Alfred Schnittke (1934–1998)
Concerto pour alto et orchestre
Création  à Amsterdam le 9 janvier 1986 par le Royal Concertgebouw Orchestra
Largo
Allegro molto
Largo
-
Anton Bruckner (1824–1896)
Symphonie n°4 en mi bémol majeur WAB 104 Romantique
(Changement de programme suite au remplacement de Kirill Petrenko)
Création le 20 février 1881 par les Wiener Philharmoniker dirigés par Hans Richter
2ème version (1878/1880)
- Bewegt, nicht zu schnell
– Andante quasi allegretto
– Scherzo Bewegt – Trio. nicht zu schnell. Keineswegs schleppend
– Finale. Bewegt, doch nicht zu schnell
Tabea Zimmermann, alto
Daniel Harding, direction
Berliner Philharmoniker
Lucerne, KKL, jeudi 1er septembre 2022, 19h30

Deuxième concert des Berliner Philharmoniker, auquel Kirill Petrenko a dû renoncer à cause de sa blessure au pied, comme l’annonce le communiqué du 24 août dernier. C’est Daniel Harding qui dirige ce concert au prix d’un changement de programme puisque la Symphonie n°10 de Chostakovitch est remplacée par la Symphonie n°4 « romantique » de Bruckner, la première partie (Concerto pour alto de Schnittke) restant inchangée.
Évidemment le profil de la soirée qui s’annonçait aussi sombre sinon plus que la veille s’en trouve singulièrement modifié. Certes Schnittke est maintenu (on pouvait difficilement demander à Tabea Zimmermann de modifier un programme aussi difficile au dernier moment) et Daniel Harding préférait sans doute la
Quatrième de Bruckner, plus familière aussi à l’orchestre pour un remplacement de dernière heure qu’une plus rare Dixième de Chostakovitch, même si Kirill Petrenko l’avait déjà dirigée en octobre 2021 en concert à Berlin – demandant une préparation plus ciblée.
Alors le parcours de l’auditeur est parti d’un concerto particulièrement sombre à une symphonie où enfin, on entrevoyait une vraie lumière. L’inverse de ce qui était prévu.

 

Les Berliner Philharmoniker exécutent la Qautrième de Bruckner

Le programme initialement prévu était singulièrement sombre : d'abord le concerto pour alto de Schnittke, une œuvre tendue, alors qu’il vit en URSS, écartelé entre sa liberté de compositeur, et le poids du système soviétique. Rappelons pour mémoire (ce n’est qu’un exemple) que Schnittke devait réviser la partition de la Dame de Pique qui allait être présentée à l’Opéra de Paris en 1978 avec Rozhdetsvenski et dans la mise en scène de Iouri Lioubimov, et qu’il en fut empêché, accusé de trahir le patrimoine national.
La Dixième de Chostakovitch, créée en décembre 1953,  évoque l’ombre portée du totalitarisme stalinien, à 9 mois de la mort de Staline (mars 1953). La question du totalitarisme, et la tension qu’il fait naître était au centre du programme, qui faisait ainsi pendant à une Septième de Mahler qui, on l’a vu la veille, n’était pas particulièrement optimiste non plus. ((Notons que du 15 au 17 septembre 2022, Kirill Petrenko à la tête de ses Berliner dans le cadre du festival de Berlin propose Il Prigioniero de Dallapiccola dans la même veine.))
Ainsi, le changement de programme jette une autre lumière, créant un effet de contraste entre l’œuvre de Schnittke, et une symphonie de Bruckner lue de manière bien plus lumineuse dans l’interprétation de Daniel Harding, comme si ces deux jours de concert, ces deux programmes se terminaient par une note plus ouverte. Ça n’est pas une si mauvaise idée, même si on regrette l’absence de Kirill Petrenko.
Et la présence de Daniel Harding n’a pas du tout été une déception et il s'est montré tout autre qu'un "remplaçant", le chef britannique (libéré par Air France auquel le programme de salle adresse des remerciements, puisque Harding actuellement pilote alternativement les orchestres et les A320) qui fut à la fois adoubé par Rattle et Abbado, procède d’un tout autre univers que Petrenko (alors qu’ils sont à trois ans près de la même génération).

Tabea Zimmermann, Daniel Harding et les Berliner Philharmoniker

Le concerto pour alto de Alfred Schnittke a été créé en janvier 1986, mais il a été terminé en juillet 1985 et sa couleur sombre et mélancolique peut apparaître prémonitoire dans la mesure où dix jours après la fin de sa composition le compositeur va être frappé par sa première hémorragie cérébrale, ce qui lui fera dire : « Comme une prémonition de ce qui allait se passer, une musique s'est créée, avec une course effrénée à travers la vie (dans le deuxième mouvement) et une lente et triste surenchère de vie au seuil de la mort (dans le troisième mouvement). »
Il faut ajouter à ces circonstances personnelles qu’un concerto pour instrument soliste, dans le contexte soviétique (et c’est vrai aussi pour Chostakovitch) est aussi une revendication de l’existence de l’individu, dans sa solitude et sa mélancolie. Ce concerto est une méditation, longue, où l’accompagnement orchestral reste parcimonieux (au moins dans le premier et le dernier mouvement) pour laisser la parole à l’instrument soliste, qui s’exprime en montrant une insondable tristesse, avec un très long troisième mouvement (largo), le plus long des trois (le premier est assez court, le second un peu moins, et le troisième est un lamento aux dissonances violentes qui soulignent la souffrance, au rythme lent, comme au seuil de la mort (rejoignant un peu le Tchaïkovski de la Pathétique)
Schnittke a revendiqué ce qu’il appelle le polystylisme, c’est à dire la recherche d’un nouvel espace musical où aborder à la fois l’avant-garde et le traditionalisme, l’atonalité et la tonalité, la profondeur et la banalité, mais aussi le jazz ou le rock. Et on le remarque notamment dans le deuxième mouvement, où l’on entend aussi bien Stravinski, que des rythmes de valse ou de marche. L’orchestre, sans violons, garde des tons graves (altos, violoncelles, contrebasses) et pour le reste est composé de bois, cuivres, celesta, clavecin, piano et harpe. Il a été créé pour l’altiste Youri Bashmet, qui lui en avait fait la demande des années auparavant, et d’ailleurs, le motif principal est fondé sur les notes (notation allemande) qui forment le nom de Bashmet.

Tabea Zimmermann (Alto)

Il faut souligner la performance de la soliste Tabea Zimmermann, tout à fait exceptionnelle, qui semble sans cesse être aux limites du possible de son instrument. D’abord, ce qui frappe dans cette salle à l’acoustique si avantageuse, c’est la richesse du son, sa clarté, son côté charnu qui frappe immédiatement par sa forte présence qui laisse l’orchestre en arrière, et qui affirme l’instrument avec de singulières vibrations. L’enjeu est simple : c’est la lutte pour la vie dans l’Union Soviétique d’alors, se transformant en lutte prémonitoire du compositeur.
La gravité est ce qui marque le premier mouvement, singulièrement marqué par une intervention forte de tout l’orchestre qui sonne de manière tragique avec des moments exceptionnels (intervention du basson de Schweigert en  écho de l’alto en une sublime cadence).
L’orchestre intervient de manière plus décisive dans le second mouvement (allegro molto) qui est construit comme un vertige presque expressionniste entre marche, valse, dans une hétérogénéité marquée, où les berlinois montrent comme ils sont irremplaçables quand il s’agit de couleurs, de diversité, d’accents, de précision. Il y a là comme des échos d’agitations sinistres du monde, dont la situation d’aujourd’hui nous donne le choix, entre dictatures et guerres. Et au milieu de cette agitation, surviennent des accents d’un rare lyrisme très « classique » de l’alto soliste, à la fois délicat et empreint de mélancolie, accompagné par l’orchestre (les bois, le piano), qui peu à peu se délite dans un mouvement orchestral violent et dramatique, et le lyrisme du soliste laisse place à une agitation désordonnée et dramatique. Fulgurant orchestre, d’une incroyable clarté !

Tabea Zimmermann (alto), Daniel Harding (Direction) et les Berliner Philharmoniker

Le troisième mouvement est sans doute le moment le plus extraordinaire pour la soliste qui y déploie une incroyable palette, à la limite du jouable, avec des silences calculés une « mise en son » particulièrement théâtrale et en même temps remplie d’une émotion directe, laissant aller les notes sans pathos, sans rien souligner, avec une sorte de pudeur, mais en même temps une netteté et une affirmation qui saisit l’auditeur, alternant – avec quelques notes orchestrales (célesta !) – des moments mélancoliques et d’autres sarcastiques, violence et tristesse. Ce qui frappe c’est au milieu de ce long monologue, la délicatesse de l’orchestre qui accompagne, illumine, accentue, sans jamais prendre le pas sur la soliste, et qui rend ce dernier mouvement bouleversant, notamment à la fin quand le son du soliste peu à peu meurt (on pense à la Neuvième de Mahler quand on entend ces traits d’alto comme des survivances): la fin entre un clavecin métallique et glacial et un alto chaleureux et résigné dont le son meurt dans un silence final (Mahler !) est proprement inoubliable.

 

On reconnaît entre autre Emmanuel Pahud (Flûte), Albrecht Mayer (Hautbois) Stefan Schweigert (Basson), Stafn Dohr (Cor)…

Avec Bruckner, on retrouve le monde de la symphonie qui la veille nous a tous laissés à terre. Et c’est une ambiance autre, moins tendue, qui va éclairer le reste de la soirée. L’orchestre est légèrement modifié par rapport à la veille, c’est Albrecht Mayer qui est au hautbois solo, Stefan Schweigert au basson (la veille c’était Daniele Damiano, l‘autre soliste) et toujours Pahud à la flûte et Stefan Dohr au cor, qui va nous gratifier d’une ahurissante prestation) .
Si la symphonie évoque nature, chasse et forêts nous n’entrerons pas dans la forêt des éditions, sinon pour signaler que celle qui a été choisie date de 2019 de Benjamin M. Korstvedt, à partir de la partition de 1881, dite édition Karlsruhe, dont les changements significatifs affectent essentiellement l’andante et le finale.
Deux points caractérisent l’approche de Harding :

  • D’une part, il laisse jouer et respirer l’orchestre, qui apparaît bien moins tendu que la veille (où l’exécution inouïe de la Septième résultait aussi d’une tension palpable des exécutants), cette impression « libératoire » évidemment influence la silhouette interprétative.
  • Il y a en effet dans cette Quatrième une respiration inhabituelle si on fait référence à d’autres grandes interprétations brucknériennes du passé (Celibidache) ou récentes (Blomstedt, Thielemann), ce Bruckner est plus lumineux, et beaucoup plus aérien, peut-être une cathédrale, mais aux larges vitraux laissant passer un jour particulièrement coloré et vif.

Héritier de Rattle, Harding est un très bon technicien, héritier d’Abbado, il laisse d’une certaine manière la musique monter, ce qui donne une couleur nouvelle à une symphonie qui est la plus connue du maître de Saint Florian et cette impression de liberté (ce n’est peut-être qu’une impression…) a donné après la tension du concerto de Schnittke une respiration presque « naturelle ».

Le premier mouvement est un sommet de perfection technique, dominé évidemment par le cor de Stefan Dohr. Le tempo est soutenu sans être rapide, mais il garde une certaine vivacité et on est frappé par la fluidité, et l’éblouissante palette de couleurs des interventions solistes (Pahud…), sans être jamais massif, sans être jamais complaisant envers une certaine monumentalité, sachant aussi exalter des moments plus intimes, allégés, au volumes parfaitement dosés. C’est la seule de ses symphonies avec un « titre » et donc un programme : au-delà de la nature, circulent des références littéraires que Bruckner avait en tête (Tieck, Hoffmann), et tout cela circule dans la symphonie, mais sans jamais que Harding n’insiste. Il y a dans ce Bruckner un côté « accessible » qui frappe et qui ne laisse pas de séduire, avec des magnifiques decrescendos des cordes (contrebasses) où l’on entend Wagner. La coda, avec l’ensemble des cors, forme un choral absolument sublime.
L’andante (mouvement lent) n’a évidemment par la longueur étirée d’un Celibidache dans cette conception plus vivace d’un Bruckner plutôt rajeuni. Il y a dans cet andante quelque chose de très séduisant parce qu’il n’y a rien « d’appuyé », Harding est ici à l’écoute de ses musiciens, laissant le mystère envahir presque naturellement (sublimes cordes). Cette approche intimiste n’a aucune fadeur, et laisse percer quelques moments de tension légère (contrebasses) tout en gardant cette volonté lumineuse qui domine toute la symphonie ce soir et donne à cet andante une couleur de plénitude, une couleur schubertienne qui est l’une des marques de cette interprétation. Il y a certes de la mélancolie, mais elle reste modulée, atténuée.
Les Berliner sont à leur sommet, ils savant parfaitement doser les volumes et donner à l’ensemble une aura mystérieuse irrésistible. Absolument sublime, notamment dans le crescendo final parfaitement dosé, d’une incroyable clarté (ah, ces cordes et ces cuivres) et les dernières notes avec la timbale (Vincent Vogel) en sourdine dialoguant avec le cor, sont des moments irremplaçables.

Le scherzo (le moment le plus connu avec les premières mesures de la symphonie) donne l’occasion aux cors et aux cuivres de se répondre dans une sorte de scène de chasse particulièrement dynamique : la musique va, sans appuyer, au rythme des accents, c’est un moment d’incroyable virtuosité qui montre que l’orchestre est difficilement égalable dans ce genre d’exercice. La fluidité là encore frappe, sans jamais que la musique ne soit écrasante, comme un murmure multiple qui s’achève en explosion de l’ensemble de l’orchestre, un système d’images de chasse aux couleurs variées, vaguement fantastiques, peut-être évocatrices d’images littéraires fugaces, mais Bruckner reste étranger à des « citations » claires de mythologie germanique (au contraire d’un Wagner, voire d’un Liszt), il y aussi le Ländler, inévitable dans les évocations de la nature, danse bucolique qui peut rappeler encore une fois Schubert. Final triomphal aux trompettes ( fabuleuses!).

Le finale, toujours plus difficile (Bruckner s’y est repris plusieurs fois) a été un modèle de contrôle, où Harding a repris la main, soignant particulièrement le crescendo final. On retrouve, processus cyclique, les thèmes précédents du premier mouvement. Encore plus frappante que dans les mouvements précédents, la dynamique avec laquelle Harding exécute cette musique n’empêche ni clarté ni luminosité, mais il donne à ce mouvement final (effet de la nouvelle édition?) quelque chose de moins monumental que chez d’autres chefs. Le mouvement débute avec des sons mystérieux, en sourdine suivis par un crescendo particulièrement maîtrisé de tout l’orchestre, en explosion claire, lumineuse. Comme un concentré des ambiances (avec un moment plus lyrique, un peu plus dansant, mais qui garde quelque mystère). Harding joue avec les niveaux de volumes, une fois de plus sans jamais appuyer, alternant moments de suspension ineffable et de tension. Notons aussi l’accompagnement splendide à la timbale… Les phrases se succèdent, marquées, d’une flamboyante clarté, sans jamais de volumes écrasants, et cette alternance de moments réellement plus intimes et d’autres plus larges et plus aérés vont accompagner tout le mouvement sans jamais un moment de lassitude, tant chaque phrase a un ton légèrement différent. La préparation de la coda à la trompette et tuba reprend le thème initial et ensuite s'installe une atmosphère de tension mystérieuse, en crescendo incroyablement calculé, avec une précision étonnante (la contrôle des volumes des cordes !) en un ensemble qui ne finit pas en écrasement ni en exaltation mais en élévation, simplement oserais-je dire.

Daniel Harding à la tête des Berliner PHilharmoniker dans la Quatrième de Bruckner

C’est un Bruckner lumineux, aérien, presque schubertien et quelquefois (oserais-je le dire) abbadien que Daniel Harding a proposé ce soir à la tête d’un orchestre très engagé, et très concentré. De la tension prémonitoire de Schnittke à la révélation lumineuse Brucknérienne, c’est une soirée exceptionnelle que nous ont offert les Berlinois, et Daniel Harding qui dirige assez souvent Bruckner, a une présence au pupitre à la fois nette (son travail sur les transitions ou les crescendos), mais en même temps il n’a d’autre ambition de faire de la musique « zusammenmusizieren », faire de la musique ensemble et ce soir, ce fut une éclatante réussite.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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