En apprenant que, cet automne, le Musée du Luxembourg devait se muer en cabinet de curiosités, le temps d’une exposition proposant des œuvres en provenance de Dresde, on pouvait ressentir quelques craintes. Fallait-il s’attendre à une expérience comparable à la visite de la célèbre Voûte Verte du château des princes électeurs de Saxe, un déploiement de « splendeurs » où s’entasseraient sur mille présentoirs les œufs d’autruche ciselés et autres pièces d’un goût souvent discutable, dont la multiplication des matériaux précieux tente de faire oublier une valeur esthétique parfois proche des Tours Eiffel en allumettes ? Fallait-il s’attendre à voir exposer certaines de ces créations souvent plus artisanales qu’artistiques, dont le prix tient davantage aux heures de travail nécessitées qu’à la beauté du résultat, qui ne peut d’ailleurs être vu qu’à l’aide d’une loupe au fort grossissement, tels ces noyaux de cerise sculptés que l’on peut admirer à Dresde ?
Cet écueil-là a du moins été évité : pas d’indigestion à redouter à la sortie de l’exposition « Miroir du monde », le nombre d’œuvres retenues ne devrait pas excéder les capacités du visiteur ordinaire. La scénographie est aérée et ne prétend pas reconstituer un intérieur princier, les vitrines ressemblant finalement assez à celles que l’on peut voir à Dresde, non dans la fameuse Grünes Gewölbe, mais dans le sobre espace muséal installé au-dessus de celle-ci. Nous sont aussi épargnés les portiques de sécurité dignes d’un aéroport étasunien : à Paris, tout est protégé par des vitres épaisses, sans risque pour les objets venus d’Allemagne. A la logique d’accumulation et d’ostentation qui semble avoir prévalu dans l’esprit des princes électeurs de jadis se substitue ici une réflexion sur la nature même de ces collections, en tâchant d’en rapprocher la démarche de certaines préoccupations modernes. Tout comme certains musées rebaptisent à tout va les toiles anciennes dont le titre inclut des termes désormais malsonnants, il s’agit ici de montrer que le Cabinet d’art de Dresde contient presque exclusivement des objets que des Occidentaux se sont procurés grâce à des relations internationales fondées sur la piraterie et l’esclavagisme, et que beaucoup de ces objets traduisent et exhibent les stéréotypes ethniques et préjugés raciaux alors en vigueur. (Au passage, il pourrait sans doute être opportun de s’interroger aussi sur le fait que, dans leur quasi-totalité, les gardiens du Musée du Luxembourg, font eux-mêmes partie de ceux qu’on doit aujourd’hui appeler les « racisés »…). Dès lors, les cartels jouent à fond la carte de la repentance, et n’ont pas de mots assez durs pour stigmatiser ces Européens convaincus de détenir la seule Civilisation, la flagellation étant ici favorisée par l’inclusion d’un certain nombre d’œuvres d’art contemporain dénonçant aussi la croyance abusive en une supériorité occidentale sur le reste de la planète.

Si l’on préfère serrer sa haire avec sa discipline, il est néanmoins possible de visiter l’exposition en faisant abstraction de ce discours moralisateur, et en tâchant d’apprécier les pièces présentées comme on le ferait n’importe où ailleurs. De manière plus fructueuse peut-être, « Miroir du monde » nous rappelle que, dans tous les pays, la création artistique s’est souvent nourrie d’emprunts à d’autres nations : en matière de céramique, par exemple, la Chine a imité les Ottomans, et que si l’Europe a imité l’Extrême-Orient, celui-ci le lui rendait bien (voir la « Cruche d’inspiration néeerlandaise » produite au Japon au XVIIIe siècle). Sans oublier toute la production d’objets explicitement destinés au marché occidental : au XVIe siècle, l’Afrique fabriquait déjà des « cuillers décoratives » pour les Européens, tout comme on fabrique encore aujourd’hui des « objets à touristes » que seuls les visiteurs occidentaux peuvent avoir envie d’acheter et de rapporter chez eux. Alors ne faut-il voir qu’une très répréhensible « appropriation culturelle » quand les cours d’Allemagne se mettent à produire des « sphères chinoises » en ivoire ou des aigrettes de chapeau inspirées des turbans orientaux ? Faut-il s’indigner que des lames asiatiques aient été dotées de montures typiquement occidentales, ou de fourreaux pastichant au contraire les arts décoratifs chinois ?

Par ailleurs, il ne faut pas se voiler la face, et il existe des objets clairement racistes, comme ces « Bustes d’un Asiatique et d’une Asiatique », certes conçus en 1732, mais ici montrés dans leur version de 1922, la fabrication s’en étant prolongée sur plusieurs siècles : heureusement, notre modernité a mis bon ordre à tout cela, puisque les « vêtements tombants » et les « lobes d’oreille flasques », naguère utilisés comme marqueurs de différence et d’infériorité culturelle, se voient aujourd’hui partout et ne sont plus l’apanage des Chinois de pacotille. La « Statuette au plateau d’émeraude » mérite aussi qu’on s’y arrête, la finesse de son travail de sculpture (dû au grand Balthasar Permoser en personne) et la somptuosité des éléments de joaillerie ne pouvant entièrement faire oublier le côté « Y’a bon Banania » du résultat final.

Pourtant, il y a aussi tous ces objets étranges, dénués de toute beauté, mais dont l’extrême rareté et une imagination fertile pouvaient faire la valeur : le bézoard, concrétion de débris divers qui se forme dans le corps de certains animaux, d’où son surnom de « perle d’estomac » ; la dent de narval ou corne de licorne ; la noix des Seychelles, que l’on croyait jadis provenir d’arbres sous-marins. Il y a aussi ces pièces qui témoignent surtout d’un goût de la bizarrerie, ces incroyables coupes à base de coquilles de nautile ou de turbo montées sur pieds en argent doré, tous ces « récipients pour boire » dont on se demande comment l’on pourrait jamais s’en servir pour absorber la moindre goutte de liquide, ou ces objets qui ont fait l’objet d’attributions totalement fantaisistes, comme ces lances d’apparat d’abord crues japonaises mais en réalité africaines. Autant d’œuvres dont on voudrait croire qu’il est permis de les admirer sans souci du politiquement correct…
Catalogue : Relié, 20 x 29 cm, 40 euros. 208 pages, 160 illustrations.
Editions Rmn – Grand Palais.