« Tarsila do Amaral, peindre le Brésil moderne ».
Musée du Luxembourg, du 9 octobre 2024 au 2 février 2025 (l’exposition sera ensuite présentée au Musée Guggenheim de Bilbao, de février à juin 2025)

Commissariat : Cécile Braschi, docteure en histoire de l’art et commissaire d’exposition indépendante

Scénographie : Véronique Dollfus

Exposition visitée le lundi 7 octobre 2024 après-midi (Vernissage presse)

Loin de la mélancolie qui donne son titre aux pièces composées à l’aube des années 1920 par Darius Milhaud, le Brésil que peignait à la même époque Tarsila do Amaral ne fut d’abord que gaieté, pour se faire ensuite mystère, avant de sacrifier à l’exaltation communiste de l’ouvrier. Le Musée du Luxembourg révèle au public français une artiste à la forte personnalité.

On se rappelait avoir vu, au détour de la copieuse exposition consacrée par le Petit Palais au « Paris de la modernité », une curieuse toile appartenant aux collections nationales et en dépôt au musée de Grenoble, intitulé A Cuca. Avec ses animaux étranges mais un peu naïfs et son joyeux décor de forêt vierge à peine moins touffu que ceux du Douanier Rousseau, cette peinture de 1924, dans son cadre très particulier, donnait certes un aperçu de l’art de Tarsila do Amaral (1886–1973), mais on ne mesurait pas à quel point cette artiste est considérée comme emblématique dans son Brésil natal et au-delà, en Amérique du sud. A tel point que son œuvre la plus illustre, Abaporu, n’a pas pu être prêtée pour l’exposition parisienne, car il s’agit de la « Joconde » du Musée de l’art latino-américain de Buenos-Aires, dont cette institution ne peut imaginer se séparer.

Pour autant, avec près de cent cinquante œuvres présentées, la rétrospective proposée par le Musée du Luxembourg n’en parvient pas moins à offrir une vision aussi complète que possible d’une artiste protéiforme, aux visages multiples, qui tenta avec plus ou moins de bonheur de se réinventer au fil de sa longue carrière. Le parcours de l’exposition, globalement chronologique, souligne la succession de ces différentes périodes. 

ILL. 1 A Negra [La négresse], 1923, huile sur toile, 100 x 81,3 cm, Museu de Arte Contemporãnea da Universidade de São Paulo, donation du Museu de Arte Moderna de São Paulo © Photo Romulo Fialdini © Tarsila do Amaral Licenciamento e Empreendimentos S.A.

Après avoir étudié le nu à l’Académie Julian en 1920, Tarsila (comme Van Gogh, elle signe ses œuvres de son seul prénom) s’engage bientôt dans l’avant-garde de son pays et fonde en 1922 un autre « Groupe des Cinq » avec notamment les poètes Oswald et Mario de Andrade – sans aucun lien de parenté ! – et la peintre Anita Malfatti. Si celle-ci fait découvrir l’expressionnisme aux cercles modernistes de São Paulo, Tarsila do Amaral décide d’aller plus loin : en octobre 1923, à nouveau installée à Paris, elle devient l’élève de Fernand Léger, puis d’Albert Gleizes. C’est donc un certain cubisme français qu’elle adopte, au point de copier littéralement les méthodes de composition de Gleizes (plusieurs dessins en témoignent). Face à Léger, l’appropriation est moins flagrante, et le résultat rappelle aussi La Fresnaye ou André Lhote. Tarsila élabore sa propre synthèse des styles de ces peintres, appliquée à la représentation du Brésil. Les années 1923–1925 marquent une première explosion créatrice, avec toute une série de paysages où se juxtapose la modernité technique des trains, des usines ou d’une fausse Tour Eiffel (construite en bois dans un quartier populaire de Rio) et une luxuriante végétation sud-américaine, le tout dans un style moins cubiste que naïf, avec des emprunts délibérés à l’art populaire, avec ses fleurs stylisées et ses couleurs vives. Le chef‑d’œuvre de cette première période est sans aucun doute A Negra – on remarque d’ailleurs que le cartel, pour une fois, ne s’embarrasse pas de circonvolutions et, appelant un chat un chat, traduit ce titre par La négresse. Avec cette toile, Tarsila do Amaral prouve qu’elle a trouvé son style, car elle n’imite plus personne. Icône de déesse mère bien davantage que portrait, cette peinture n’a pas manqué d’être attaquée, puisque peinte par une riche bourgeoise d’ascendance européenne.

ILL. 2 Urutu, 1928, huile sur toile, 60,5 x 72,5 cm, Museu de Arte Moderna, collection Gilberto Chateaubriand, Rio de Janeiro © Gilberto Chateaubraind MAM Rio de Janeiro / Photo Romulo Fialdini et Valentino Fialdini © Tarsila do Amaral Licenciamento e Empreendimentos S.A.

C’est aussi l’époque où l’artiste est associée au travail d’écrivains, et pas seulement brésiliens. Blaise Cendrars vient de faire un voyage au Brésil, il en rapporte des poèmes rassemblés sous le titre Feuilles de route, pour lequel Tarsila conçoit des illustrations. Pour son compagnon Oswald de Andrade, elle illustre en 1925 le recueil Pau Brasil, « bois de braise » d’où dérive le nom du Brésil, ou pernambouc, dont on tirait une teinture rouge. Le poète s’y rebelle contre l’importation obligée des modèles européens et invite les créateurs de son pays à retourner aux sources pour aboutir à un art fait d’invention et de surprise. L’exportation de l’art brésilien ne passera malheureusement pas par le ballet brésilien dont Villa-Lobos aurait dû écrire la musique et pour lequel Tarsila dessine d’étonnants costumes où on croit pouvoir lire une influence de Picasso. En 1928, Andrade lance le mouvement anthropophage (« Abaporu » en tupi-guarani), qui prône une appropriation des cultures colonisatrices pour déboucher sur une sorte de surréalisme à la mode brésilienne. Si le fameux Abaporu est absent, il est néanmoins évoqué par des dessins, dont celui qui illustre le Manifesto Antropófago, et l’on songe à nouveau à Picasso, dont l’influence est assez flagrante dans le corps disloqué comme le Catalan en peignait depuis la fin des années 1920. Cette deuxième période dans la production de Tarsila brille par son imagination débridée, avec des paysages totalement oniriques, peuplés d’un bestiaire mystérieux.

ILL. 3 Terra [Terre], 1943, huile sur toile, 61 x 81 cm, Collection particulière © Photo Marcio Rangel © Tarsila do Amaral Licenciamento e Empreendimentos S.A.

Le Krach de 1929 entraîne la ruine de Tarsila do Amaral, et un éveil de sa conscience sociale qui se traduit notamment par un voyage à Moscou. Sans qu’on puisse parler de réalisme socialiste, l’artiste s’emploie désormais à représenter des ouvriers dans un style beaucoup moins fantastique, avec des emprunts aux affichistes et aux peintres soviétiques. Si les années 1930 se font réalistes, la décennie suivante renoue avec un mode de représentation qui remet l’imagination au premier plan : les corps sont étirés, démantibulés et se confondent avec le sol sur lequel ils reposent. Après la Seconde Guerre mondiale, Tarsila do Amaral semble avoir tout à coup beaucoup plus de mal à se renouveler : elle reprend des motifs et des sujets traités dans les années 1920, produit des paysages colorés et simplifiés, comme trente ou quarante ans avant, mais plus ouvertement décoratifs, seule sa vision bleutée et quasi abstraite des grattes-ciels de la métropole laissant entrevoir une autre orientation qu’elle ne semble finalement pas avoir suivie.

Catalogue 24 x 28,8 cm, 208 pages, 160 illustrations, 40 euros, GrandPalais/Rmn Editions

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Gilberto Chateaubriand MAM Rio de Janeiro / Photo Romulo Fialdini et Valentino Fialdini © Tarsila do Amaral Licenciamento e Empreendimentos S.A.
© Photo Marcio Rangel © Tarsila do Amaral Licenciamento e Empreendimentos S.A.

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