Fait assez rare pour qu’on le souligne, cette exposition inclut un faux, explicitement présenté comme tel. Un faux Modigliani, un portrait de femme habilement imité, avec toutes les caractéristiques attendues. Ce faux est là comme révélateur de la gloire que connut l’artiste, surtout à titre posthume. A‑t‑il un jour existé de fausses sculpture de Zadkine ? Probablement pas. Dans la même veine, peut-on imaginer qu’on aurait pu publier, au cours de l’une des décennies écoulées depuis sa mort en 1967, un livre intitulé La vie passionnée d’Ossip Zadkine ? Non, sans doute, car Zadkine, tout grand sculpteur qu’il soit, ne fait pas partie de ces figures plus grandes que nature que la légende a su transfigurer dans la conscience collective. En revanche, quand André Salmon voulut dans les années 1960 écrire une seconde biographie de Modigliani (il en avait déjà produit une en 1926), pour laquelle il sollicita notamment les souvenirs de Zadkine, qui avait connu jadis le peintre italien, il choisit précisément de l’appeler La vie passionnée d’Amedeo Modigliani, avec ce sous-titre assez racoleur (mais peut-être voulu par l’éditeur, en 1979) : « Peintre génial… Peintre maudit… ». Modigliani est de l’étoffe dont on fait les rêves, et Zadkine dut très tôt s’y résigner, quand l’artiste sans le sou qu’il avait rencontré en 1913 commença à susciter un véritable engouement auprès des collectionneurs. Décédé en 1920 à l’âge à peine plus que christique de 35 ans, le bel Amedeo reste à jamais ce jeune homme au regard franc, immortalisé par une photographie où il pose vêtu d’un pull par-dessus une chemise au col grand ouvert (des années plus tard, Chana Orloff devait le statufier dans cette même tenue). Zadkine, lui, n’a pas de visage « officiel » dans les mémoires, même si Modigliani dessina son portrait, sans doute l’année où ils firent connaissance. Leur amitié ne dura guère, puisque Zadkine s’engagea dès 1915 dans la Légion étrangère, et combattit pendant deux ans avant d’être réformé, tandis que l’Italien poursuivait sa carrière, non sans avoir dû renoncer à la sculpture, ses premières amours, pour raison de santé (tuberculeux, il n’aurait pas supporté longtemps l’effort physique qu’exigeait la taille directe, dans un atelier glacé de la Cité Falguière). Zadkine sentit que la distance se creusait entre celui qui n’était désormais plus son confrère sculpteur, et qui s’envolait vers d’autres sphères, porté par le succès.
Ephémère, cette amitié n’en fut pas moins réelle, et le Musée Zadkine s’emploie à la remettre en lumière, en rapprochant des créations des deux artistes : sculptures, bien sûr, même si la production de Modigliani dans ce domaine atteint à peine la trentaine de pièces ; dessins, même si Zadkine fut bien moins prolifique que l’Italien ; et peintures, du moins pour Modigiani, puisque Zadkine ne peignit pas. Des œuvres de leurs amis et contemporains complètent cette présentation : Brancusi, rencontré par Modigliani dès 1909, Chana Orloff, qui aurait présenté Jeanne Hébuterne au peintre, et quelques autres.
Avec ses œuvres taillées dans la pierre ou le bois, Zadkine est naturellement avantagé, Modigliani sculpteur n’étant représenté une Tête de femme remontant aux premières années, du temps où il devait se contenter de blocs récupérés ici ou là. Mais en s’appuyant sur ses collections et grâce à la générosité de prêts institutionnels et privés, le musée Zadkine propose toute une série de rapprochements éclairants, qui montrent que les deux amis traitèrent souvent les mêmes thèmes ou adoptèrent certaines caractéristiques communes sans que l’on puisse savoir avec certitude lequel des deux inspira l’autre. En voyant se côtoyer les dessins de Modigliani et les sculptures ou les dessins de Zadkine, il devient possible d’imaginer l’effervescence intellectuelle qui rapprochait ces deux jeunes gens (l’un né en 1884 à Livourne et arrivé à Paris en 1906, l’autre né en 1888 à Vitebsk et arrivé en 1910). Ces têtes penchées, quand en eut l’idée le premier ? Zadkine, sous l’influence des vierges à l’enfant des icônes ? Ces nez en flèche et ces yeux en amande sans pupille, Modigliani les a conçus en premier, mais Zadkine s’est empressé de les imiter jusque dans le milieu des années 1920. Les rapprochements sont aussi thématiques, comme avec la Sainte Famille sculptée par le Russe et la Vierge à l’enfant (Rosa mystica) dessinée par l’Italien : s’ils sont parfois ténus – la petite fille en robe bleue présente sur une gouache de Zadkine peut rappeler tel portrait peint par Modigliani – ou accidentels – Modigliani débutant esquisse un violoncelliste, le Zadkine maître de son art dessine ou sculpte des Musiciens cubisants – ils peuvent aussi se révéler plus féconds, comme la série de nus confrontés dans la deuxième salle de l’exposition, où la singularité de chaque artiste ressort tout en laissant discerner les points communs. Rarement exposées à cause de leur fragilité, ces œuvres sur papier seront sans doute une découverte pour plus d’un visiteur.
Le parcours s’achève dans l’atelier de Zadkine, de l’autre côté du jardin, avec un impressionnant rassemblement de chefs‑d’œuvre. Si aucune des caryatides sculptées par Modigliani n’a hélas pu faire le voyage depuis New York ou Canberra, l’exposition présente une superbe série de dessins préparatoires pour ces figures que l’artiste destinait à un « temple en l’honneur de l’humanité », pour lequel il présenta quatre têtes sculptées dès le Salon d’automne de 1912. Ces dessins comptent parmi les plus belles réalisations de Modigliani, et la Caryatide de 1913–14 appartenant du musée d’art moderne de la ville de Paris ne pouvait qu’être choisie pour l’affiche destinée à attirer les visiteurs. Le catalogue la rapproche à juste titre des formes abstraites peintes par Kupka à la même époque. Même s’ils n’ont pas recours à la couleur, les autres dessins de caryatides n’en sont pas moins séduisants par la sûreté du trait et leur stylisation préfigurant l’Art Déco, de même que les profils de femme qui, une bonne dizaine d’années plus tard, inspireraient Georges Lepape et les autres illustrateurs des couvertures du magazine Vogue. En dialogue, les plus belles sculptures de Zadkine sont réunies : le Torse agenouillé, calcaire de 1927, la monumentale Rebecca, plâtre peint datant de la même année, ou Les Vendanges, bois sculpté en 1918, comme la Porteuse d’eau de 1923. Avec cette conclusion magistrale, cette « amitié interrompue » entre les deux créateurs semble durablement renouée.
Catalogue sous la direction de Cécilie Champy-Vinas et Thierry Dufrêne ; contributions de Marianne Le Morvan, Diederit Backhuys, Véronique Gautherine, Ivan Messac, Flavio Fergonzi, Maureen Murphy, Giuseppe Penone. 16 x 24 cm, relié, 160 pages, 130 illustrations. Editions Paris Musées, 30 euros