Chef principal de l’Orchestre symphonique d’Helsinki, Susanna Mälkki entretient une relation privilégiée avec le répertoire contemporain qu'elle s'attache à diffuser et faire connaître. De retour à Paris ce mois-ci, elle dirigera la création mondiale de Trompe-la-mort de Luca Francesconi au Palais Garnier. Elle sera également au pupitre de l'Orchestre de l'Opéra de Paris le 6 avril dans un passionnant programme qui fera dialoguer la création française de Outscape, Concerto pour violoncelle de Pascal Dusapin, avec l'Ouverture de concert de Karol Szymanowski et le gigantisme de Also sprach Zarathustra de Richard Strauss.
La carrière de Susanna Mälkki a débuté en 1995, avec un poste de premier violoncelle à l'orchestre de Göteborg. Trois ans plus tard, on la retrouve à l'académie Sibelius où elle apprend la direction d'orchestre auprès de chefs renommés comme Jorma Panula, Eri Klas ou Leif Segerstam. Directrice artistique de l’Orchestre Symphonique de Stavanger, elle fait ses débuts à la tête de l’Ensemble Intercontemporain en 2004 au Festival de Lucerne dans un programme Harrison Birtwistle. Sa nomination à la tête de l'ensemble créé par Pierre Boulez ouvre un chapitre important de sa carrière. De 2006 à 2013, elle enchaîne concerts et tournées à l'étranger, signant au passage plusieurs enregistrements monographiques (Oscar Strasnoy, Pierre Jodlowski, Michael Jarrell, Philippe Manoury…). Sa maîtrise d'un vaste répertoire lui donne la possibilité de diriger aussi bien des effectifs chambristes que de grandes phalanges symphoniques comme le Philharmonique de Berlin, le Royal Concertgebouw ou bien le Philharmonique de Radio-France et l'Orchestre de la Radio Finlandaise.
L'opéra contemporain occupe une place privilégiée dans sa carrière, depuis la création finlandaise de Powder her Face de Thomas Adès (1999) à Neither de Morton Feldman (d’après Samuel Becket, en 2004 avec le Danish National Symphony ou encore la création de Re Orso de Marco Stroppa à la Salle Favart en 2012. De sa compatriote Kaija Saariaho, elle dirigera la création de La Passion de Simone avec le Klangforum Wien en 2006, ainsi que la reprise de L'Amour de loin à l’Opéra national de Finlande et tout récemment, en décembre 2016 au Metropolitan Opera de New-York. L'Opéra de Paris lui ouvre ses portes en 2010 pour la création du ballet Siddharta de Bruno Mantovani, chorégraphié par Angelin Preljocaj. Elle y reviendra trois ans plus tard pour L'Affaire Makropoulos de Leoš Janáček dans la somptueuse mise en scène de Krzysztof Warlikowski.
Susanna Mälkki a réalisé en 2008 un enregistrement de la musique de Luca Francesconi dans lequel figurait des œuvres pour ensemble instrumental et oeuvres solistes, dont le fabuleux Etymo pour soprano, ensemble et électronique. Francesconi lui dédicacera Duende (The Dark notes), concerto pour violon qu'elle donnera en création mondiale à Stockholm, puis aux BBC Proms de 2015 avec Leila Josefowicz en soliste. Après Quartett en 2011 à la Scala de Milan, c'est la création de Trompe-la-Mort qui réunit l'Opéra Garnier ce mois-ci, Susanna Mälkki et Luca Francesconi. Une caractéristique littéraire commune réunit les deux ouvrages : le livret d'Heiner Müller (d'après Les Liaisons dangereuses de Laclos) pour Quartett et aujourd'hui Balzac et le personnage de Vautrin dans Trompe-la-Mort, sur un livret conçu et adapté par Luca Francesconi.
Vous retrouvez Paris ?
Je n'étais pas retournée à Paris depuis l'Affaire Makropoulos à Bastille en 2013. Depuis mon départ de l'Intercontemporain, la Philharmonie et l'Auditorium ont vu le jour ; j'ai des projets en cours avec l'Orchestre de Paris et le Philharmonique de Radio France.
Comment êtes-vous passée d'une carrière d'instrumentiste à celle de chef d'orchestre ?
J'ai navigué dans les orchestres depuis mon plus jeune âge et j'ai toujours observé le travail des chefs. Au départ, c'était vraiment par curiosité. Je ne voulais pas forcément débuter une carrière de chef mais je voulais apprendre la technique et comprendre comment fonctionnait la direction d'orchestre. D'ailleurs tous les musiciens devraient se poser la même question, n'est-ce pas ! Dans un second temps, j'ai appréhendé la direction pour une raison purement musicale : le violoncelle est un instrument mélodique mais ce qui m'intéressait le plus, c'étaient les interactions, faire de la musique de chambre et penser les choses d'une manière polyphonique. Le chef d'orchestre occupe de ce point de vue-là, une position idéale. Le répertoire qui m'intéressait le plus, c'était le répertoire symphonique. J'étais fascinée par l'orchestre en tant que giga instrument, mais sans forcément considérer une carrière de chef avant d'avoir étudié la direction.
Le public vous connaît pour vos sept années que vous avez passées à la tête de l'Ensemble Intercontemporain entre 2006 et 2013. On sait moins que vous dirigez à travers le monde dans des répertoires symphoniques de Mahler à Strauss... Comment vous-est venue cette spécificité pour le répertoire contemporain ?
J'ai toujours senti une énergie particulière dans les pièces contemporaines. Ce sujet touche à la question de l'éducation musicale et la façon dont on devrait davantage sensibiliser les enfants à la musique de notre temps. Quand on commence à jouer d'un instrument, on apprend le répertoire et la façon de l'interpréter. Avec le contemporain, on est directement confronté à la partition, la lecture est différente. Je ressentais déjà cet intérêt quand je jouais du violoncelle… C'est un autre niveau d'énergie. J'ai retrouvé le même sentiment avec des pièces du répertoire. Diriger du contemporain, ça permet de garder une fraîcheur d'approche vis-à-vis de la tradition de l'interprétation. Il faut partir de la partition, sans possibilité de s'appuyer sur des lectures antérieures… ce qui n'empêche pas de connaître la tradition. La démarche est la même que celle entreprise par Harnoncourt das les années 1960, il faut renouveler le point de vue, ce qui implique de ne pas s'en tenir à l'exécution mais contraint à trouver un nouveau contenu émotionnel et intellectuel.
Vous avez dirigé plusieurs production lyriques contemporaines parmi lesquelles Re orso de Marco Stroppa (2012), l'Amour de loin de Kaija Saariaho, Powder her face de Thomas Adès… et maintenant Trompe la Mort de Luca Francesconi. À part les Noces de Figaro de Mozart ou Rosenkavalier de Strauss, l'essentiel de vos choix se portent sur les œuvres de la seconde moitié du XXe siècle et très contemporaines. Comment expliquer ce choix ?
Il faut dire qu'on me propose de diriger principalement des œuvres de cette période-là. Or, j'ai très envie de diriger des chefs d'œuvre du XIXe, mais je n'ai pas toujours le choix des œuvres que je dirige. J'aimerais diriger Carmen et les opéras de Berlioz ou Puccini.
Comment s'est faite la rencontre avec Luca Francesconi ?
Je connaissais sa musique avant de le rencontrer. Nous avons fait connaissance lorsque je suis devenue directrice musicale de l'Ensemble contemporain. Il était directeur artistique de la Biennale de Venise et nous sommes venus jouer là-bas. Il y a eu cet enregistrement chez Kaïros et puis le concert des Proms avec Duende (The Dark notes), son concerto pour violon. C'est lui qui a voulu que je dirige Quartett à la Scala de Milan - son deuxième opéra après Ballata, écrit pour la radio et Buffa Opera, créé au Piccolo Teatro.
Quelles sont les spécificités de Trompe-la-Mort par rapport à Quartett ?
D'abord, il n'y a pas de dispositif électronique très complexe, comme celui qui avait été développé en collaboration avec l'IRCAM pour Quartett. Dans Trompe-la-Mort, on utilise juste des fichiers sonores, des bandes que l'on déclenche très simplement. Quartett était écrit pour un ensemble et un couple de chanteurs. Ici, on a un orchestre symphonique en fosse et une dizaine de chanteurs sur scène. Luca utilise différents styles musicaux pour décrire chaque personnage et ce qui se passe dans leur tête à tel ou tel moment de l'action. La dimension de l'orchestre lui permet de jouer sur des différences dynamiques à travers toue une série de contrastes. On passe ainsi de toute la puissance de l'orchestre à juste quelques instruments.
Peut-on dire que l'orchestre est le personnage principal de cet opéra ?
Je dirais qu'il en est plutôt le subconscient. Il est présent en permanence, il soutient les personnages et lui-même, il évolue. Par exemple, l'orchestre qui joue à la fin du IIe acte est complètement différent de celui qui jouait au tout début. L'intrumentarium est relativement classique, mis à part quelques instruments qu'on a pas l'habitude d'entendre à Garnier comme par exemple l'accordéon ou le saxophone. Il y a une variété de percussions importantes, un clavier électronique et un clavecin pour certains effets quasi-comiques.
Vous avez lu Balzac ?
Je connaissais ses œuvres avant ce projet bien entendu. Ce qui m'intéresse, c'est de voir la manière dont Luca contourne la narration au profit de moments clés. Comme Heiner Müller avec Laclos, il a déconstruit et recomposé le livret de l'opéra. Il a parfois conservé des bribes de dialogues tels qu'ils apparaissent dans le texte de Balzac. Ces extraits résonnent aujourd'hui d'une manière très actuelle, tout comme ces personnages romanesques qui sont en définitive très proches de nous.
Considérez-vous que les chefs ont un rôle dramaturgique ?
C'est une question difficile dans la mesure où l'essentiel du drame est donné par le compositeur. C'est lui qui choisit l'importance à donner à telle ou telle phrase ou tel ou tel personnage. Il peut même pousser jusqu'à caricaturer un personnage ou le faire disparaître. Ceci dit, je retrouve dans votre question ce qui m'attire dans la combinaison du théâtre avec la musique. Quand on tient la baguette, on peut créer le suspens en jouant avec les tempi et les chanteurs. Il faut avoir de la sensibilité pour déceler la présence d'un moment particulièrement touchant et lui donner de l'importance, même si ce n'est pas forcément écrit dans la partition. Parfois, il m'arrive d'indiquer au compositeur que je voudrais attendre plus longtemps ici ou là. C'est en quelque sorte ma contribution au drame…
Quel rapport entretenez-vous avec les metteurs en scène ?
J'aime à penser l'opéra comme du théâtre chanté et le fait de travailler avec des metteurs en scène comme Krzysztof Warlikowski ou Guy Cassiers donne un sens très fort aux opéras que je dirige. Pour Trompe-la-Mort, Guy Cassiers a conçu son travail en collaboration avec Luca Francesconi. Il a trouvé des solutions très efficaces pour rendre cette linéarité interrompue par des flash-backs. L'histoire est très complexe et il a dû prendre des décisions pour rendre compte visuellement des choix qu'avait faits Luca dans le texte. Guy Cassiers est avant tout un metteur en scène de théâtre, il travaille avec les chanteurs comme avec de véritables acteurs.
Dans la perspective de ces représentations de Trompe-la-Mort, il y a le 6 avril un concert à l'Opéra Bastille avec l'Orchestre de l'Opéra de Paris avec notamment, la création française de Outscape, le concerto pour violoncelle de Pascal Dusapin. C'est une œuvre que vous auriez aimé jouer ?
Diriger un concerto pour violoncelle, c'est toujours un peu spécial pour moi du fait que je connais parfaitement les spécificités de l'instrument… et la difficulté de pouvoir le faire émerger de la masse de l'orchestre. Je ne me suis même pas posé la question de l'interpréter moi-même, ma vie d'instrumentiste est désormais derrière moi. Je fais avec un soliste comme avec des voix dans un opéra : je cherche à créer les conditions parfaites pour qu'ils jouent/chantent en sécurité. Je suis parfois jalouse des chanteurs – ils ont le beau rôle et portent de magnifiques costumes - mais rarement jalouse du violoncelle solo (rires).