphone m'a permis de comprendre combien il y a de raisons de ne pas se fier aux déclarations des auteurs, puis de leurs proches, de leurs amis, des interprètes originaux ; et encore plus les héritiers en quête de droits économiques.
Seulement, pour rechercher les "intentions" de l'auteur, je ne faisais pas référence à celles-ci, mais à ce que l'on peut obtenir de la partition (quand il y en a, bien sûr ; un peu moins du livret) qui, aussi piétinée, étirée, comprimée, torturée et même mutilée soit-elle, reste imprimée sur une feuille de papier.
En la lisant, par exemple, il me serait difficile d'interpréter la musique du duo du départ de Gilda dans les bras de Rigoletto comme quelque chose qui soit destiné à faire rire dans les intentions du compositeur ; bien sûr, certains peuvent rire quand même, mais j'aurais tendance à douter fortement que ce soit l'intention de Verdi.
Je suis d'accord pour que l'Auteur ou les Auteurs, en publiant, mettent leur travail à disposition et que, surtout s'ils sont morts, ils en perdent le contrôle ; mais je pense aussi que, vivants ou morts, ils voudraient que ceux qui l'ont en main réalisent au moins que ce qu'ils ont entre les mains est leur œuvre, et pas une autre ; parce que c'est tout de même l'existence de leur œuvre qui rend son utilisation possible, et bien qu'ils aient en commun la mise à disposition d'un bien, ce n'est pas la même chose que la vente et le prêt et l'héritage (sans parler du vol).
Mais cela ne te concerne pas, car ce qui t’importe, c'est la lecture que les autres en font.
Je me rends compte que sans lecteur, un livre n’existe pas et qu'il n'y a rien de plus fastidieux que de savoir que quelqu’un, même l’auteur, veut imposer la manière dont on doit le lire.
Qui nie la liberté de lire ? Chacun choisit ce qu'il veut lire et obtient subjectivement ce qu'il peut ou veut lire ; mais il s'agit ici de transmettre à des tiers ce qu'ils ont réussi à tirer d’une œuvre , et ces tiers ne doivent pas nécessairement être d'accord avec ce que d’autres en ont tiré. De plus, au théâtre, la forme de la transmission est très importante ; et ce sont ceux qui transmettent qui sont responsables de la transmission, et ils doivent en assumer la responsabilité.
C'est le destinataire qui juge de son efficacité ; et ne faudrait-il pas lui laisser aussi la liberté de lecture, à laquelle il aurait droit en double, celle de l'œuvre originale aussi bien que ce qui lui est offert avec l’œuvre ?
Tu as tes propres goûts, conditionnés par l'enthousiasme pour la mise en scène, que tu considères comme la chose la plus actuelle et la plus stimulante dans le monde de l'opéra en ce moment ; je répète que cela te conduit à un préjugé positif sur la mise en scène "innovante", préjugé qui, étant un objectif critique, tu réussis souvent à surmonter lorsque le résultat n'est pas à la hauteur.
Je respecte tes goûts, mais je n'ai aucun enthousiasme de néophyte ; si la mise en scène, traditionnelle ou novatrice, contribue à l'accroissement des sensations musicales et de la compréhension intellectuelle de l'œuvre et crée du vrai théâtre, je l'apprécie ; sinon non, mais ce n’est pas le motif pour lequel je pourrais considérer que l'œuvre représentée est morte, sous prétexte que la mise en scène à laquelle on a confié sa survie (selon toi) ait tenté de la tuer ; je reviendrai au contraire la voir avec une autre mise en scène, en espérant que la liberté de lecture sera mieux utilisée.
Tu n’arrêtes pas de butiner ici et là et de donner des exemples des productions les plus disparates, mais tu évites soigneusement le thème que tu t’es fixé : pourquoi certaines productions "modernes" sont plus souvent sifflées par le public que les productions "traditionnelles" plus ordinaires ; j'ai essayé de poser des hypothèses, pas toi.
- Je m'excuse si, après avoir dit qu'il valait mieux clore le débat, j'ai repris la parole, mais moi aussi, misérable spectateur, je défends ma liberté de lecture.
FIN DU DIALOGUE (27 MAI 2020)
Ce dialogue,presque platonicien,promet d’être passionnant.Pour ma part j’ai depuis longtemps choisi mon camp (celui de Guy Cherki)mais je suis prêt à entendre un point de vue contraire,pour autant que celui-ci s’exprime par des arguments et non par des insultes (en référence au message ordurier qui vous a été adressé).
J’attends la suite avec impatience.
Merci.
Nous espérons ne pas vous décevoir.
Pour ma part, j'essaie d'éviter les préjugés. j'espère donc que le jugement final arrivera à la fin du débat …
Maurizio Jacobi
A la lecture des analyses du Wanderer (canal historique), soit je peux me sentir idiot (de ne pas avoir compris tout ce que j'ai vu), soit plus intelligent ( d'avoir enfin compris tout ce que j'ai vu); j'ai définitivement choisi la 2ème possibilité. Même s'il m'arrive, rarement, d'être moins enthousiaste.…
Surtout continuez à cultiver vos différents(ces).
Merci aux deux intervenants. C'est comme toujours très intéressant et …formateur. Pour ma part, je penche plus du côté "italien" mais garde toujours l'esprit ouvert ( du moins je le crois ou l'espère).
Cependant pourquoi attendre un jugement sur une controverse aussi indécidable ? Et d'autre part, peut-on discuter de manière aussi générale, sans tenir compte de l'évolution historique du genre ?
Merci beaucoup de votre commentaire
Réponse de Maurizio :
Vous avez raison une telle controverse ne peut être décidée avec un vainqueur ; aussi parce que – vous avez encore raison- on ne peut pas discuter uniquement de choses générales et abstraites, comme la mise en scène. Mais il peut être utile de comprendre d'où viennent les motivations des metteurs en scène et du public. Et c'est aussi un jeu.
Complétée par Guy :
Je suis d'accord avec Maurizio. j'ajouterai, en réponse à votre remarque sur l'évolution historique du genre, que parler de mise en scène, c'est prendre en compte une évolution historique, disons des soixante dix dernières années, sur un genre l'opéra, qui est âgé d'un peu plus que 400 ans. Le sujet même est donc une prise en compte.