Critiquée et admirée avec la même ferveur dès ses débuts officiels en 1989, la soprano toscane Patrizia Ciofi, n'a jamais baissé la garde, construisant une carrière ambitieuse, avec l'exigence et la détermination qui la caractérisent. Ses armes : musicalité, virtuosité, profondeur de l'interprétation, subtile palette de couleurs, goût du risque, précision du verbe et engagement scénique, le tout servi par un timbre légèrement voilé devenu sa signature. Résistante aux épreuves du temps, aux dizaine de rôles enchaînés avec une téméraire obstination, la souple voix de la cantatrice, projetée avec assurance, s'est ainsi adaptée à tout, tel le roseau de la fable face à certains chênes : bel canto, baroque, opéra français, Mozart, un soupçon de Strauss sans oublier Verdi et ses inoubliables incarnations de Gilda (souvenez-vous d'Orange en 2011... face à Leo Nucci), de Luisa Miller et de cette Violetta qui lui colle à la peau depuis 24 ans et qu'elle retrouvera une fois encore à Berlin les 21 et 30 avril prochain, elle est toujours là quand bien d'autres voix réputées plus solides ont depuis longtemps quitté la scène. De passage à Marseille où elle chantait Giulietta dans I Capuleti e I Montecchi de Bellini et à quelques jours de sa première apparition à la Philharmonie de Paris pour un programme Haendel (le 25 avril avec Il Pomo d'Oro dirigé par Maxim Emelyanychev), Patrizia Ciofi s'est confiée à Wanderer en toute liberté, évoquant sans ambages, présent et passé, petites névroses et projets à venir, sans aucun doute pour votre plus grand plaisir.
La France est depuis longtemps un pays où vous êtes comme chez vous, notamment dans le sud avec Avignon, Orange et Marseille : pouvez-vous nous rappeler comment est née cette relation ?
Mes vrais débuts en France ont eu lieu à Nice où j'ai été invitée à chanter Le Nozze di Figaro, grâce à mon agent de l'époque, mais très rapidement une vraie relation avec Paris est née par l'entremise du Festival de Martina Franca et de son directeur, Sergio Segalini. Il m'a fait confiance alors que nos rapports avaient bizarrement commencé lors d'un concours que j'avais raté : il s'agissait du Concours Toti dal Monte de Treviso, en 1993. Je m'étais présentée pour pouvoir préparer, puis jouer La Sonnambula de Bellini dans des conditions professionnelles. Cette manifestation était très importante en Italie, car elle offrait la possibilité de débuter à l'opéra dans de bonnes conditions. Je suis parvenue à la finale, mais le prix a été décerné à une coréenne qui a fait carrière je crois, mais qui est morte peu de temps après. Elle était très bien, mais j'ai appris que le jury s'était divisé à mon sujet, ce qui est un peu l'histoire de ma vie : il y a toujours les pour et les contres. Sergio Segalini dont je connaissais la réputation, était dans le jury et je me suis persuadée qu'il avait été contre moi. Ce qui a été dur c'est que plusieurs membres du jury sont venus me dire des choses terribles : que j'avais trop de tempérament, que j'allais me casser la voix, que je ne durerais pas longtemps dans le métier et je suis restée abasourdie, ne sachant plus trop quoi faire. J'ai tout de même eu l'opportunité, grâce a cette participation, de débuter quelques temps plus tard dans La Traviata à Pisa puis à Livorno, fin 1993, ce qui m'a donné une certaine confiance en moi. J'ai cependant retrouvé sur mon chemin Sergio Segalini dans le cadre d'un autre concours, que j'ai remporté cette fois, dans le Chianti. Il était juré et en me remettant le prix il m'a clairement dit que cette fois « nous y étions parvenus », ce qui m'a étonnée, évidemment ! L'année suivante, un lundi matin de juillet, je reçois un appel téléphonique : au bout du fil, Sergio Segalini m'annonce qu'il se souvient de mon interprétation de Sonnambula qui l'avait laissée sous le charme à Treviso, qu'il avait tout fait pour que je gagne le concours etc.. Il venait en fait d'être nommé directeur du Festival de Martina Franca et cherchait une chanteuse pour remplacer celle qui était prévue, pour le samedi. J'étais jeune et courageuse, j'ai pris deux heures pour réfléchir, prenant soin de contacter ma professeure et Claudio Desderi, qui m'ont dit d'accepter. Je connaissais le rôle car j'avais été doublure de Sumi Jo à Trieste où j'avais également chanté Lisa. Je suis arrivée sur place le mardi après-midi, ai eu le temps de participer à une répétition scénique et à une musicale, le jeudi avait lieu la générale. A partir de ce moment Segalini m'a accueillie chaque année, en me proposant une nouvelle production chaque été : j'y ai fait mes débuts dans Lucie de Lammermoor, Robert le Diable, Otello de Rossini, Médée de Cherubini en français, L'americano ((de Piccini)), Mese Mariano , Il Re (( tous deux de Giordano)), autant d'expériences magnifiques, de souvenirs, de joies et de grands bonheurs. Je pense que les liens avec la France sont partis de là, car beaucoup de français se déplaçaient chaque été au festival et j'ai reçu de nombreuses propositions ; j'ai été invitée à Montpellier pour interpréter Ippolito ed Aricia de Traetta, puis il y a eu Avignon et Paris en 1999 avec Falstaff à la Bastille, suivi l'année suivante par Mitridate au Châtelet et Lucie de Lammermoor.
L’histoire que vous entretenez avec l’Opéra de Marseille et son public est très particulière puisque depuis 2004 avec Les Contes d'Hoffmann mis en scène par Laurent Pelly, vous n'avez cessé de revenir régulièrement sur cette scène. Comment se manifestent ces liens, cette intimité et que ressentez-vous sur cette scène quand vous vous y produisez ?
Comme le temps passe... Vous savez je vis un peu dans ma bulle, sans savoir toujours ce qui se passe autour de moi. Ici à Marseille, je sais qu'il y a des gens qui me suivent et ne ratent jamais une représentation, ce qui est très flatteur. Mais j'ai conscience d'avoir été trop présente ces derniers temps sur cette scène où j'ai beaucoup chanté, sans doute trop, ce qui me donne l'impression d'être un peu « envahissante ». Deux fois dans la même saison, vous vous rendez compte ! Le Théâtre m'a énormément sollicitée et il m'a été difficile de refuser de beaux projets. Je sais que le public m'apprécie, mais j'ai peur de le lasser. Heureusement ces Capuleti m'ont permis d'oublier cette sensation car tout se passe très bien, tout est très chaleureux. Mais je suis quelqu'un d'étrange, j'ai un caractère bizarre, car j'ai peur de ne pas être aimée tout en ayant peur que les gens me jugent, me comparent à ce que je pouvais faire il y a un an ou deux ! C'est terrible car si l'on est invité régulièrement, il est normal d'avoir ces réactions. Bien sûr ceux qui me connaissent peuvent faire de telles comparaisons, car ils savent parfaitement ce que mon corps et donc ma voix endurent. Tout ceci est très mystérieux et explique aussi pourquoi je suis amenée à disparaître, à m'échapper par peur de décevoir. Je ressens très fortement ces deux aspects : d'une côté je suis chez moi, tranquille parce qu'il y a de l'amour, mais d'un autre côté je crains que cet amour ne se termine, comme dans une relation amoureuse où j'ai toujours peur de ne plus avoir de chose à dire. Je vais donc espacer un peu cette relation avec Marseille : Le Nozze di Figaro où j'interpréterais ma première Contessa sont prévues dans deux ans. C'est bien. Il faut laisser la place aux autres, aux jeunes notamment et susciter l'envie, le plaisir, pour mieux se retrouver.
Cette saison après Hamlet, vous retrouvez Marseille avec une nouvelle production des I Capuleti e I Montecchi, opéra que vous connaissez bien. Le personnage de Giulietta a t-il toujours été évident pour vous et avez-vous perçu rapidement qu’il allait vous suivre aussi longtemps ?
Ah... cet opéra représente pour moi l'amour total. C'est étrange d'ailleurs que l'on me l'ai proposé si tard, car Giulietta correspond exactement à ma voix, elle est idéale. En 2005, j'ai dû chanter la version dite « de la Scala », un peu différente sur le plan vocal car les airs sont baissés, d'un demi ton en dessous pour le premier et d'un ton pour le second. Sergio Segalini qui m'a confié le premier ce personnage avait imaginé deux sopranos et non un soprano et un mezzo, ce qui n'a pas été facile pour moi et m'a contrainte de faire face à une écriture bizarre, plus proche de celle du mezzo, ce qui expliquer pourquoi j'ai ajouté de nombreuses variations dès l'air d'entrée. Heureusement j'ai pu par la suite retrouver la tessiture normale. Ce que vous ne savez peut être pas c'est que pendant les répétitions de ces Capuleti à Martina Franca, je me suis mariée avec Luciano Acocella (rires) qui dirigeait l’œuvre. Comme nous nous étions rencontrés deux ans avant, toujours au festival, pour un récital, nous avons décidé sur un coup de tête de devenir mari et femme, car l'endroit était très romantique. Nous étions très peu de personnes et le chœur du festival composé de slovaques a chanté pour nous à la sortie de la mairie : c'était superbe. Notre mariage s'est terminé quelques années après, mais nous gardons de ce moment de très beaux souvenirs.
Et vous vous revoyez régulièrement étant souvent programmés ensemble... ?
Oui, nous nous estimons beaucoup, nous avons vécu ensemble, nous nous sommes quittés, mais continuons de nous retrouver avec plaisir. Je ne pourrais pas vivre avec un chanteur et n'ai jamais pu d'ailleurs, car je suis moi-même une chanteuse un peu spéciale, qui ne pense pas toujours à la voix, qui n'a rien d'une obsédée, d'une obsessionnelle du métier ; en d'autres termes, lorsque je ne chante pas, lorsque je suis hors du théâtre, je peux oublier mon travail.
Justement est-il facile de revenir à la vie de tous les jours quand on est un artiste et que l’on passe une grand partie de son temps sur une scène, où tout doit être « bigger than life »?
Oui, sinon on devient fou. A mes débuts le théâtre c'était ma vie, je découvrais le monde et mon parcours personnel se faisait sur un plateau, à travers les personnages que j'interprétais et j'ai appris à me connaître grâce à cela ; j'étais perdue quand je n'étais pas sur scène, car je m'accomplissais sur les planches. Et puis avec l'expérience, j'ai réalisé qu'il s'agissait aussi d'un travail et qu'il fallait en avoir conscience, être capable de le laisser une fois que la représentation était terminée, pour permettre à la vie personnelle de prendre le relais ; lorsque j'étais jeune je me sentais investie par une mission, comme si j'étais une sorte de prophète chargé d'apporter la lumière, c'était beau d'ailleurs, la vie me poussait à penser comme cela. Je me donnais totalement et passais souvent comme on dit en italien « Dalle stelle, alle stalle », « Des étoiles, aux écuries » et souvent je terminais le spectacle heureuse, mais vidée et très vite la peur de la routine me prenait, sans doute parce que j'enchaînais les représentations, ce que j'ai fait pendant des années et cela m'a fait prendre conscience combien ce travail était fatigant et que l'énergie pouvait manquer. Il faut avouer également qu'un élément arrive aussi avec les premiers succès, la pression et avec elle la responsabilité qu'elle entraîne, car dès que l'on commence à être connu et que l'on a quelques succès, nous sommes précédés par cette réputation et les gens attendent de retrouver cela, nous suivent et ne comprennent pas que l'on soit parfois en deçà d'un certain niveau. Pourtant nous sommes tous des êtres humains, avec nos forces mais aussi nos faiblesses.
Le public adule ses idoles mais peut avec la même vigueur les brûler, c'est comme ça il faut toujours que l'idole soit au firmament, sinon gare.
C'est terrible, surtout lorsque l'on approche de la cinquantaine et que l'on est obligé de faire le bilan : nous savons pertinemment que nous ne sommes plus comme par le passé, que la concurrence est là, constituée de jeunes talents pour qui tout est plus facile, mais il ne faut pas pour autant tout lâcher, au contraire nous devons poursuivre le travail, car la vie ne s'arrête pas à cette date. J'ai toujours crains de parvenir à ce moment ; je n'aurais pas pu devenir une star mondiale, car je n'en avais pas les moyens, mais j'ai eu tout de même un certain succès et vécu de belles choses et il est exact que le fait de devoir passer d'une période de facilité, d'amour, à un moment où tout se complique, n'est pas évident. Je n'ai pas honte de dire que l'arrivée de la ménopause n'a pas été simple à gérer, car il m'est arrivé de chanter dernièrement en n'ayant plus aucun contrôle, d'autant que ce grand changement est survenu assez tôt dans ma vie et je me suis dit « mer... », mais que se passe-t-il, ma voix ne fonctionne plus, c'est fini. J'ai éprouvé des sensations terribles, comme si mon propre corps me donnait l'impression de mourir ! Bien sûr cela dépend des femmes, mais pour moi qui en parle sans difficulté, j'ai accepté cette étape, trop heureuse d'avoir franchi toutes les autres. Je vais avoir 50 ans cette année et me sens à nouveau très en forme, prête à vivre et à faire des tas choses. Si l'on peut faire un lien avec les Capuleti que j'avais chantés à Paris en 2008, je peux vous dire qu'il m'a été plus facile d'interpréter Giulietta aujourd'hui, alors que par la passé certains passages étaient moins aisés. A Marseille tout s'est déroulé sans heurt et j'en suis fière car après avoir vécu un an et demi sous tension, je pense avoir enfin dépassé cette montagne.…mais au fait quelle était votre question déjà ? (rires)
Le fait de pouvoir passer du théâtre à la vie privée ?
Je sais que le théâtre tient encore une grande place dans ma vie, mais j'ai changé, car avant le mariage j'avais parfois des problèmes, me sentant plus femme, en public qu'en privé. Mais ce parcours personnel je peux dire que je l'ai gagné : j'ai commencé à comprendre la vie et à être Patrizia vers 40 ans. Cependant un autre problème me trouble aujourd'hui. Je sais que ma vie professionnelle va changer très vite et je m'interroge sur ce que je vais pouvoir faire demain. Car lorsque l'on y pense, il me reste du temps avant la retraite, mais que vais-je pouvoir en faire ? Il faut commencer à penser à la reconversion. (Rires).
Justement les 14 et 15 février derniers vous avez retrouvé votre Toscane natale et l’Istituto superiore di Studi musicali Rinaldo Franci, où vous avez fait vos études avant de vous perfectionner à l’Accademia Chigiana, pour y donner des masterclass de voix et d’interprétation lyrique. Comment se sont passées ces sessions, avez-vous apprécié ce travail, ces échanges avec les étudiants et vous êtes-vous trouvée une vocation d’enseignante ?
J'ai vraiment réalisé qu'il me serait impossible d'enseigner le chant à quelqu'un qui n'aurait aucune notion technique. Ces trois jours ont été formidables, car nous avons pu constater combien les choses pouvaient changer très vite et j'ai pu retrouver l'enthousiasme de la jeunesse dans les yeux des étudiants, qui étaient impatients et voulaient tout absorber comme des éponges. En revanche, je ne me vois pas faire cela tout le temps, aider certains musiciens oui, trouver des talents aussi, je saurais le faire, mais accompagner un jeune artiste en exclusivité demanderait un coup de foudre particulier : sait-on jamais ? Quand j'étais jeune, l'opéra n'était pas une passion, j'étais plus fascinée par la musique classique et surtout par le piano ; je rêvais de devenir pianiste. Adolescente je n'écoutais que ça, j'achetais chaque semaine les biographies de compositeurs publiées dans les journaux dans lesquels étaient joints des cds. J'adorais Chopin, Tchaikowski, Mozart et me sentais bête car je n'avais pas d'amie avec qui partager ces centres d'intérêts et me sentais différente, comme hors du monde. Cette musique me touchait profondément mais que pouvais-je en faire ? Ce n'est que par la suite en étudiant le chant, que j'ai commencé à apprécier l'opéra, profitant de cette sensibilité bien sûr et la mettant au service de la voix, mais j'aimais le piano, car je voulais faire de l'harmonie : avec les mains, on peut faire toute la musique que l'on désire.
On sent cela chez vous, cette facilité de vous adapter aux différents styles et d'en révéler la musicalité.
J’avais cela en naissant. Mais il faut dire que l'on chante beaucoup dans ma famille, mon père a étudié le violon, mais a dû s'arrêter après la guerre pour travailler, ce qui ne l'a pas empêché de toucher à tous les instruments. Il joue de l'orgue, du piano, de la trompette, de la clarinette, du bandonéon et mon grand-père jouait dans la fanfare du village, en autodidacte. A bien y réfléchir aujourd'hui c'est une chance incroyable, car j'ai vécu dans cet univers comme si c'était normal, sans me poser de question.
Mais quand on arrive comme vous quelque part, que l'on ouvre la bouche et que l'on chante, c'est merveilleux non ?
Oui c'est vrai ! J'ai conservé en moi la nécessité de l'harmonie : la voix est un instrument de mélodie, malheureusement, il faut une ligne, mais ce qui me procure le plus grand plaisir c'est d'entendre l'orchestre et de sentir ma voix qui se mêle aux instruments, c'est quelque chose de purement physique, comme lorsque l'on ressent vibrer une fréquence particulière. Il m'arrive d'éprouver cela avec des collègues en duo et c'est magnifique. Je me sens alors fondre et n'ai plus besoin de dire que je suis là : j'aime ça.
De votre côté, avez-vous besoin de travailler votre instrument quotidiennement et si oui que faites-vous, quel type d’exercice pratiquez-vous, ou pouvez-vous vous permettre des moments de pauses, de repos ?
J'ai toujours eu besoin de repos, car ma voix est délicate. Je ne possède pas un organe très puissant même si je peux faire ce travail depuis bientôt trente ans, il est résistant mais je dois veiller sur lui avec beaucoup d'attention. J'ai quelques secrets pour le conserver : je ne peux pas travailler ou chanter par exemple tous les jours. Il est impératif que le lendemain d'une représentation je puisse me reposer, car ma voix doit retrouver sa force et sa santé. Il me faut au moins 48 heures. Pendant ces pauses, je peux en revanche étudier les paroles d'un nouveau rôle. Quand je répète un spectacle, j'essaie de chanter petit à petit pendant les scéniques, pour mettre le rôle dans la gorge, trouver les espaces pour le son, mais je ne chante pas tout le temps. Pendant les représentations je dois trouver l'énergie nécessaire, car si je veux être en mesure de tout donner sur scène, je dois avoir du temps pour récupérer et seules ces phases de repos m'aident à retrouver cet état. Voilà comment fonctionne ma voix ! Dans le passé je n'ai pas toujours pu m'astreindre à ce « régime » et j'ai parfois chanté avec une voix qui n'avait pas eu le temps de se remettre, ce qui m'a causé des problèmes. Je fais également attention à ce que je mange car la digestion, comme le repos, sont essentiels. J'ai, comme vous le savez, souvent accepté de chanter malade, au lieu d'annuler, mais c'est pour moi un problème de responsabilité, de conscience, car j'ai un rapport très particulier avec le travail : lorsque l'on s'est engagé on a un devoir, cela me vient de mes parents. J'étais furieuse car en arrivant à Marseille je suis tombée malade alors que j'avais échappé à tous les virus de l'hiver ; j'avais vraiment envie de profiter pleinement de ces Capuleti, qui seront peut-être mes derniers et voilà qu'une semaine avant la première j'ai contracté une bronchite. Heureusement que ça ne s'est pas trop senti.
Ces dernières années vous avez abordé Luisa Miller, La Bohème, Zelmira, Dinorah et Les Huguenots et vous vous préparez à chanter pour la première fois Viva la Mamma de Donizetti, avant d’expérimenter Dialogues des Carmélites, Le Nozze di Figaro et le rôle des rôles Norma. Qu’est-ce qui motive vos choix artistiques et comment avez-vous fait jusqu’à aujourd’hui pour planifier plusieurs années à l’avance ces nouvelles partitions qui ont toujours émaillées votre carrière ? Quelle est la part d’intervention de votre agent ?
Eh oui, Norma, que j'aborderai à Liège ! Ecoutez, il faut essayer et à 50 ans on peut se le permettre et puis parfois il y a des miracles, non ? Mais revenons à votre question... C'est compliqué, pour moi à cause de toutes les raisons que j'ai évoquées et donc pour mes agents, surtout ces deux dernières années. Dans le passé j'ai eu la chance de travailler avec quelqu'un qui était un passionné d'opéra, de répertoire, de voix, Alessandro Ariosi, et dont les conseils m'ont été très utiles. Grâce à lui j'ai pu envisager de passer à des partitions plus lyriques, puis de m'orienter vers Luisa Miller ; je me suis laissée guider car j'avais une idée sans doute limitée de moi même. Je conservais à l'esprit la Ciofi de 30 ans, à la voix claire et aux vocalises aisées, idéales pour Amina de La Sonnambula, mais qui n'imaginait pas accepter un jour Norma, ça non, et pourtant il faut essayer pour vérifier soi-même, car si les autres « m'entendent » dans certains rôles, ils ont sans doute raison, car le temps de la jeune cantatrice aux beaux aigus appartient au passé. J’avais donc une grande confiance en lui et comme il était en contact avec les directeurs de théâtres et qu'il construisait ma carrière, je l'ai écouté. Aujourd'hui je suis à la croisée des chemins, je sais que si j'ai encore quelques années devant moi je dois renouveler mon répertoire et trouver des rôles dans lesquels les gens du métier me voient, car après vingt-cinq ans de bel canto, de baroque et d'opéras français, il est difficile de suivre un nouveau chemin, sortir de Lucia, ou de Violetta, que je n'ai pas encore abandonnée.
C'est d'ailleurs un record car vous la chantez depuis octobre 1993, ce que peu de sopranos même les plus célèbres du passé, ont pu réaliser.
Merci de l'avoir remarqué et de le préciser. C'est vrai que l'histoire qui me lie à ce personnage est très longue et je me demande parfois ce que je vais pouvoir encore trouver. Mais en fait à chaque fois la magie opère. Pour revenir à ce que je vous disais à l'instant, il y a des nécessités, des volontés qui se conjuguent à des envies artistiques et en plus de cela, il faut se maintenir dans un marché qui est aujourd’hui bien différent, car tout a changé, tout va extrêmement vite et si on refuse une proposition, d'autres sont là pour sauter sur l'occasion. Il faut donc sans cesse être sur ses gardes et se préparer.
Le 6 mai prochain vous donnerez un concert Rossini pour les 200 ans du Teatro dei Rozzi di Siena avec votre amie la mezzo soprano Laura Polverelli et le maestro Gian Luigi Gelmetti. L’amitié est-elle possible à l’opéra, réputé pour ses intrigues, ses jalousies et ses coups bas ?
Mais vous savez tout...Nous serons accompagnées par l'Orchestre de la Toscane ; Siena dispose d'un ravissant petit théâtre qui a été construit en raison de l'existence de l'Academia dei Rozzi, qui est très ancienne. Oui, l'amitié est tout à fait possible. Nous nous sommes connues à 20 ans au conservatoire de Siena, où nous avons commencé nos études de chant et c'est beau, car nous nous sommes perdues de vue lorsqu'elle est partie vivre et travailler en Allemagne, tandis que de mon côté j'allais et venais un peu partout, mais il y avait une vraie tendresse entre nous et ces amitiés historiques ne se brisent jamais. On a vu se dérouler nos vies l'une, l'autre et nous nous sommes retrouvées un peu plus tard comme si de rien était : désormais nous nous voyons quasiment chaque été en Toscane. Ce type de relation est rare dans le métier car nous sommes toujours en voyage et en plus j'ai du mal à téléphoner, je préfère le contact direct et j'ai besoin de silence, de rester enfermée dans ma solitude, pour me régénérer. Laura est une exception.
Alors que vous partagez désormais votre vie avec un metteur en scène, vous n'avez jusqu’à maintenant été à l’origine que d’un seul spectacle signé Vincent Boussard, il s’agit de La Traviata, présentée en 2015 et 2016 à Strasbourg. Peut-on savoir si vous avez des projets, si vous réfléchissez à des titres ?
Nous avons fait Hamlet à Marseille en 2010, production sur laquelle nous nous sommes rencontrés, mais il est vrai qu'elle avait déjà été créé précédemment. Peu de temps après Vincent a réalisé I Capuleti à Munich, que nous avons repris l'an dernier à Barcelone et je dois vous avouer qu'il a conçu ce spectacle en pensant à moi, car nous venions d'avoir ce coup de foudre et la Giulietta qu'il imaginait avait mes traits. Pour le moment le seul projet concret est celui des Noces de Figaro que nous présenterons en 2018 à Marseille, sinon nous avons des envies de création depuis que nous avons découvert à Paris, la pièce de Charlotte Perkins Gilman adaptée pour le théâtre par Katie Mitchell, intitulée Le Papier peint jaune((Le Papier peint jaune d'après Charlotte Perkins Gilman a été présenté en septembre 2013 au Théâtre de l'Odéon/Berthier avec Iris Becher. Charlotte Perkins Gilman, fut l’une des principales militantes de la cause féministe au tournant du XXème siècle. En 1890, quelques années après avoir souffert d'un épisode aigu de dépression postnatale, elle écrivit en deux jours une nouvelle destinée à régler quelques comptes avec le pouvoir masculin et médical : sous prétexte de lui prescrire une «cure de repos», un savant docteur spécialiste des affections nerveuses avait failli la faire basculer tout à fait dans la démence… De cette sinistre expérience de privation sensorielle et intellectuelle, Gilman tira un récit devenu classique : le journal intime tenu par une jeune mère que son époux, qui est aussi son médecin, enferme pour son bien dans une pièce sombre et défraîchie, entièrement tapissée d’un vieux papier peint jaune à motifs. Peu à peu, surmontant son dégoût initial, l’héroïne anonyme s’attache à examiner ce papier, à y distinguer des formes, puis des présences en mouvement…)) : j'en suis sortie bouleversée, sans pouvoir parler pendant vingt minutes. Vincent est en train d'écrire un livret pour en faire un opéra avec un ami compositeur, dans lequel je tiendrai le rôle-titre. Il faut donc trouver quelqu'un qui partage cette envie et s'associe au projet. Nous aimerions monter l'Otello de Verdi que le maestro Chung m'avait proposé il y a plusieurs années, mais je ne me voyais pas affronter Desdemona à l'époque ! Je voudrais tant le retrouver, car j'ai vécu des expériences inoubliables à ses côtés. Une relation d'une telle intensité est très rare : son regard suffisait à me faire comprendre ce qu'il attendait, nous respirions ensemble la musique. Le plus grand souvenir que je conserve de lui est une répétition musicale de La Traviata à Venise, où il s'est mis au piano pour m'accompagner dans « L'Addio del passato » : indescriptible. Il aurait fallu l'enregistrer, mais de toute façon l'émotion ne peut pas se reproduire. Il me donnait des suggestions et je lui répondais pour être à la hauteur de ses attentes et de sa sensibilité. Je suis sortie comme si j'avais voyagé sur un nuage....
Représentation de Maria Stuarda - Opéra Grand Avignon janvier 2016
Ungrand merci pour ce superbe entretien passionnant !