Béatrice Uria-Monzon sera dans quelques jours sur la scène du Palais Garnier pour interpréter le rôle de la Comtesse de Sérizy, dans le nouvel opéra de Luca Francesconi intitulé Trompe-la-mort. Si la cantatrice française a été la Carmen de sa génération, elle n'a jamais cessé de nous surprendre abordant ces dernières années de nouveaux personnages audacieux à l’heure où, comme elle nous l'a dit avec un petit sourire, d'autres mezzos préfèrent lever le pied et ne plus prendre de risque. Pour l’heure ce ne sont pourtant ni Lady Macbeth ni Eboli dont il s'agit, mais de la partition de Francesconi, qui occupe tout son temps et que le public va découvrir jeudi 16 mars. A ses côtés Laurent Naouri, Julie Fuchs, Cyrille Dubois, François Piolino, placés sous la direction de Susanna Mälkki, dans la mise en scène très attendue de Guy Cassiers.
Vous voici à nouveau à l'affiche de l'Opéra de Paris, cette fois pour une création mondiale, celle de Luca Francesconi intitulée Trompe-la-mort. Comment ce projet vous a-t-il été présenté et qu'est-ce qui vous a donné envie d'y participer ?
La première chose qui m'a motivée est celle de travailler de nouveau à l'Opéra de Paris, car cela fait toujours envie et je n'y étais pas revenue depuis quelque temps ; l'autre réside bien sûr dans le fait qu'il s'agissait d'une création. Cela aiguise la curiosité et je ne sais pas si j'aurais accepté une telle proposition si elle m’avait été faite par un autre établissement. Nous avons cependant dû signer nos contrats sans savoir exactement ce que nous allions devoir chanter, ce qui n'est pas rassurant quand on y pense, puis on nous a remis la partition complète au mois de décembre. Cette méthode est assez particulière, mais il paraît que cela se passe toujours de cette façon !
Pouvez-vous nous parler du personnage de la Comtesse de Sérizy que vous allez interpréter : quelle est sa teneur, sa couleur vocale, l'écriture que lui a réservé Francesconi dont Susanna Mälkki a dit qu'il était « un véritable compositeur de théâtre » ?
Lorsque j'ai pu enfin découvrir le rôle qui m'avait été réservé, j'ai constaté que la tessiture était particulièrement aiguë, logée entre le si bécard et le do dièse, tout en staccato, ce qui, je dois l’admettre, m'a fait assez peur : j'ai heureusement pu joindre le compositeur pour en parler et il a été charmant, m'assurant que l'on en parlerait le moment venu. Pourtant en travaillant, en me plongeant dans l’œuvre, je l'ai accaparée, me suis appropriée les difficultés, puis me suis finalement lancée en répétition, me rendant compte que cet aspect allait tout à fait avec le personnage, vu comme quelqu’un d’assez hystérique : ce n'a pas été facile, mais je suis heureuse d'y être arrivée. Je risque peut-être d'avoir de petites difficultés pour être parfaitement intelligible, car tout est assez précipité et dans le haut du registre, mais je vais y prendre garde. Cette Comtesse est une intrigante, une femme comme on en voit dans Les Liaisons dangereuses, une manipulatrice comme il y en avait à l'époque et comme il en existe encore aujourd'hui : Balzac est toujours d'actualité.
Cet ouvrage écrit par un compositeur italien sur un livret français inaugure un cycle d'opéras inspirés de la littérature française, qui sera suivi par Bérénice confiée à Jarrell et Le soulier de satin à Dalbavie. Connaissiez-vous la musique de Francesconi et notamment Quartet d'après Heiner Müller, créé à Milan et donné récemment à Barcelone ?
Je ne connaissais pas la musique de Francesconi, mais grâce à internet j'ai pu faire des recherches, ce qui est bien pratique. Cette musique ne m'est pas immédiatement proche, car je ne suis pas habituée aux œuvres contemporaines et à ce langage très particulier, tout simplement, même si j'ai chanté Bartok ou Zemlinsky. Je me suis inquiétée, car je n’ai pas trouvée Trompe-la-mort organique, mais je ne regrette pas d'avoir fait des efforts cérébraux pour y arriver, car au final je ressens une réelle satisfaction. Il y a de nombreux contre temps, mais également des pulsations qui ne m'étaient pas immédiatement logiques. A la première répétition nous étions tous curieux et inquiets de nous entendre, puis nous avons pu mesurer l'avancée de notre travail et comme il était merveilleux de faire vivre nos personnages respectifs. Aujourd'hui nous nous sentons libérés et chantons tous comme si cette musique était évidente. Il y a quelque chose de fascinant car le compositeur va entendre pour la première fois son opéra avec des voix qui sont les nôtres, les personnages qu'il a inventés allant être enfin incarnés grâce à nous, qui sommes ici pleinement interprètes, car sans nous, il ne resterait que des notes sur du papier. Nous allons donner vie, créer son œuvre, ce qui est absolument exaltant. Je peux dire aujourd'hui que cela procure un vrai plaisir, que je ne soupçonnais pas.
Avant d'être cantatrice et d'évoluer dans la sphère lyrique, étiez-vous une lectrice et si oui Balzac tenait-il une place de choix dans votre panthéon littéraire, car Trompe-la-mort alias Vautrin est un des nombreux personnages de La Comédie Humaine notamment présent dans Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes.
Ce n'est pas ce que je connais le mieux, je lis plutôt des œuvres contemporaines, roman, ou pas, mais Balzac reste une figure de la littérature française dont on garde des traces, grâce à l'école, même si mes souvenirs étaient lointains. J'ai d'abord lu une biographie, puis me suis attaquée non pas à l'ensemble de La comédie, mais à Splendeurs et misères, aux Illusions perdues et au Père Goriot ; c'est fou comme nous ne sommes plus habitués à ce type d'écriture, descriptive, lente, magnifique, mais à contre-courant de ce monde dans lequel nous évoluons et où tout va si vite. Balzac était un bourreau de travail et cela se sent dans cette richesse du détail, cette psychologie et ces personnages aux profils variés et complexes.
Comme c'est souvent le cas lors d'une création commandée par une institution telle que l'Opéra de Paris, d'importants moyens accompagnent ces projets : c'est le cas pour Trompe-la-mort qui réunit une belle distribution, un metteur en scène de renom qui fait ses débuts à Garnier, comme la chef Susanna Mälkki. Si les conditions de travail sont optimales n'est-il pas difficile de gérer la pression dont cet événement fait l'objet ?
Non pas du tout. L'équipe est idéale et c'est un vrai bonheur de se retrouver chaque jour en répétition. Je n'ai jamais entendu Guy Cassiers hausser la voix, il est précis, sait exactement où il veut aller, est gentil pour qui que ce soit, des choristes aux techniciens, en passant par les solistes, toujours souriant, prévenant, c'est un crème, comme Susanna d'ailleurs. Nous craignions tous un chef un peu cassant par rapport aux difficultés musicales, mais pas du tout, elle aussi est précise, encourageante et connaît très bien la musique de Francesconi, ce qui s’avère d’un grand secours.
Un des points d’honneur de ce projet est d'avoir réuni une distribution presqu'entièrement française puisque vous êtes entourée par Julie Fuchs, Cyrille Dubois, Philippe Talbot, François Piolino et de Laurent Naouri dans le rôle-titre. Y êtes-vous sensible et est-ce un motif de satisfaction ?
Vous savez, il ne suffit pas de réunir une équipe française pour que l'atmosphère soit automatiquement sympathique. Ici en l'occurrence cela fait du bien, car souvent lorsque nous travaillons à l'étranger, que ce soit à Vienne ou à Milan, nous sommes seuls, nous ne buvons jamais un café ensemble, nous ne nous retrouvons jamais pour échanger simplement, alors qu'ici sans doute parce que mes collègues sont jeunes, nous plaisantons, nous nous soutenons, nous nous encourageons et c'est formidable. Cela faisait longtemps que je n'avais pas connu des conditions de travail aussi agréables.
Vous travaillez pour la première fois avec le belge Guy Cassiers qui alterne le théâtre avec quantité adaptations de classiques littéraires comme Sous le volcan, L'homme sans qualités, Les Bienveillantes, Proust, Conrad ou Tolstoï et qui, à l'opéra, a notamment réglé un Ring monté à Milan en 2012. Comment se déroulent les répétitions et quelle est la méthode Cassiers ?
Je n'ai pas vu son travail dans d'autres circonstances, je ne sais donc pas s'il y a méthode ou pas. Il est parfois compliqué de savoir avec certitude ce que voulait très précisément le metteur en scène, car se sont fréquemment des assistants qui reprennent leur travail, mais dans le cas présent je suis admirative, car je ne sais pas comment il a su aussi précisément ce qu'il voulait, alors que la partition nous est parvenue si tard. Il y a par exemple des totems lumineux qui vont monter et descendre à des moments particuliers, à d'autres nous devons adopter des positions comme si nous étions figés, autant d'images que Guy a en tête et qui font partie de l'univers esthétique qu'il a conçu ; c'est impressionnant. Je me demandais justement si le spectacle allait être traditionnel ou pas, car la musique s'adapte parfaitement à ce côté visuel, tout en collant aussi au texte de Balzac dont Francesconi a conservé les mots et le style dans le livret qu'il en a tiré. En revanche nos costumes ont des coupes d'époque avec des tissus contemporains très travaillés. Méthode ou pas, ce qui est très agréable c'est que Guy sait ce qu'il veut, sait ce qu'il dit et de quoi il s'agit, ce qui n'est pas le cas de tous les metteurs en scène.
Vous avez abordé beaucoup de répertoire et de styles dans votre carrière passant de Carmen, aux Troyens, de Tannhäuser au Château de Barbe-Bleue, des Noces de Figaro à L'amour des trois oranges, de Nabucco à Fiesque, de Norma à Cavalleria rusticana, du Cid à Tosca, de La Grande Duchesse de Gérolstein à Macbeth. Qu'est-ce qui manque selon vous à votre palmarès pour être tout à fait complet ?
….je ressens peut-être une frustration par rapport au répertoire germanique que j'aurais aimé explorer davantage, mais le fait de ne pas parler l'allemand, même si j'ai chanté Tannhäuser et Der Zwerg, m'a limité : je voudrais pourtant me confronter à Kundry, un projet est en cours mais rien n'est encore signé, un rôle dans lequel mon agent m'imagine depuis longtemps. Mais je suis craintive, doute beaucoup de moi et de mes capacités ce qui est idiot, car j'ai pris des risques et me suis montrée capable d'aller là où d'autres mezzos ne seraient pas allées. Je pourrais me contenter de quelques rôles qui correspondent à mon âge, mais l'évolution de ma voix m'entraîne dans des directions que je n'aurais jamais imaginées. J'aurais aimé chanter Gioconda après m'être mesurée à celui de Laura ; Lady Macbeth m'a effrayée au premier contact, c'est pour cela que j'ai commencé à l'étudier très longtemps à l'avance, pour que les choses mûrissent et se mettent en place. Comme je me sens une chanteuse comblée, il m'est difficile de vous répondre simplement (Rires).
Ces dernières années outre le répertoire, c'est surtout la tessiture que vous avez élargie avec Santuzza, Tosca puis Lady Macbeth Quels sont vos projets futurs, avez-vus l’intention de poursuivre dans cette voie ?
Mais oui, car j'ai prévu d'aborder le rôle-titre d'Adriana Lecouvreur la saison prochaine à Saint Etienne et celui d'Elena dans Mefistofele à Orange, en 2018. Si le premier peut surprendre, le second est pile pour ma voix, je vous assure et même si c'est en extérieur, cela ne m'effraie pas, car je connais bien les lieux. Pour revenir à certains rôles qui m'attire, il y en a un qui m'intéresserait, c'est celui de la Comtesse des Noces de Figaro : on m'a toujours refusé Mozart au prétexte que j'avais une voix trop large, mais aujourd'hui je serais prête à l'essayer, surtout si l'équilibre de la distribution était respecté. Mais dès que j'en parle on me répond que les Comtesses ne manquent pas alors....
Après 25 ans de carrière, de quoi êtes-vous le plus satisfaite, le plus fière ?
Je ne suis pas quelqu'un qui possède un ego démesuré, mais je suis contente du parcours que j'ai pu réaliser car je l’ai fait avec honnêteté, sans jamais avoir intrigué, ou m'être fourvoyée. J'ai le sentiment de ne rien avoir à me reprocher sur le plan éthique, car je suis toujours restée droite dans mes bottes et ne dois ma carrière qu’à mes efforts. Je ne peux pas ne pas évoquer Carmen, un rôle qui m'a tant apporté et que je suis vraiment heureuse, d'avoir interprété un si grand nombre de fois (environ 400 représentations). Depuis Barcelone en 2015, les propositions se sont arrêtées et je considère que l'aventure est terminée : j'aurais trouvé amusant de pouvoir participer à deux ou trois représentations à Paris, dans la mise en scène de Calixto Bieito que j'ai tant aimée, cela m'aurait permis de boucler la boucle en terminant là où j'avais débuté dans ce rôle. Il y a aujourd'hui des tas de jeunes chanteuses formidables et il est logique de passer la main. J'ai la chance de pouvoir aborder d'autres personnages, de continuer à prendre des risques tout en éprouvant toujours un plaisir immense à être sur scène. Que demander de plus ?