À la tête de l'Opéra National de Lorraine depuis 2018, Matthieu Dussouillez appartient à cette jeune génération de directeurs attachés à l'inscription de l'opéra dans un territoire et dans la vie de la cité, en développant une programmation qui rappelle que l'art lyrique puise ses racines dans un lien toujours renouvelé avec le public. Nous évoquons avec lui les grandes étapes d'un parcours atypique avec comme fil rouge, la musique et l'intérêt pour des formes d'expression qui sortent des sentiers battus.
Comment est né votre rapport avec l'opéra ?
Il y a une chose qui reste centrale dans l'identité qui est la mienne, c'est le fait d'être né dans un environnement relativement déconnecté de l'idée-même qu'on peut avoir de l'opéra. Dans ma famille, personne n'écoutait vraiment de musique classique, à l'exception d'un oncle qui aimait l'opéra et me donnait à écouter des enregistrements sur cassettes audio. Je n'aime pas opposer les milieux sociaux en parlant d'"éducation" mais dans l'environnement qui était le mien, celui d'une petite ville du Haut-Jura, il n'y avait pas d'expositions, de salles de concerts ou d'opéra. Je n'ai jamais eu le loisir d'aller à l'opéra durant mon adolescence, il aurait fallu aller à Genève pour cela. J'avais 18 ans quand j'ai vu un opéra pour la première fois. Auparavant, je me souviens avoir été marqué très jeune par les fanfares et l'harmonie qui défilait dans les rues de la ville. Les percussions m'attiraient et j'ai demandé à mes parents de m'inscrire à l'école de musique et très vite, j'ai senti que ça donnait un sens à mon parcours même si d'autres avaient commencé plus tôt. Je n'avais jamais eu d'éducation musicale au préalable et j'ai dû énormément travailler pour rattraper mon retard. Avec mon baccalauréat scientifique en poche, j'étais prédestiné à suivre des études de médecine, comme tous mes camarades de classe à cette époque. Mais, comme j'adorais faire de la musique, jouer à l'harmonie municipale et dans les orchestres symphoniques du département, j'ai dit à mes parents que je voulais m'inscrire au conservatoire. Ils ont été surpris au départ mais ils m'ont fait confiance et m'ont accompagné dans ce choix.
Je me suis retrouvé au conservatoire de Dijon en probatoire supérieur après avoir réussi le concours d'entrée. J'ai obtenu ma médaille et j'ai commencé à donner des cours de percussion dans les écoles de musique, tout en jouant en supplémentaire dans des orchestres. J'étais fasciné par la figure de chefs comme Bernstein, la façon dont il dirigeait et transmettait son savoir sur une estrade. En même temps, je me rendais compte que je n'avais ni le talent ni le temps nécessaire pour atteindre ce rêve-là. Malgré tous mes efforts, j'avais encore des lacunes pour atteindre un niveau musical professionnel. J'ai donc décidé après trois ans de reprendre mes études. J'avais 21 ans et j'ai intégré une école de commerce qui avait l’avantage d’être affiliée à l'université et de proposer le parcours ARTEM (Art technologie management). L'école était associée à deux établissements prestigieux de Nancy, l'École des Beaux-Arts et l'École des Mines, qui proposaient aussi des modules alliant sciences, technologie et musique. Ça m'a énormément inspiré parce que je comprenais qu'il y avait un espace en dehors de mes études pour pouvoir continuer à faire de la musique en parallèle. À ce moment-là, j'ai commencé le tuba en deuxième instrument, en parallèle de mes études de management. C'est à ce moment-là qu'est né ce désir de travailler dans une institution. Je m'étais beaucoup renseigné à cette époque sur les prérogatives d'un directeur artistique, j'étais conscient du danger du formatage que faisait peser sur nous le monde des "business school". Avec mon diplôme en poche, j'ai tenté l'expérience de faire du contrôle de gestion dans l'industrie. J'ai fait une petite année en poste de gestion chez Alstom à Ornans, là où sont fabriqués les moteurs des TGV. J'ai trouvé ça vraiment passionnant de faire de la finance d'entreprise, d'être dans le concret et en relation directe avec tous les personnels de l'usine. Pour faire de la recherche de développement, il me fallait comprendre comment ça marchait, connecter l'aspect financier à une réalité.
On était en 2009 et comme le projet de travailler dans un domaine musical continuait de m'obséder, j'ai décidé de répondre à des annonces et d'envoyer plusieurs candidatures spontanées à des maisons d'opéra. Personne n'a pris la peine de me répondre, sauf Laurent Joyeux à l'Opéra de Dijon qui a demandé à son adjoint Olivier Leymarie de me recevoir. Je me suis présenté en costume d'étudiant de management pour lui demander de me prendre en stage. Je repense à cette scène avec beaucoup d'humour aujourd'hui. Ils étaient en train de répéter le Tristan und Isolde mis en scène par Olivier Py, il régnait une atmosphère incroyable et moi, j’ai pu assister à ce spectacle – mon premier opéra de Wagner. J'ai su à ce moment-là je voulais construire ma vie professionnelle dans ce milieu-là.
J'ai décroché mon stage et puis je me suis présenté au poste de chargé de production qui venait de se libérer. Au début, ils ont hésité parce qu'ils voulaient quelqu'un avec de l'expérience et puis ils ont fini par accepter si bien qu'en une peu plus d'un mois, j'occupais mon premier poste à l'opéra. J’ai accompagné un jour à Lille Laurent Joyeux pour voir Carmen mis en scène par Jean-François Sivadier car j’étais chargée de production sur la production de Madama Butterfly que nous présentions au mois de septembre qui suivait. Après 5h de route ensemble il m'a proposé le poste de responsable administratif et financier. 6 mois après, j'ai pris ces fonctions et puis, au départ d’Olivier Leymarie, Laurent a souhaité que je travaille à ses côtés en tant que directeur général adjoint. On a travaillé en binôme à partir de 2013
Rien n'aurait été possible sans cette confiance que m'a accordée Laurent. Je pense qu'il y a dans l'ADN de la fonction de directeur telle que je la définis, cette forme de liberté qui permet de lancer des projets que d'autres auraient trouvés irréalistes. Je pense notamment à ce Castor et Pollux de Barrie Kosky et ensuite la renaissance des Boréades. C'était la première fois qu'on voyait son travail en France et Dijon lui a offert sa première nouvelle production. Je pense aussi aux cycles tchèques, à la résidence de David Grimal avec Les Dissonances, à la Turandot de Busoni etc... On a réussi à faire à l'Opéra de Dijon ce que de grandes maisons n'osent pas toujours faire, en développant un état d'esprit et une singularité étonnante.
Vous vous sentez appartenir à une nouvelle génération de directeurs comme Matthieu Rietzler ou Loïc Lachenal à Rouen, des jeunes directeurs avec des projets qui sortent des sentiers battus ?
Nous avons été nommés peu ou prou en même temps en effet, avant la crise du COVID, qui a créée des conditions de prises de postes pour le moins complexes, mais qui nous ont aussi permis d’innover, et surtout, de défendre l’opéra en région avec conviction et avec, je crois, une certaine inventivité. Je suis fier de faire partie de cette nouvelle génération, et ce d’autant plus qu’elle s’ouvre désormais à des femmes, qui ne sont encore pas assez nombreuses aux postes de direction lyriques. Je pense notamment aux nominations récentes d’Alexandra Lacroix à Angers, Chrysoline Dupont à Strasbourg et Barbara Eckle à Lille. Nous représentons à nous toutes et tous cette génération charnière entre deux périodes. J'ai commencé à travailler en 2009, j'ai toujours connu une situation de rigueur budgétaire. Mais en même temps, on est passionné de ce qu'on fait et de cette envie de faire de l'opéra autrement, en dehors des sentiers battus. Je crois aussi qu'il y a dans cette nouvelle génération un point commun très intéressant qui est d'être nés en région et avoir été initié par l'éducation musicale et la pratique amateur. Ce qui m'habite au quotidien, c'est de faire venir des gens qui ne sont pas nés dans ce monde-là. La société fonctionne sur un modèle très spécialisé, en silo professionnel, en silo communautaire, en silo identitaire etc. Réussir à décloisonner et créer une transversalité permet de susciter la curiosité et de créer des ponts entre les mondes. C'est un défi immense de concevoir des formats et une approche fédératrice, capable d’œuvrer contre le cloisonnement. Faire partie de cette nouvelle génération est une chance, en ce que nous sommes liés par cette ambition, et cette envie d’inventer de nouvelles manières de voir l’Opéra, et d’en faire un commun. Il n'est aucun doute que nous y arriverons mieux en travaillant ensemble.
Est-on trop exigeant aujourd'hui avec un directeur d'opéra ?
Cette multiplicité des rôles qu'on lui demande, elle correspond aussi à la multiplicité des approches qu'on attend de l'opéra. Aujourd'hui, on doit prendre en compte toutes les dimensions - artistiques, de gestion, de management, politiques, financières, et cela dès la conception des projets. La dimension artistique passe parfois après bien des considérations liées au projet d'établissement. La période COVID a été un moment particulièrement éprouvant en matière de gestion de crise pour garantir la sécurité des spectateurs, des artistes et pousser l'expertise dans tous les domaines. On n'avait pas les moyens de recruter un chargé de prévention des risques.
L'opéra est un domaine hyper professionnalisé. On ne peut pas faire fonctionner une maison comme l'Opéra de Lorraine avec une direction artistique hors-sol qui passe son temps à voyager et une direction administrative qui a le mauvais rôle. Le projet artistique et le projet d'établissement doivent fonctionner en parfaite cohérence, il n'y a que de cette façon que les réformes peuvent se faire et qu'on peut embarquer les équipes dans de beaux projets.
Y a-t-il une exigence particulière dans ce qu'on appelle parfois la "province" ?

Le terme ne me dérange pas du tout. Je suis né "en province", pas "en région". Bien sûr, il y a une exigence ou une approche qui est complètement différente de celle qu'on peut connaître dans les grandes métropoles. Mais, même dans les grandes maisons françaises, on est loin des exigences du modèle scandinave ou anglosaxon qui exigent des chargés de prévention, chargés de risques psychosociaux, chargés de l'inclusion etc. Certains opéras ont carrément une direction par sujet. Je crois qu'on essaie déjà d'avoir une approche cohérente en essayant de faire le maximum dans le plus de domaines possibles. Cette accumulation de charges, cette stratification peut parfois conduire à une certaine sclérose sur le plan artistique. J'aimerais qu'on fasse notre propre charte sur le process de production pour pouvoir aborder les questions de la communication positive, de la bienveillance sur un plateau etc. Quand je regarde le modèle anglosaxon, je note qu'on est parfois pris au piège de veiller à n'offenser aucune communauté ni aucun groupe social, ce qui finit par avoir des conséquences dans le travail artistique qu'on propose et dans certains aspects de la mise en scène. On pousse ces questions à l'extrême et finalement, on en vient parfois à perdre l'essentiel de ce que l'on recherche : l’engagement.
Il faut essayer de tenir ensemble les compétences, les savoir-faire techniques comme administratifs ou artistiques. Effectivement, il y a une flexibilité liée au fait qu'on est une petite structure mais parfois, ça permet de faire émerger quelque part des projets particulièrement innovants, impossibles ailleurs. Oui, j'ai cette impression qu'il faut mettre en avant ce qui se passe en région aujourd'hui, c'est ultra stimulant de fraîcheur et d'inventivité. Ici, le public a moins d'a priori peut être. J'observe qu'il y a moins de pression du point de vue du positionnement culturel. Comme du côté des élus d'ailleurs, il y a une vraie confiance, une vraie curiosité et une ouverture d'esprit qui n'existe pas forcément ailleurs.
On fait à Nancy ou un certain nombre de projets que je qualifierais de bienveillants avec les amateurs avec le monde professionnel. Ça m'émeut énormément de constater qu'on peut aller à la rencontre de l'opéra comme j'ai pu le faire moi-même. Et je considère que notre maison peut être l'endroit où se fait cette rencontre. Ça fonctionne vraiment très bien. J'ai en tête l'exemple du partenariat avec le Collège de l'Euron à Bayon. L'établissement est situé en zone rurale, avec des adolescents qui n'avaient jamais eu de pratique artistique et avec lesquels on est en train de monter une coopération avec la maîtrise du conservatoire de Nancy. On intervient chaque semaine dans ce collège et au bout d'une année, les jeunes sont au même niveau que ceux de la maîtrise, à qui la sociologie a pourtant donné plus de clés. Je peux citer également l'exemple d'un chœurs d'adultes, un chœur communautaire qu'on a appelé Sing along et qui regroupe des primo arrivants, des réfugiés politiques, des gens très éloignés de la pratique chorale et qui se sont produits sur scène la saison dernière avec le Chœur de l'Opéra pour la Création de Haydn devant 1000 personnes deux soirs durant.
On est dans cette démarche-là, de pouvoir offrir au public des expériences inédites comme récemment le Lac d'argent de Kurt Weill, mis en scène par Ersan Mondtag. Cet artiste berlinois s'est produit pour la première fois en France à l'Opéra de Lorraine. Les gens ont compris que quelque chose de singulier avait lieu, un événement. Les salles étaient pleines, une partie du public ne s’attendaient pas du tout à ce type de proposition à l'opéra. C’est l’occasion de réaliser que le public accepte le risque qu'on prend et il demande d'avoir des expériences aussi fortes que celles-ci.
Je déplore parfois à l'opéra une forme d'aversion au risque et à l'échec que j'ai du mal à comprendre. On ne peut tout simplement pas faire de l'art et vouloir en même temps éviter toute forme de risque. Si l'on n'accepte pas l'échec, on vise une certaine forme de perfection stérile qui nous fait rapidement tomber dans le conformisme et la reproduction de recettes. À l'opéra, il y a tellement de dimensions en jeu, qu’il faut se méfier de l’envie de plaire à toute le monde, et surtout à ceux qui se sentent suffisamment légitimes pour définir ce qu’il faut attendre ou non d’une production, au mépris des questions d’ouverture et de création… Au-delà de cette aversion au risque et à l'échec, il y a une aversion à la critique et, du même coup, il y a une force d'inertie qui se forme et qu'il convient clairement de dépasser.
L'opéra serait donc perçu comme quelque chose de sécurisant, un produit chimiquement et artistiquement pur qui fait que les gens s'y retrouvent parce qu'ils sont rassurés ?

Dans un moment de fragilité économique, l'un des premiers arbitrages que l'on fait, c'est de se replier sur un répertoire dont on est sûr. C'est une réaction au premier degré. Le problème, c'est que pendant qu'on fait ça, on oublie que travailler sur un répertoire, c'est la seule façon de penser à l'avenir. C'est un choix à court terme. Je veux dire que se replier sur un répertoire, c'est appauvrir considérablement la vitalité d'un art que l'on défend. On sait qu'il y a cinq siècles d'histoire de l'opéra, l'enjeu est abyssal pour continuer à inscrire l'opéra dans un récit collectif ou, tout simplement, à l'histoire de l'art. La première forme d'aversion au risque dont je parlais concerne le fait de se replier sur un répertoire qui je peux résumer à Mozart et XIXe siècle. Le deuxième réflexe négatif, c'est de choisir un artiste ou une équipe de création dont on connait déjà tout. On observe actuellement une forme d'homogénéité des créateurs sur les scènes internationales et assez peu de diversité d'artistes. Dès qu'on a repéré un metteur en scène qui fait de bons spectacles, on le retrouve rapidement un peu partout. Cette attitude est un gros frein à l'émergence de nouveaux artistes. Je suis bien conscient qu'il faut prendre en compte une multiplicité d’enjeux autres qu’artistiques… mais si on cède à cette aversion au risque, cette situation de stagnation finit par s'imposer. Quand je dis qu'il faut faire confiance à un artiste émergent ou de travailler en lien avec les émergents, ce n'est pas un jugement, c'est une réalité. Je pense que c'est mon rôle en tant que directeur, c'est comme ça que j'essaie de travailler. Aujourd'hui, je pense que c'est aussi là que nous pouvons avoir une certaine singularité par rapport aux grandes scènes nationales. Je sais qu'on ne pourra pas proposer les mêmes spectacles qu'à Paris ou Lyon. Par contre, on peut s'aligner sur une forme d'innovation, d'émergence et de rafraîchissement des répertoires. Il n'y a pas de meilleur endroit pour prendre des risques qu'à Nancy. Cette possibilité du risque nous est offerte par un public qui nous est fidèle, par un théâtre, une équipe dont je suis très fier, qui a une vraie confiance en son geste et qui sait accompagner des créateurs, en particulier des créateurs qui débutent à l'opéra.
On fait souvent le constat que le public est très divisé dans sa consommation. Les amateurs d'opéra ne vont pas au spectacle de danse ou ne vont pas au théâtre (et vice-versa). Observe-t-on la même chose à Nancy ?

En raison de la taille de la ville, nous développons une politique d'inclusion et d'ouverture au public pour réussir à créer des ponts et nouer des partenariats. Cette perméabilité est possible, et nous pouvons faire appel à des artistes emblématiques comme par exemple Tiago Rodrigues. Son travail touche des publics qui, dans d'autres contextes, peuvent rester cantonnés au strict domaine théâtral. Le Lac d'argent est l'autre grand exemple récent où le genre lyrique vient tutoyer le théâtre et touche un très large public. Tout cela appartient à un projet citoyen d'un opéra qui développe l'axe de la transmission et l'axe de la responsabilité sociale. En adoptant une telle approche, nous pouvons maintenir notre légitimité à exister dans les villes. Bien sûr, l'opéra continuera d'exister sous sa forme la plus somptueuse, sur les grandes scènes. Mais je reste persuadé que la place de l'opéra dans les petites villes, en France du moins, doit se nourrir d’autres cultures et d’autres regards. Ce ne sont pas que des mots, ce sont aussi des actes.
Donc, il y a quelque chose qui est assez rare chez les directeurs d'opéra, c'est que vous intervenez personnellement en fin de saison, dans une conférence. N'est-ce pas ?

Je tiens beaucoup à cette idée qu'un directeur et toutes ses équipes sont impliqués pour faire de l'opéra un lieu de vie et de pensée, et nous seulement de spectacle. L'opéra est un lieu où l'on doit débattre de l'opéra et aussi de la société. On a beaucoup de cycles de conférences qu'on développe avec l'Association des Spectateurs de l'Opéra. Nous avons un dispositif qui s'appelle "Discutons l'Opéra", en relation avec des publics associatifs, notamment des publics avec lesquels on travaille l'éducation culturelle et qui viennent au contact des spectateurs. Cela a l’immense mérite de montrer qu'une société meilleure est possible… à condition d'accepter de le faire. Je le constate tous les jours par notre action citoyenne, que ce soit quand on travaille avec des enfants, des collégiens ou des adultes.
Dans certains pays, on ne se pose pas la question de la relation de l'opéra avec la société. Pourtant les arts de la scène contribuent de façon significative à la construction des individus. On le voit dans la cadre de la maitrise citoyenne que nous avons mise en œuvre : les enfants qui y prennent part voient leurs résultats scolaires nettement progresser. La société devrait davantage mettre la musique et les arts en général, au centre de ses préoccupations et au même niveau d'autres activités comme la pratique sportive par exemple. Je pense que c'est ce discours qu'il faut tenir et non pas de répéter que nous sommes un monde à part... Nous pouvons démontrer que la musique nous permet d'être plus exigeants, elle a plus que jamais sa place dans la société d’aujourd’hui.
Il y a peut-être un paradoxe dans la volonté de faire une action sociale avec le théâtre ou avec l'opéra. L'opéra présente une forme de sérieux qu'on pourrait dire "patrimonial" ou parfois "élitiste", alors que le théâtre a une plus grande adaptabilité et une plus grande souplesse.
Je vous répondrai sur un plan très pratique, concernant les actions que nous menons avec les enfants pour les amener à l'opéra. Cela nécessite des moyens et des dispositifs qui sont plus complexes à réaliser qu'une action avec le théâtre, par exemple. Mais c'est là que réside notre force en réalité ; je veux dire cette dimension d'art total qui transcende les amateurs et les professionnels. Rendre accessible cette transcendance, ça ne marche pas simplement par les moyens investis et le choix des programmes. Il faut évidemment accompagner ce public qui ne vient pas naturellement à l'opéra. Ça fonctionne quand on implique les personnes. C'est pour cela que je crois beaucoup à la question de la participation, et de la participation active en tant qu'artiste non professionnel.
Je peux citer l'exemple que nous avons pu mener avec les patients de l'Institut Régional de Réhabilitation, dans des situations extrêmement lourdes, en termes géographiques, économiques et, bien évidemment, de santé physique. J'ai vu des gens dans une situation médicale gravissime, monter sur scène en fauteuil roulant… et faire un spectacle, chanter, jouer, avec l'orchestre de l'Opéra dans la fosse. Ces gens se transformaient littéralement en participant à ce projet qui déboulait dans leur vie et devenait progressivement une fin en soi.
C'est la même chose pour les enfants avec lesquels on travaille actuellement dans le cadre du projet Brundibār. Il y a toujours cette idée d'associer l'excellence artistique et cette dimension d'art total, à une pratique amateur, que ce soit à plus ou moins long terme, pour opérer ce mélange entre des artistes professionnels et des artistes non professionnels. L'opéra représente dans l'imaginaire collectif, cette chose un peu inaccessible et complexe, dans le bon sens du terme. C'est une façon de rendre à la société ce qu'elle nous donne. L'Opéra de Lorraine, c'est 12 millions de subventions, dont 9 millions de la ville de Nancy. Pour les milliers de personnes qui ont vu leurs parents ou leurs amis monter sur scène dans un spectacle professionnel, avec les équipes techniques, avec les musiciens qui jouent, l'opéra existe bel et bien au cœur de la ville.
Vous fréquentez les festivals de théâtre. Pour vous, est-ce que l'avenir de l'opéra, à moyen ou à long terme, se trouve du côté du théâtre ?

C'est aussi pour cela que j'ai appelé la saison 24 25 "La transgression". C'est presque un pléonasme de parler de transgression dans l'art. La transgression, le déplacement des frontières, c'est presque une nécessité pour l'opéra aujourd'hui. Je pense qu'il y a dans l'avenir de la création lyrique, un chemin possible entre l'opéra et le théâtre musical, en tous cas une plus grande perméabilité. La transgression implique également la mémoire. La transgression sans mémoire n'existe pas et l'opéra est un patrimoine, qui nous relie à notre histoire. Il faut être conscient de cette mémoire collective pour pouvoir faire bouger les frontières dans un sens ou dans un autre. Je ne crois pas à un opéra muséographique. De mon point de vue, il y a trois niveaux à prendre en compte : le livret, la partition, et la contribution d'une équipe créative. A partir du moment où l'équipe créative se retrouve sous l'œuvre littéraire et musicale, alors dans ce cas on est dans une démarche de soumission à l'objet, et donc dans une incapacité à réinventer quelque chose ou à apporter un nouvel espace sensible. Je pense que l'opéra est la réunion de ces trois dimensions.
Vous parlez de soumission mais ce terme se heurte aujourd'hui avec la question du "respect" que certains placent parfois avant la question de la mise en scène…
Comment définir ce respect ? Seuls les auteurs et les compositeurs pourraient parler du respect de la partition et du livret. On entend dire aujourd'hui " Wagner aurait voulu ça, ou Mozart aurait voulu ça"…. Personnellement, je ne sais pas ce que Mozart aurait voulu. Étant donné l'esprit créatif qui était le sien, on peut presque penser le contraire de ce qu'on voit aujourd'hui sur une scène. S'il était en vie, il réécrirait certainement beaucoup de choses, dans toutes les directions. On ne doit pas proposer quelque chose de désinformé. À partir du moment où vous voyez sur une scène quelque chose de très justifié, de très compris, de très intellectualisé et documenté alors, tout doit être possible.
Prenez-vous en compte la réception d'une œuvre, au moment de l'intégrer à votre programmation ?
Je me projette beaucoup quand je programme une saison. Mais à l'arrivée, la saison ressemble rarement à ce que j'avais imaginé au départ. En dehors des commandes et des créations, j'ai besoin de réfléchir à des formes d'opéras, et pas forcément celles dont les gens se souviennent. Ça commence par là. Et puis, bien sûr, on se projette dans l'artiste qu'on choisit. On se pose toujours la question de savoir comment le spectacle sera reçu. Je crois aussi beaucoup au fait qu'au cours du processus, des possibles se dessinent que nul ne pouvait prévoir. Disons que je me projette globalement dans l'idée d'un voyage que nous proposons à notre public, à mi-chemin entre la découverte, et le rêve que l’on se fait d’une rencontre entre une œuvre et une équipe de création.
Quel serait votre rêve, votre fantasme absolu ?
J’en ai deux. On parle souvent d'œuvres de répertoire qui n'ont pas forcément été faites et qu'il faudrait monter. Mon fantasme total, ce serait de faire une création scénique avec les Gurrelieder de Schoenberg. Je ne pense pas que cela a déjà été fait quelque part mais si un jour j'avais la possibilité et les moyens, ce serait la première chose que je ferais. Mon deuxième fantasme, c'est The Dream of Gerontius d'Elgar… ce sont deux projets qui nécessitent le travail d’équipe techniques et artistiques considérables !
Quel sont les moments forts de cette saison 24-25 ?
On commence par une production qui illustre à merveille le thème de notre saison, dédiée à la transgression : une soirée intitulée "Héroïne", rencontre entre trois œuvres rares : Santa Susana d'Hindemith, le Château de Barbe Bleue de Bartók et la Danse des Morts de Honegger. Trois spectacles en un seul souffle, l'histoire du parcours d'une femme entre le péché et le désir, avec une même scénographie qui apporte un continuum dramaturgique à la mise en scène d'Anthony Almeida.
La Cenerentola, sommet d’art lyrique de Rossini, mis en scène par Fabrice Murgia promet une fin d’année en forme de grande fête populaire, dans l’esprit du cinéma de Tim Burton. L'orchestre retrouvera à cette occasion Giulio Cilona, nouveau premier chef invité. C’est une collaboration qui nous honore. A la faveur de sa venue, l’Orchestre présentera également la Cinquième de Mahler, en novembre. Autre moment fort lyrique et dramatique, Eugène Onéguine, mis en scène avec une sensibilité rare par Julien Chavaz, sous la direction de Marta Gardolińska, et avec Enkeleda Kamani dans le rôle de Tatiana. Elle avait triomphé chez nous déjà dans sa prise de rôle de Violetta. Du côté de la jeunesse, nous sommes heureux de coproduire L’avenir nous le dira, avec l’Opéra de Lyon, qui pose la question de ce que serait le monde sans adulte. A la manœuvre pour cette création mondiale, la compositrice Diana Soh, Alice Laloy, et ses impressionnantes installations et la dramaturge et musicienne Emmanuelle Destremau, qui nous montreront le monde à travers les yeux des enfants et adolescents. La manière dont elles coécrivent ce spectacle me fascine. C’est un processus à mon sens fertile. Côté symphonique, la soirée Âmes slaves donnera à entendre l’incroyable travail de Grażyna Bacewicz, l'une des créatrices les plus indépendantes et originales de Pologne dans les années d’après-guerre, ainsi que la compositrice ukrainienne contemporaine Iryna Aleksiychuk, artistiquement engagée aujourd’hui dans la lutte de son pays pour sa survie, avec l’oeuvre Go Where The Wind Takes You, dédiée au courage des femmes ukrainiennes. Dans un tout autre registre, il est difficile de ne pas parler de la création de Gipsy, la mère des comédies musicales, donnée en France pour la première fois, et qui réunira sur scène Natalie Dessay et sa fille Neïma Naouri, dans une mise en scène de Laurent Pelly, coproduite avec la Philharmonie de Paris et dont Nancy présentera l’avant-première.
En fin de saison, ce sera le troisième opus de NOX. Ce Nancy Opera Xperience (NOX) fonctionne comme un laboratoire de création lyrique qui a pour but d’imaginer de nouvelles formes en travaillant avec les artistes à long terme, en connexion avec la ville et le territoire. Cette année, j'invite Samuel Achache et son ensemble La Sourde, qui écrivent de la musique sur le plateau, à partir d'histoires collectives. Après avoir présenté une petite forme à l'Athénée, ils aborderont la grande forme, autour de la thématique du miracle, avec la création d'un instrument qu'ils ont appelé un Miraclophone. Ce sera certainement décousu, secouant… et complètement différent de l'approche habituelle. Ils ne font pas partie d'une école de composition particulière, ils abordent cette expérience avec leur fraîcheur et leur volonté de ne pas appartenir à une tradition. C'est le genre de spectacle où l'écriture du spectacle se fait en même temps que celle de la partition. Chacun travaille de son côté pour créer un tout organique et robuste. Voilà pour moi une merveilleuse manière de ponctuer cette saison dédiée au questionnement des normes, qu’il en aille du fond ou de la forme.
Où vous projetez-vous dans dix ans ?
Pour être honnête, je veux continuer à m'amuser et avoir les moyens de développer les idées que j'ai déjà mises en place ici. Je veux pouvoir enrichir cet ADN collectif avec ce que je peux faire avec mon équipe, cette idée de partage et d'essayer d'avoir cette flamme qu'on trouve chez les gens qui ne viennent pas naturellement à l'opéra, cette flamme qui était la mienne quand j'ai découvert ce monde-là. J'ai envie de me confronter à des défis et d'explorer toutes les possibilités. Je souhaite aussi pouvoir continuer de développer la question de l'engagement citoyen, le fait de transporter notre passion hors de nos murs, pas seulement dans des salles de concert ou des lieux dits "culturels". Dans dix ans, j'espère que je serai toujours au service de cette idée-là.