« Victoire ! La fabrique des héros ».
Musée de l’Armée – Invalides, exposition présentée du 11 octobre 2023 au 28 janvier 2024

Salle d’exposition temporaire Aile Orient 3e étage

Commissariat : Sylvie Leluc, conservatrice du patrimoine, cheffe du service des collections et du patrimoine ; Christophe Pommier, adjoint au chef du département artillerie ; Grégory Spourdos, adjoint à la cheffe du département des expositions et de la muséographie ; assistés de Jade Garcin

Scénographie : Atelier Deltaèdre

V formé avec deux doigts par Churchill ou avec les deux bras par de Gaulle, drapeaux et armes confisqués, coupes et autres récompenses… le concept de victoire est riche en incarnations matérielles et en représentations artistiques, que le musée de l’Armée propose de découvrir dans cette exposition aussi réjouissante pour l’œil que stimulante pour l’esprit.

Un peu en avance pour les quatre-vingt ans du 8 mai 1945, et trop tard pour commémorer un Armistice peu glorieux, le musée de l’Armée consacre une exposition à la Victoire. Toutes les victoires, dans tous les domaines, notamment le sport, comme y invitent la coupe du monde de Rugby et surtout les futurs Jeux olympiques de Paris en 2024. Loin d’être une notion abstraite ou même un événement historique circonscrit dans le temps, la victoire ou « succès remporté sur un adversaire » se traduit par toutes sortes de manifestations concrètes, bien visibles et donc exposables, et surtout très diversifiées dès lors qu’on souhaite en explorer tous les aspects. Rien de rébarbatif dans cette exposition où se côtoient œuvres d’art, trophées militaires et objets du quotidien.

Qui dit victoire dit vainqueur et vaincu, forcément. Le musée de l’Armée ayant décidé de s’intéresser aux différentes facettes du phénomène, il a été judicieusement décidé de distinguer clairement ce qui relève de la victoire inévitablement sanglante (militaire ou cynégétique) de la victoire qui ne fait verser que de la sueur et des larmes (sportive), au moyen d’une signalétique qui oppose murs blancs et murs orangés, cartels en lettrage orange sur fond blanc et cartel en lettres blanches sur fond orange. Il y a pourtant des points communs entre les deux, naturellement, et l’on peut songer par exemple à l’endroit où le vainqueur met les pieds. Dans les compétitions sportives, une estrade à degrés permet de hisser l’heureux gagnant au-dessus de ses concurrents, et on peut voir dans l’une des salles un authentique podium utilisé lors des Jeux olympiques d’hiver de Grenoble en 1968, qui porte encore les traces des patins portés par les patineuses qui y montèrent. Si le podium n'entra dans les usages olympiques qu’à partir de 1932, les pieds des vainqueurs militaires avaient coutume jadis de se poser ailleurs : sur le corps même des ennemis terrassés. Comme le rappelle le Dixit dominus ou psaume 109, le Seigneur invite le vainqueur à s’asseoir à sa droite et propose de faire des vaincus un tabouret pour ses pieds, « ponam inimicos tuos scabellum pedum tuorum ». En atteste une étonnante statuette égyptienne où l’on voit le dieu Horus chaussé de patins d’un genre curieux, en l’occurrence, le corps de ses ennemis. On peut aussi songer aux statues équestres de monarques dont le cheval piétine allègrement les vaincus.

Trophée de Paris-Saïgon, musée de l’Air et de l’espace, Le Bourget © Paris – Musée de l’Armée, Distr. RMN-Grand Palais / Anne-Sylvaine Marre-Noël

Autre usage qui trouve ici l’explication de ses origines, la remise d’une coupe au gagnant. Indépendamment de la joliesse et du matériau précieux du vase en question (splendide Bol d’Or réalisé en 1894 par le sculpteur Art Nouveau Raoul Larche, connu pour ses statuettes de la Loïe Fuller, destiné au vainqueur d’une course cycliste créée la même année par le journal Paris-Pédale, avant que le nom ne soit repris en 1922 par une course de motos), la forme la plus courante du trophée sportif a‑t‑elle une raison d’être ? Eh bien oui, comme nous l’apprend cette « amphore panathénaïque » de 323 avant notre ère. Lors de jeux organisés tous les quatre ans, la cité d’Athènes pouvait en offrir jusqu’à 140 au vainqueur, toutes remplies d’huile extraite des oliviers sacrés d’Athéna. Plus que l’amphore, c’était donc son contenu qui importait puisqu’il pouvait être revendu pour une somme colossale, équivalent du moderne « prix » offert au gagnant d’une course hippique, cycliste ou automobile. Même vidée de toute huile précieuse, l’amphore est donc restée le modèle de l’objet à remettre à un vainqueur, un symbole de victoire bien après avoir perdu sa valeur marchande.

Une victoire, c’est aussi un défilé, un triomphe tel qu’on en organisait jadis pour les empereurs romains – on pense à la fameuse série des Triomphes de César peinte par Mantegna, au Triomphe d’Alexandre par Le Brun, etc. – , de ces processions qu’on représentait dans le moindre détail sur les colonnes antiques, celle de Trajan à Rome ou celle de Théodose jadis à Constantinople (l’exposition propose une animation du relevé dessiné au XVIe siècle par Battista Franco). Des défilés, il y en avait aussi chez les Egyptiens et les Assyriens, et même chez les Khmers, comme l’attestent différents moulages présentés dans l’exposition. A l’époque moderne, les triomphes guerriers étaient pratiqués en Occident comme en Orient, et ils ont un équivalent plus pacifique dans les manifestations de liesse qui entourent les vainqueurs de la coupe du monde de football.

Raymond Poulidor, La gloire sans maillot jaune, collection particulière © Paris – Musée de l’Armée, Distr. RMN-Grand Palais / Rachet Prat

Mais l’on n’honore pas que les vainqueurs. Par un retournement de point de vue qui n’a rien d’une coïncidence, la France d’après 1870 se mit à célébrer les plus nobles parmi ses vaincus. Au Vae victis naguère lancé par Brennus succéda ainsi un Gloria victis, comme s’intitule la sculpture de Mercié réalisée en 1874, où une divinité ailée, comme l’était jadis la Victoire des Grecs, soutient dans ses bras un soldat vaincu par les Prussiens. Et la France d’ériger alors des statues à la mémoire de Vercingétorix, certes défait par César mais glorieux représentant de « nos ancêtres les Gaulois », célébrant le courage du chevalier Bayard qui, en 1503, défendit vaillamment le pont du Garigliano pour permettre à l’armée française de battre en retraite (l’épisode se soldat par la victoire des Espagnols). Jusqu’aux échecs sportifs qui peuvent être narrés comme le glorieux effort de héros que rien n’arrête – une vidéo fait entendre l’homélie prononcée par Roger Gicquel en 1976 lors de la « triomphale défaite » de l’équipe de Saint-Etienne vaincue par Munich.

Adam-François Van der Meulen, Prise de Besançon par les armes du Roi, 15 mai 1674, vers 1660, musée national des châteaux de Versailles et Trianon © RMN-Grand Palais (château de Versailles) / Daniel Arnaudet

La victoire prend un tour artistique lorsqu’elle s’accompagne de confiscations d’œuvres allègrement prélevées dans le pays vaincu (le Louvre fut sous Napoléon une incroyable collection d’art italien, flamand, germanique…) ou lorsque le vainqueur commande des pièces commémoratives, telles que l’admirable Vase de Sobieski, grande coupe en ivoire sculpté à monture en vermeil, qui commémore la victoire du roi de Pologne Jean III Sobieski sur les Turcs présents aux portes de Vienne en 1683. La victoire offre aussi bien d’autres visages, publicitaires ou ludiques, comme ce Monopoly où les rues sont remplacées par des effigies de footballeurs victorieux, ou cette délicieuse affiche de 1908 vantant la supériorité sur Napoléon du coureur cycliste Lucien Petit-Breton : là où l’Empereur n’avait obtenu qu’une poignée de victoires en l’espace de dix ans, Petit-Breton en avait remporté quatorze en une seule saison, pour la plus grande gloire de l’entreprise Peugeot Frères.

Catalogue par Sylvie Leluc, Christophe Pommier et Grégory Spourdos. Musée de l’Armée / In Fine Editions, 340 pages, 275 illustrations, 195 x 250 mm, 35 euros

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Paris – Musée de l’Armée, Distr. RMN-Grand Palais / Anne-Sylvaine Marre-Noël / Rachet Prat 
© RMN-Grand Palais (château de Versailles) / Daniel Arnaudet
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